Depuis presque un an, le collectif OUTRAGE! organise des « contre-concerts » à Bordeaux. Avec pour objectif d’œuvrer à une meilleure représentation de groupes ou d’artistes féminines et LGBTQIA+, Julie et Hortense sont parties du constat du « manque cruel de diversité de la scène rock bordelaise ». Entretien avec les deux promotrices pour évoquer le rôle des programmateur·ices d’événements, l’importance de construire des espaces festifs plus « safe », leurs allié·es dans cette démarche et leur prochaine date au Krakatoa le 27 septembre prochain.
Le Type : Salut OUTRAGE!, merci de répondre à nos questions ! Vous vous décrivez comme une association organisatrice de « contre-concerts ». Qu’entendez-vous par là ?
OUTRAGE! : En utilisant le terme de « contre-concerts », on voulait d’une certaine manière se distancer des concerts de rock habituels. On était – et on l’est toujours – frustrées par le manque de programmation de groupes et d’artistes féminines et LGBTQIA+ dans les concerts de rock à Bordeaux. On avait envie de dénoncer une espèce d’entre-soi masculin qui perdure (de manière inconsciente ou non) au sein de la scène musicale.
Via OUTRAGE! on souhaite soutenir les groupes ainsi que les artistes féminines et LGBTQIA+, en leur donnant un espace pour s’exprimer et les encourager à investir les scènes. On veut montrer à ces groupes et artistes qu’ils et elles ont toute leur place dans nos programmations.
En créant l’association, on a également voulu se réapproprier un espace où l’on se sentait parfois à l’écart en tant que spectatrices et qui ne nous ressemblait pas totalement. On a eu pas mal de mauvaises expériences et déceptions lors de concerts de rock notamment. On s’est souvent retrouvées mal à l’aise ou à se demander ce qu’on faisait là. Et ce entre autres à cause de comportements violents et sexistes, de plateaux 100% masculins, de fosses accaparées par des hommes (parfois tactiles, omniprésents et alcoolisés)… Plein de choses qui te bannissent au fond de la salle et qui te renvoient à la figure que tu n’es pas le ou la a bienvenu·e.
Vous partez donc du constat « du manque cruel de diversité de la scène rock bordelaise » : à quel niveau faîtes-vous cette observation ?
Cela fait quelques années qu’on est à Bordeaux maintenant. Et, ayant déjà organisé des concerts et fait partie de projets culturels et associatifs, on s’est rendu compte qu’il y avait un manque de place laissé aux femmes et LGBTQIA+ dans le milieu alternatif. Que ce soit sur scène, dans le public ou à la technique… On organise des concerts pour pallier – à notre échelle – à ce déséquilibre et proposer une programmation qui nous ressemble et avec des artistes et groupes dont la musique et les récits nous touchent.
On s’est aperçu qu’il y avait aussi parfois un manque de prise de position sur les questions de représentation et de visibilité sur scène. Cela concerne également les différentes formes de violences qui peuvent avoir lieu dans ces espaces.
On reste quand même optimiste car il y a de plus en plus d’initiatives, de programmateur·ices et d’associations qui veulent faire bouger les choses. Mais on n’y est pas encore… Lorsqu’on regarde et qu’on s’intéresse aux programmations des salles, festivals etc., on se rend compte qu’il n’y a parfois que des groupes masculins. Ou, dans le meilleur des cas, un ou deux groupes avec des musiciennes.
Ce constat est-il observable auprès d’autres scènes musicales que celle du rock, selon vous ?
Oui, malheureusement ! C’est un constat qui peut se faire dans toutes les scènes. On a lu pas mal de témoignages de groupes et d’artistes qui, peu importe la scène musicale dans laquelle ils ou elles évoluent, se retrouvent invisibilisé·es, sous-représenté·es et mis·es au second plan.
En 2019, en France, 86% des artistes et groupes programmés dans les festivals étaient masculins.
OUTRAGE! (citant des chiffres du CNM)
Les chiffres qui reviennent souvent sur la table, mais qui sont très représentatifs et significatifs, sont ceux issus du dernier rapport du CNM (le Centre National de la Musique, ndlr) sur l’état des lieux de la présence des femmes dans la filière musicale. En 2019, en France, 86% des artistes et groupes programmés dans les festivals étaient masculins. Hors festivals, la présence de femmes « leaders » sur scène est de 17%, contre 62% d’hommes.
Quel rôle selon vous peuvent ou doivent jouer les organisateur·ices d’événements face à ces déséquilibres de représentation ? Et comment peuvent-ils ou elles agir ?
On a récemment lu un texte de François Salvador (bookeur·se pour La Bagarre à Paris) qui nous a pas mal interpellées dans lequel est indiqué : « Le choix des groupes que l’on invite est primordial et c’est là où le militantisme peut s’écrire. À travers la programmation de nos concerts, c’est un reflet de la société que nous offrons ». En tant qu’organisateur·ices, c’est notre rôle de défendre une programmation inclusive, originale et en mettant en avant des récits souvent ignorés par la société.
Avec OUTRAGE!, on veut vraiment sensibiliser les programmateur·ices de lieux et d’associations d’organisation de concerts, et montrer qu’il y a beaucoup d’artistes ou de groupes féminins et LGBTQIA+ à soutenir et à faire jouer. On entend beaucoup de réflexions du type « on ne trouve pas de groupes avec des meufs » ou « on ne reçoit pas de propositions de leur part ». Pour nous, ce sont vraiment des excuses et un manque d’intérêt qui perpétuent un boys club. Les organisateur·ices ne doivent plus se cacher derrière ce genre de discours. Depuis la création de notre asso, on a reçu beaucoup de messages de groupes qui ne demandent qu’à jouer ! Ces groupes existent, il suffit de s’y intéresser et de les écouter.
Pour pallier le manque de représentation sur scène, on conseille de faire un véritable travail de recherche et d’écoute, de se rapprocher d’associations, de labels, de bookeur·ses engagé·es, féministes et LGBTQIA+, de s’intéresser aux programmations d’autres lieux, de se renseigner auprès des médias et prescripteur·ices de la scène musicale qui mettent en avant des artistes, groupes féminins et queers …
Les organisateur·ices peuvent aussi prendre des positions claires et interpeller les autres acteur·ices du secteur. On pense qu’ils ou elles ne doivent pas compenser à eux ou elles seul·es les inégalités et le manque de représentation qui sont aussi présents au niveau de la création, de l’accompagnement vers la professionnalisation, de la production ou encore de l’apprentissage des instruments.
Y-a-t-il d’autres collectifs, au niveau local ou ailleurs, qui s’investissent sur ces questions ?
Il y a beaucoup de collectifs et d’initiatives qui ont vu le jour ces dernières années, c’est très encourageant et inspirant. En local, on pense au collectif Medusyne qui fait depuis plusieurs années un travail énorme et nécessaire pour plus de représentation des femmes et minorités de genre, notamment sur les scènes hip-hop, rap, électro. On pense aussi à l’association et collectif d’artistes Médusé·e·s, au festival Festiqueer, LaDIY*Fest, le collectif Rage, le WOW festival…
Au niveau national, More Women on Stage développe beaucoup d’actions pour visibiliser et accompagner les musicien·nes, technicien·nes et acteur·ices du secteur, notamment en organisant des festivals, des masterclass et des tables rondes. Il y a plein d’autres associations et initiatives qui nous inspirent, comme Salut Les Zikettes, Sironastra, Les Murènes, Radio Tempête, Écoute Meuf, Salut Les Baguettes, Lorsque les Volcans Dorment, le label Cartelle, le podcast Heavystérique, Doxa Esta, Ces filles qui font du bruit, Go Girls, Louder, La Petite… Il y a aussi des prises de paroles d’artistes et de groupes, comme The Psychotic Monks, qui ont pas mal marqué et guidé le développement de notre asso.
Une autre question qui vous tient à cœur, est celle de rendre vos événements accessibles et les plus « safe » possible. Quels outils peuvent être mis en place pour assurer un tel cadre ?
Notre rôle en tant qu’organisateur·ices de concerts est de se positionner et de prendre la parole au sujet des comportements violents, LGBTQphobes, racistes et sexistes qui peuvent avoir lieu lors d’évènements et même en interne dans les organisations. Il faut en parler, ne pas minimiser ou banaliser ces violences, prendre le temps d’écouter les personnes concernées et sans cesse se remettre en question. Garantir un espace totalement safe n’est jamais acquis. C’est une responsabilité qui doit être collective : organisateur·ices, artistes, équipes techniques et spectateur·ices. Tout le monde a un rôle à jouer pour garantir un espace où chacun·e puisse se sentir bien et respecté·es.
Il existe plusieurs associations et organisations qui font un travail important de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la musique et de la fête, comme Consentis et Act Right par exemple. Ces associations proposent énormément de ressources, des matériels de prévention (affiches, flyers), mais aussi des formations à destination des organisateur·ices pour savoir comment réagir et agir lors de débordements et dans le cas de harcèlements ou d’agressions.
Des actions concrètes peuvent être mises en place comme créer une charte interne à destination des équipes et une charte externe à destination du public et des artistes, sensibiliser le public avec un affichage de prévention lors des concerts, proposer des membres de l’organisation comme personnes ressources si une personne ne se sent pas à l’aise ou est victime de violences…
Depuis que vous vous êtes lancées, quels bilans et enseignements tirez-vous de votre implication au sein du paysage musical local ?
Cela fait bientôt un an qu’on organise des concerts et on est très contentes de l’accueil qu’on a reçu ! Des lieux et associations nous ont ouvert leurs portes très rapidement et ont vraiment montré un intérêt pour ce que l’on défend. C’est super encourageant. On pense notamment au Grizzly Pub où on a pu organiser notre première date, mais aussi à toute l’équipe de l’IBOAT qui nous a accueilli et qui nous a fait confiance pour notre deuxième date ! Aussi, on a pu collaborer avec d’autres assos bordelaises comme Sonatik et Dédale. On retient de ces collaborations beaucoup d’entraide et de soutien. Sur nos prochaines dates, on va collaborer avec le Krakatoa et la Fabrique Pola, on a hâte !
Organiser des concerts nous a aussi permis de connaître de plus en plus de groupes, de musicien·nes, de bookeur·ses, d’autres orgas, et de nous créer un réseau de personnes bienveillantes, actives et déterminées à faire bouger les choses dans le milieu rock indé.
On a également un souvenir très fort de notre première date où l’on a fait jouer les bordelaises NaNa Sapritch et les parisiennes Aqua Tofana. On ne pensait pas qu’autant de monde se déplacerait et on a été très touchées par les retours des groupes et du public. Jamais on n’avait vu autant de meufs et queers à un concert de rock, ça nous a vraiment motivées pour la suite.
La fermeture progressive de nombreux lieux alternatifs ces dernières années a drastiquement réduit la pluralité des endroits pour faire des concerts.
OUTRAGE!
En ce qui concerne les défis rencontrés, on a parfois du mal à trouver de nouveaux lieux pour y organiser des concerts. La fermeture progressive de nombreux lieux alternatifs ces dernières années a drastiquement réduit la pluralité des endroits pour faire des concerts. Aussi, notre engagement en faveur d’événements plus inclusifs et safe est incompatible avec certains lieux pour qui ces questions ne sont pas une priorité. Avec le temps, on espère voir plus de lieux dont nous partageons les valeurs fleurir.
Pouvez-vous nous parler de votre prochain événement qui aura lieu au Krakatoa à la fin du mois de septembre ?
Le 27 septembre prochain, on co-organise avec le Krakatoa et More Women on Stage une soirée sous le signe de la visibilité des musicien·nes (femmes et minorités de genre) sur scène, avec une affiche dont on est fières : Fishtalk, Okali et Maddy Street !
Au programme : un plateau shoegaze-noise à la fois onirique et nerveux avec Fishtalk (pour les fans de Gilla Band, Arca et The Psychotic Monks), afro-trip hop aux mélodies puissantes et saisissantes avec Okali (pour les fans de Björk, Florence + The Machine et Gustav Klimt), et rap-pop-rock qui invite au lâcher-prise avec Maddy Street (pour les fans de Little Simz, Olivia Rodrigo et de roller derby).
Cette soirée s’inscrit aussi dans une démarche de soutien et de visibilité des projets musicaux portés par des femmes et minorités de genre. C’est pourquoi, en amont des concerts (toujours en collaboration avec le Krakatoa et More Women on Stage), on organise une masterclass (gratuite) sur la composition musicale avec Margot Oger (co-fondatrice du label Cartelle et membre de Salut Les Zikettes) et une table ronde (gratuite) sur la professionnalisation des musicien·nes animée par More Women on Stage. On est super contentes de pouvoir proposer des temps de rencontres et d’échanges comme ceux-là. On remercie vraiment le Krakatoa et More Women on Stage pour leur confiance ! Pour patienter jusqu’au 27 septembre, on a préparé une playlist qui réunit les artistes programmé·es pour la soirée ainsi que d’autres artistes qu’on apprécie !