Alors que de nombreux lieux culturels nocturnes ont récemment dû fermer à Bordeaux, on s’interroge ici sur cette raréfaction. Si les fermetures de ces bars associatifs et espaces festifs s’expliquent de diverses façons, elles témoignent d’une tendance inquiétante pour le dynamisme des nuits bordelaises.
Auteur·ices : Léa Vieilhomme & Laurent Bigarella
Crédit photos : Mathilde Rey
« C’est avec une grande tristesse que nous devons fermer nos portes. » Le 4 juillet dernier, c’est par ces quelques mots que Tapage, bar et lieu culturel bordelais ouvert à la fin de l’année 2023, annonçait sa fermeture. Le 1er septembre 2024, L’Église, autre bar associatif et « lieu de culte de la nuit bordelaise » lui emboîtait le pas par un post Instagram : « This Is The End ». Même chose du côté de la rue de Candale : le 20 mai dernier : le One Percent, lieu festif pour oiseaux de nuit publiait un communiqué pour annoncer : « C’est la fin. »
Le rôle des lieux
Le dynamisme de la scène musicale électronique bordelaise n’est plus à démontrer. Collectifs, labels, festivals, médias : ils et elles sont nombreux à rythmer les nuits (et les journées) en ville, grâce à leurs événements. Mais si l’offre diurne s’est particulièrement développée ces dernières années (on pense aux multiples formats open airs organisés un peu partout d’avril à octobre par une ribambelle de collectifs), la place de l’offre nocturne s’est elle considérablement amenuisée.
Le rôle joué par ces lieux dans la constitution de communautés et le dynamisme d’une scène est pourtant particulièrement important. De tels espaces contribuent au développement de nouveaux profils artistiques. Ils réunissent en effet les DJs d’une scène locale et peuvent parfois leur servir de tremplin. Ce sont également des plateformes pour des collectifs en recherche de terrains d’expression pour tester leurs formats événementiels, via par exemple des résidences.
La fermeture progressive de nombreux lieux alternatifs ces dernières années a drastiquement réduit la pluralité des endroits pour faire des concerts.
OUTRAGE!
« J’y ai vécu mes premières soirées Bordelle ! C’est avec les prémices des Bals Queer de la Bordelle que je me suis dit qu’il y avait du mouvement dans ma communauté. Du mouvement vers une fête consciente, éclectique, décomplexée, soucieuse d’un besoin de diversité en tous points, et tout simplement queer ! » nous indiquait par exemple Andrea Liqueer de Maison Éclose à propos du VOID, quelques jours après la fermeture de ce lieu iconique, en 2020. Les plus jeunes collectifs craignent ce phénomène de diminution de l’offre d’espaces : « La fermeture progressive de nombreux lieux alternatifs ces dernières années a drastiquement réduit la pluralité des endroits pour faire des concerts. » nous confiait OUTRAGE! récemment.
Dès lors, la raréfaction de tels endroits à Bordeaux fait-elle peser un risque sur le développement de la scène musicale (notamment électronique) locale ? Quid des publics bordelais en recherche d’espaces de rencontres et de fêtes nocturnes ? Une telle diminution de l’offre culturelle de nuit peut-elle nuire sur le long terme à l’image de Bordeaux auprès des plus jeunes ? Et quel rôle peuvent jouer les autorités publiques dans la préservation des ces lieux ?
Dynamique des fermetures d’espaces nocturnes bordelais
Si l’année 2024 semble particulièrement douloureuse pour les afficionados de la fête à Bordeaux (avec entre autre l’arrêt annoncé du One Percent, de L’Église et de Tapage), la dynamique d’extinction des voix nocturnes est plus ancienne en ville. Si les raisons de telles fermetures sont souvent différentes (et inhérentes à la vie de n’importe quelle ville), quelques points communs existent.
Qu’on pense au 4 Sans (fermé en 2011), au Bootleg (en 2017) au VOID (en 2020) ; ces lieux ont rythmé les nuits d’un bon nombre de personnes à Bordeaux. Fermé pour cause de projets immobiliers pour certains, suite à une décision judiciaire faisant suite à un conflit avec leur propriétaire ou pour raisons financières post-COVID pour d’autres, les raisons poussant de tels établissements à mettre la clé sous la porte sont variées.
Dans certains cas, ces fermetures n’exonèrent pas leurs directions de toute forme de responsabilité, et peuvent aussi révéler des problèmes de gestion. Malgré tout, quelles qu’en soient les raisons, elles témoignent d’une évolution inquiétante pour l’élan culturel de la ville.
Anatomie de plusieurs fermetures
En 2024, les raisons des fermetures de lieux sont plus claires. La plupart font suite à l’adoption d’un arrêté préfectoral daté du 24 mai 2023 interdisant aux établissements associatifs la vente d’alcool après 2 heures du matin. Une façon indirecte d’éteindre ces lieux, privés de leur principale ressource économique. Pointé du doigt par de nombreux et nombreuses acteur·ices du monde de la nuit comme responsable de leur malheur, cet arrêté est considéré par certain·es comme un arrêt de mort pour leurs lieux, bars et espaces festifs.
Pourquoi ne pas trouver des solutions avant de nous condamner ?
Collectif associations Gironde
La préfecture* n’a vraisemblablement pas répondu à la tentative de dialogue initiée par le Collectif associations Gironde. Ayant réuni des dizaines de bars associatifs de la ville, celui-ci entendait ouvrir une discussion avec le préfet pour trouver une porte de sortie face à ce qui est perçu comme une véritable condamnation. Une pétition lancée en mai 2023 l’exprimait ainsi : « Ils savent que nous allons mourir, c’est contre nous, pourquoi pas 3h du matin ? Pourquoi autoriser l’alcool fort ? Pourquoi les boîtes de nuits oui et pas nous ? Pourquoi bloquer la jeunesse à se diversifier ? Pourquoi ne pas en avoir discuté avant, que l’on puisse se retourner ? Pourquoi ne pas trouver des solutions avant de nous condamner ? »
Au-delà d’arrêtés préfectoraux, les fermetures peuvent également découler de problèmes de voisinage et de gestion. C’est ce qui semble avoir été le cas concernant Tapage, bar artistique et musical qui ouvrait ses portes en plein centre-ville aux adeptes de DJ sets jusqu’à deux heures du matin, offrant un terrain de jeu d’entre-deux, pré-club. L’équipe du projet explique sur les réseaux que la fermeture est « le fruit d’un désaccord juridique et administratif avec la ville de Bordeaux ». Les problèmes de nuisances sonores vis-à-vis du voisinage sont vraisemblablement à prendre en compte dans la décision, bien que le manque de Licence IV du lieu (qui opérait pourtant comme s’il en avait une) aura fini de le condamner. Une telle relation conflictuelle avec son environnement proche semble également à l’origine de la fermeture du One Percent qui évoque une situation tendue avec ses voisins, ainsi que des « procédures administratives » continues depuis deux ans. Malgré la fermeture annoncée du lieu depuis plusieurs semaines, le lieu semble malgré tout toujours actif.
En octobre dernier, un autre lieu des soirées bordelaises avait lui aussi annoncé sa fermeture prochaine : La Plage. Là encore, les raisons évoquées sont diverses. Si les « galères administratives » post-COVID sont mentionnées, ainsi qu’une fatigue générale du directeur de la discothèque, Patrick Lalanne, la fin de cette institution des fêtes à Bordeaux (qu’on apprécie ou pas l’établissement) s’inscrit dans un contexte global inquiétant pour la vie nocturne locale.
Difficultés structurelles, changements de pratiques
Autre élément à prendre en compte dans la diminution d’espaces culturels nocturnes ; la précarité structurelle d’un certain nombre de ces projets. Montées par des équipes parfois bénévoles, ces initiatives se heurtent à la difficulté d’opérer dans un contexte de hausse généralisée des coûts (d’énergie, de loyers, etc.). C’est ce que nous expliquait Maxime Bur du collectif L’Astrodøme dans un entretien : « Tenir un lieu culturel est compliqué en soi. Ça demande beaucoup d’énergie, sur des modèles économiques qui ne tiennent souvent qu’à la passion, et très peu à la rentabilité. Pour tenir, il faut constamment trouver des systèmes D et des aides. Il y a par ailleurs de moins en moins d’aides ».
La « génération indoor » se détourne des boîtes de nuit.
Le Monde
En parallèle, on peut noter des changements d’habitudes et de pratiques chez les plus jeunes qui semblent bouder de plus en plus le terrain de la nuit. C’est ce que révélait un rapport réalisé par la plateforme anglaise Keep Hush en 2022. Intitulé U Going Out, celui-ci révèle que les « millennials et la génération Z » apprécient de moins en moins la culture club. Une évolution des pratiques sans doute pas déconnectée d’une diminution globale du pouvoir d’achat des plus jeunes. De quoi faire dire au quotidien Le Monde que « La « génération indoor » se détourne des boîtes de nuit ». Et plus récemment au média britannique The Guardian que « 15h00 est le nouveau 19h00 ». Face à ces changements de pratiques et à la difficulté de gérer des établissements culturels nocturnes, on comprend que mener à bien un projet de lieu culturel la nuit n’est pas un chemin de tout repos.
Ce qu’il reste des dancefloors bordelais
Face à ces nombreuses fermetures, que reste-t-il pour animer les nuits bordelaises ? Au-delà des bars associatifs qui tels des dominos tombent les uns après les autres, les clubs apparaissent-ils comme une alternative pour les personnes en quête de dancefloors nocturnes ? Après l’incendie ayant rayé le Hangar FL de la carte à l’été 2023, la situation n’est pas non plus réjouissante de ce côté-là non plus. Reste entre autre l’Entrepôt, géré par la même équipe que le Hangar FL, ou l’Espace DS, devenu un garage à soirées de collectifs, qui s’enchaînent les unes après les autres.
Au Bassins à Flot, l’IBOAT lutte lui aussi pour sa survie. Ayant fêté ses 13 ans les 27 et 28 septembre dernier, le navire traverse une tempête dont il semble sortir depuis quelques jours. Miné selon Actu Bordeaux par « la période post-Covid où la fréquentation était en baisse », le club est dans une situation économique préoccupante. Après avoir été placé en redressement judiciaire et jugé par le tribunal de commerce début décembre 2024, le club est sorti d’affaire et s’apprête à commencer « une nouvelle vie ».
Dans cette période complexe, le célèbre bateau électronique bordelais avait notamment entrepris un vaste plan d’action, incluant des opérations de communication pour sensibiliser son public intitulée SOS IBOAT en Danger : « Soutenir = venir, venir = soutenir ». La fermeture de cet opérateur culturel aurait été un véritable coup de secousse pour de nombreux·ses artistes et collectifs qui y ont trouvé depuis maintenant 13 ans un lieu d’accueil et d’expression.
Quel avenir pour les nuits à Bordeaux ?
Dans ce contexte, la ville de Bordeaux** essaie tant bien que mal de trouver des solutions pour contenter les acteur·ices de la fête et de la nuit au niveau local. Pour la partie événementielle, on l’aura compris, son choix se porte sur l’affectation d’espaces dédiés à des collectifs sur des périodes diurnes.
Dans un autre registre, dans un esprit de dialogue, elle a lancé en 2017 le projet Bordeaux la nuit qui se matérialise en un Conseil de la nuit. Ce Conseil à pour objectif d’initier une discussion autour de la vie nocturne, de la tranquillité ou bien des usagers de la nuit, avec les différent·s élu·es et acteur·ices concerné·es. Un label a parallèlement été expérimenté, « visant à coresponsabiliser les acteurs culturels et festifs nocturnes (bars, cafés concerts, salles de musique, festivals, grands événements récurrents…) autour de la santé, la médiation, la pédagogie et l’entraide ».
D’autres villes européennes mettent en place des initiatives pour valoriser et sécuriser le monde de la nuit. À Bruxelles, un conseil de nuit a été créé pour harmoniser les pratiques nocturnes. En 2021, la ville de Bologne en a aussi instauré un. Avec, en plus, un maire adjoint spécialisé dans les problématiques liées à ces enjeux. Les maires de nuit apparaissent également comme une solution pour engager un processus de médiation entre les décideur·euses politiques et le secteur culturel nocturne. Ce fut le cas à Amsterdam, Toulouse ou Londres.
Les nuits sont-elles condamnées à Bordeaux ? Si quelques lumières s’allument, laissant présager quelques bonnes nouvelles (c’est le cas avec l’ouverture récente d’un nouveau club en ville, VILLAGE 59, localisé dans le quartier des Chartrons), ou l’activisme de certains lieux alternatifs comme le Café pompier, difficile de se réjouir de la dynamique en cours. Les fermetures de lieux s’enchaînent, confirmant peu à peu le statut de « ville-musée » de Bordeaux. Celui d’une ville gentrifiée, devenu très (trop ?) sage.
*Contactée pour cet article, la préfecture de la Gironde n’a pas répondu à notre sollicitation.
**Contactée pour cet article via un de ses conseillers municipaux, la mairie de Bordeaux n’a pas répondu à notre sollicitation.