Coup de projecteur sur les acteurs et actrices qui constituent la « scène » électronique bordelaise. Artistes, collectifs, labels, festivals, lieux, médias, disquaires : à Bordeaux, ils sont nombreux à composer cet écosystème artistique. Entre prédominance des collectifs, renouveau de la production et rôle structurant de certains acteurs émergents, la ville a tout pour occuper une place de choix sur la carte des musiques électroniques hexagonales.
N.B. : malgré sa longueur, cet article ne prétend pas à l’exhaustivité.
Crédit photo : Miléna Delorme (8 ans de L’Orangeade)
Comment définir une « scène » ? Concept utile pour regrouper artistes et acteur·ices d’une même sphère culturelle, la notion permet de comprendre les interrelations et interactions à l’œuvre au sein d’un territoire – on parle alors de « scène locale » – ou d’une même pratique artistique – « scène musicale » ou « scène jazz » par exemple. Concernant les musiques électroniques à Bordeaux, « la scène » peut donc s’appréhender comme l’écosystème d’acteur·ices, d’artistes et de structures qui s’animent pour faire vivre ces cultures à l’échelle locale.
Labels, clubs, festivals, médias, collectifs, radios… En quelques années, ces acteur·ices se sont largement développé·es, et participent d’une émulation collective à-même de faire rayonner Bordeaux sur le plan des musiques électroniques. Au point de faire de la capitale girondine un haut lieu des cultures électroniques hexagonales ?
Terrain de jeu pour collectifs
Été 2019. Quelques mois avant le début d’une pandémie qui allait durablement impacter le paysage musical local, Bordeaux vibre à coup des systèmes-sons posés aux quatre coins de la ville par les collectifs du coin. Les fêtes open air se multiplient, s’institutionnalisent même. C’est simple : pas un seul week-end estival ne se déroule sans l’organisation de telles festivités diurnes. Quais de la rive droite, Vivres de l’Art, jardins municipaux, Square Dom Bedos… Toute la ville est investie par différents promoteurs, de L’Orangeade à Bordeaux Open Air, Banzaï Lab ou tplt qui met en place alors Le Verger Grand Format.
Plusieurs confinements plus tard, la reprise événementielle confirme cette tendance : les collectifs règnent à Bordeaux, et imposent leur tempo. L’été 2021 l’a confirmé, avec là encore un grand nombre d’événements open air, portés par des collectifs, tels que L’Orangeade avec Sacré Boucan ou Fimeb avec son événement Isulia. Pour l’été 2022, c’est vraisemblablement la même dynamique qui va s’instaurer. Et saturer l’offre ? C’est ce que craignent certain·es opérateur·ices de la scène, qui ont notamment pu assister à une réunion organisée par la Mairie en début d’année, et où les collectifs se voyaient attribuer des dates sur le calendrier. « C’est simple, chaque collectif veut faire son festival cette année à Bordeaux ! » nous confiait une personne ayant eu des échos de ce temps d’échange.
Aujourd’hui, ce sont ces collectifs qui, en constituant des communautés importantes au niveau local, parviennent à mobiliser des publics. En ce sens, ils deviennent des acteurs incontournables pour les autres parties prenantes de la scène bordelaise, à commencer par les clubs, qui leur confient des résidences, à l’image du Hangar FL ou de l’IBOAT, comme nous le confiait le programmateur du club, Thibault Laporte. Celui-ci offre de nombreuses cartes blanches à des collectifs tels que Les Viatiques, Hill Billy, tplt, SUPER Daronne ou encore Fugitiv’ avec son projet trance Kinesia.
À Bordeaux, ce sont par ailleurs ces mêmes collectifs qui sont souvent à l’initiative de nouveaux projets à-même de dynamiser la ville et ses alentours. C’est le cas de tplt et de son festival tplt vision dont la première édition s’est tenue en septembre dernier. Son initiateur, Thibault Perceval, l’envisage comme un « bon moyen de s’exprimer sur une direction artistique large, pour mélanger les courants électroniques, faire plusieurs ponts sur plusieurs couleurs musicales. Avec toujours l’envie de mettre en avant la scène locale, dans le cadre d’un événement à même de rayonner à l’échelle nationale voire internationale. »
Plusieurs crews bordelais sont dans la même démarche, avec des ambitions plus ou moins de même dimension. Cela est un autre indicateur de la bonne santé de la scène.
Romain (Les Viatiques)
Le collectif Les Viatiques lance lui aussi son projet de festival en 2022, le Viatica Esperit Festival : « pendant 3 jours dans un endroit idyllique du Sud de la France ». Romain, l’une des têtes pensantes du projet explique que son collectif a « acquis l’expérience nécessaire à la réalisation de cet exercice. On va inviter des artistes bordelais auprès d’autres valeurs montantes nationales et européennes pour faire rayonner artistiquement ces artistes » Pour lui, cette initiative n’est pas la seule à Bordeaux, où il constate que « plusieurs crews sont dans la même démarche, avec des ambitions plus ou moins de même dimension. Cela est un autre indicateur de la bonne santé de la scène. » Même chose pour SUPER Daronne qui a initié son SUPERCAMP à l’été 2020 et dont la troisième édition est prévue pour septembre 2022.
Il est de plus en plus fréquent que ce ne soient plus les DJs qui apparaissent en gros sur les line-up, mais plutôt les organisateurs de l’événement, car ce sont eux qui mobilisent le public.
Laroze
Une « prise de pouvoir des collectifs » pour reprendre les mots de l’ancien programmateur club de l’IBOAT, Florian Levrey, qui n’est pas sans soulever certaines questions auprès de certain·es artistes ou d’entités plus émergentes. Concernant l’investissement de l’espace public, le collectif Hill Billy qui a fêté cette année ces 4 ans remarque de son côté que « ce sont toujours les trois ou quatre mêmes entités qui ont toujours accès aux espaces en priorité, et qui bénéficient aussi très souvent de subventions importantes pour produire leurs événements, le tout alloué par les élus… ». Son de cloche un peu similaire du côté du DJ et producteur Laroze qui explique « qu’aujourd’hui les collectifs ont logiquement pris le monopole de la scène. Il est de plus en plus fréquent que ce ne soient plus les DJs qui apparaissent en gros sur les line-up, mais plutôt les organisateurs de l’événement, car ce sont eux qui mobilisent le public. »
Les nouveaux crews du cru
Certains acteurs historiques s’ancrent durablement dans ce paysage électronique local : tplt qui soufflera sa dixième bougie en 2023, L’Orangeade qui a fêté cette année ses 8 ans, Amplitudes ses 5 ans, Les Viatiques, Crème Fraîche, Demain Kollectiv, Hill Billy, Canal113 et bien d’autres. On constate par ailleurs un certain renouvellement des collectifs de la scène électronique bordelaise, et l’arrivée de nouveaux crews en ville. Une nouvelle génération notamment formée avant l’épidémie (voire juste après) et qui s’est retrouvée privée de tout espace d’expression pendant quasiment deux ans. Regroupant des communautés importantes, certains d’entre eux ont malgré tout pu continuer d’opérer en 2020 et 2021.
Marée Basse, Fugitiv’, Molécule, Mates, Distill, Vice City, Raeve, Rumble, Nuit Chromée… Plus ou moins émergents, ces collectifs incarnent une forme de renouveau pour la scène bordelaise. Défricheurs, sortant des cadres traditionnels de la fête, certains n’hésitent pas à explorer de nouveaux espaces festifs, comme Fugitiv’ le confiait dans le deuxième numéro de notre revue Akki : « Si la culture officielle ne nous fait pas de place, nous développerons nos propres espaces. »
L’IBOAT veut devenir un lieu d’accompagnement afin de tendre vers une scène électronique locale plus paritaire et inclusive.
Marie Boidron (IBOAT)
Dans cette myriade de collectifs constituant une bonne partie de ce qu’est la scène bordelaise en 2022, on peut regretter une représentation trop déséquilibrée dès lors qu’on regarde les équipes derrière chaque entité – hormis quelques exceptions comme Demain Kollectiv ou du plus jeune projet BLIND. Des initiatives vont néanmoins dans le bon sens, comme du côté de l’IBOAT qui a annoncé le lancement de formations pour former des femmes DJs, en partenariat avec Move UR Gambettes et Act Right. Marie Boidron, chargée de communication du club bordelais et investie pour le lancement du programme à Bordeaux explique cette volonté de l’IBOAT : « Comme tous les secteurs artistiques, les musiques électroniques sont traversées d’inégalités et de biais. Les femmes y sont moins représentées, et plusieurs études révèlent les écarts de programmation femmes-hommes dans la plupart des événements électroniques. »
Dès lors, les formations Move Ur Gambettes (également mises en œuvre dans d’autres villes comme à Lyon par exemple) apparaissent comme l’un des moyens de « favoriser l’inclusion et une meilleure représentation des femmes et minorités de genres dans nos événements » poursuit Marie. Elle complète : « Nos objectifs sont que ces femmes puissent se perfectionner dans leur technique, développer leur projet artistique, gagner en confiance en elles, se créer un réseau bienveillant, s’approprier les enjeux qui gravitent autour du djing et faire leurs premières scènes. » Un moyen pour l’IBOAT d’agir durablement sur le paysage électronique bordelais, en devenant « un lieu d’accompagnement afin de tendre vers une scène électronique locale plus paritaire et inclusive. »
La scène électronique queer locale est elle aussi en émulation, avec l’apparition d’un certain nombre d’acteur·ices qui s’engagent pour une meilleure visibilité des communautés LGBTQIA+ à Bordeaux, à l’image de Maison Éclose, Cave à Kings ou Bordelle. Plus récemment, un nouveau collectif est d’ailleurs apparu, faisant le pont entre ces communautés : La Sueur. Avec, en quelques mois, un véritable engouement né de ce projet qui entend défendre une vision de la « fête vibrante et libérée ».
Il y a suffisamment de week-end dans l’année pour échanger entre collectifs et créer des synergies.
Thibault Perceval (tplt)
Cette diversité et multiplicité de collectifs pose parfois question quant aux synergies et aux liens qui unissent ces acteurs entre eux. Par le passé, certaines pratiques ont en effet pu laisser penser à des mésententes, à un manque de communication entre ces entités. Pour répondre en partie à cette problématique, un agenda entre promoteur existe, lancé sous forme de groupe Facebook en 2016 par Thibault Perceval, directeur du collectif tplt. « C’était important de pouvoir créer ce groupe pour pouvoir discuter entre promoteurs, pour ne pas se marcher dessus. Il y a suffisamment de week-end dans l’année pour échanger et créer des synergies » explique-t-il.
Aujourd’hui, les choses semblent aller mieux, ce que nous confirmait le collectif Les Viatiques à l’occasion de l’organisation en mars dernier du Bordeaux Electronic Week-End. Une union inédite entre 4 collectifs locaux (Distill, Bruit Rose, Mates et Les Viatiques) pour proposer un parcours de diverses étapes lors d’un week-end : « La scène à Bordeaux est tellement plus vivante qu’il y a 5 ans qu’il est primordial de ne pas reproduire les erreurs passées. Le COVID a condensé beaucoup d’événements au printemps, et on s’est rendus compte le samedi 19 mars que plusieurs collectifs proches avaient prévu d’organiser un événement. Alors quoi de mieux que se fédérer pour proposer un marathon de la fête, dont l’écho dépasse forcément celui qu’on aurait pu avoir chacun de nos côtés. »
Pour développer la scène bordelaise ce genre d’initiative d’union est importante pour tisser un maillage dans lequel tout le monde s’y retrouve.
Distill
Un sentiment partagé par Distill, également impliqué sur l’organisation de ce premier BEW : « On s’est accordés pour créer une communication commune qui a profité à l’ensemble des évènements. Je pense que pour développer la scène bordelaise ce genre d’initiative est importante pour tisser un maillage dans lequel tout le monde s’y retrouve. » Le collectif Fugitiv’ confirme aussi cette tendance d’un climat apaisé et sain entre acteurs de la scène : « La cohésion est belle à voir. Il y a énormément de collabs’, les crews invitent les résidents des autres, des collectifs fusionnent pour ne faire plus qu’un… »
Productrices et producteurs, rôles moteurs
Parallèlement à cette émulation portée par les collectifs locaux, il convient également de s’interroger sur l’état de la production au niveau local, avec celles et ceux qui forgent l’identité sonore de Bordeaux. Maillon essentiel d’une scène, les producteur·ices jouent un rôle déterminant dans l’identification d’une ville par des pairs. À ce titre, ils ou elles influencent le rayonnement de leur scène. À Bordeaux, force est de constater une présence assez faible de ces dernier·es par le passé, ce qui fit par exemple dire à l’artiste lyonnais Tushen Raï co-fondateur du label Hard Fist de passage à l’IBOAT en 2019 : « On sent beaucoup de passion à Bordeaux, mais il manque peut-être des noms d’artistes qui résonnent, des producteur·ices. Il y en a sans doute plein de gens talentueux, mais ils ou elles ne font pas de disques, il n’y a pas de « premiere » (morceaux qui sortent avant leur sortie officielle sur Soundcloud par exemple, ndlr). C’est comme ça que je m’informe et que je découvre des nouveaux noms d’artistes ! ».
Qui va remplir les clés USB des DJs ?
Laroze
De son côté, l’artiste Laroze soulève le manque de reconnaissance accordé aux producteur·ices à Bordeaux, lui qui est l’un des rares producteurs de musiques électroniques bordelais qui a déjà signé sur plusieurs labels nationaux et européens, comme D.KO Records, l’écurie autrichienne RTCT.records, Let’s Play House, Dance Around 88 ou Flux Records. « Les organisateurs ne font plus de la partie « production » une priorité pour leurs choix artistiques. Est-ce que cela est un mal ? Pour le public, je ne sais pas. Pour les producteurs, ça, j’en suis sûr. Ils ont été privés de revenus à l’arrivée du MP3 dans les années 2000, et aujourd’hui, ils doivent partager leur seule source de revenus (les gigs) avec un nombre grandissant de DJs non-producteurs. Ils ne se sentent pas encouragés dans leur travail de prod, et cela pourrait en démotiver plus d’un à continuer. Mais qui va remplir les clés USB des DJs du coup ? ». D’autres artistes à Bordeaux sont malgré tout acteurs de cette dynamique depuis plusieurs années, comme par exemple Djedjotronic, figure du label Boysnoize Records, Jus Jam, Memory Scale ou encore Lilith, Porteix, Acouphènes ou AD†AM sur des sonorités plus techno.
Depuis quelques années, un air neuf semble souffler sur cette question de la production locale, avec une nouvelle vague d’artistes de la scène électronique bordelaise. L’année 2021 en a notamment été témoin, en partie cristallisé par un projet de triple compilation portée par la webradio anciennement bordelaise (désormais installé à Marseille) Ola Radio, ayant réuni 43 artistes, dont une bonne part de locaux, comme le duo Simple Exposition, Hirschmann, Modern Collapse, Neida, Loule, Baron, Armand le Méchant, Insomni Club, Narcisse, Sevenbeatz, M3C et bien d’autres encore. Fait notable ; ces artistes évoluent dans un spectre assez large d’esthétiques, entre influences UK et break, techno radicale, downtempo, sonorités acid, musique déconstruite… De quoi rendre difficiles l’émergence et l’identification d’une « sonorité bordelaise » propre à la ville, mais qui illustre malgré tout la richesse et la diversité des cultures électroniques au niveau local. C’est ce que confirme Alice La Terreur, co-fondatrice de la radio : « Sur les 45 morceaux sortis sur nos 3 compilations de l’an dernier, on en comptait 25 d’artistes locaux. L’idée était en effet de faire un état des lieux des résident·es d’Ola, mais aussi et surtout de ce que la ville de Bordeaux proposait musicalement. J’étais très surprise de découvrir que beaucoup d’artistes que je ne connaissais que pour leur pratique en tant que DJ étaient aussi producteur·ices ! Malheureusement, sur tous ces morceaux, seulement 3 bordelaises sont présentes et pour deux d’entre elles, n’apparaissent que pour leur voix. »
Au-delà des compilations qui valorisent les talents du coin, le début des années 2020 est marqué par un grand nombre de sorties d’EP de producteurs bordelais. C’est par exemple le cas de Neida, membre de SUPER Daronne, et dont l’EP Slowing est sorti sur le jeune label de l’artiste RONI, Nehza Records. Un EP sous influence UK qui a fait parler de lui bien au-delà sein de la scène locale, et joué par des DJs un peu partout en France et ailleurs. Parmi les sorties notables de ces deux dernières années, on peut aussi compter le projet Anti Club Music Club du duo Modern Collapse, le split EP d’Hirschmann sur Ritmo Fatal, les sorties de Sevenbeatz et de Narcisse sur leur propre label, respectivement Le Ciel Records et Tustance.
Labels et galettes
On remarque aussi depuis quelques temps l’apparition de plusieurs labels initiés par des acteurs de la scène locale – signe que ces derniers sentent la nécessité de promouvoir leurs créations par leur propre moyen. Le DJ et producteur Sevenbeatz, a par exemple lancé Le Ciel Records qui, en plus de signer des artistes français·es adeptes de breaks (comme récemment avec le lyonnais Hyas) fait la part belle aux locaux, avec ses propres productions ou l’EP Orchid de Neida en 2020. Thomas, derrière le projet raconte sa genèse : « J’ai lancé Le Ciel Records un peu sur un coup de tête, même si j’y avais un peu déjà songé auparavant. C’était en plein confinement, je recevais beaucoup de promos d’amis et d’autres artistes (…) le but du label est d’explorer la musique électronique dans son ensemble, comme le dit la description « sans limites comme le ciel ». Avec, toujours, un lien avec la scène électronique qu’il entend soutenir : « Il y a déjà 4 artistes locaux signés sur le label : Neida, Moody Gliani, Mendilabaz et moi même. Il y a aussi Hyas qui lui est de Lyon, 4 amis belges (Nathan Boost, Aymeric, Bass Toast, Toolate Groove) qui ont produit un Various ou encore plus loin avec le Brésilien UNXST (…) On prépare pleins de belles chose à venir avec de nouveaux artistes, et toujours nos locaux préférés. » Idem du côté de Tustance ; si le label est basé à Royan, celui-ci reste très largement connecté à Bordeaux, avec la sortie en février dernier de l’EP du bordelais Armand le Méchant, ou encore, en 2020, d’une double-compilation pensée comme un pont entre les scènes de Brisbane en Australie et Bordeaux, intitulé BB Connexions.
Sur d’autres esthétiques, on peut également mentionner le lancement en 2018 du label Broken District, qui opère au croisement entre jazz, house et hip hop. Initié par l’une des têtes-pensantes du média local Electrocorp, il a déjà à son actif une dizaine de disques, dont certains produits par des locaux, comme récemment avec Jus Jam. Du côté des BPM plus élevés, le label Demain Kollectiv propose lui une vision plus radicale de la techno, et signe aussi un certain nombre de locaux, à commencer par sa fondatrice Lilith, Acouphènes du crew Marée Basse ou AD†AM. C’est le cas également de Fugitiv’, qui en plus de ses soirées warehouse (et plus récemment au Rocher de Palmer) a lancé une partie label pour valoriser – entre autres – ses artistes. Le collectif explique sa démarche : « La création de notre label était la suite logique de notre ascension. Grâce à ce statut, nous pouvions rapidement gagner en crédibilité dans un premier temps. Le but du label est d’accélérer le développement des projets musicaux imaginés par les artistes. C’était une évidence pour nous de mettre en avant nos purs produits du terroir. Nous avons donc profité de notre modeste visibilité pour éclairer nos petits artistes locaux. » Enfin, on peut ajouter à cette liste l’apparition, plus récente, en 2020, d’un label dédié à la micro house, Canelura Records, avec au compteur deux disques d’artistes bordelais, Klaän et Ën, ainsi que la préparation d’un premier vinyle pour 2022.
Toutes ces initiatives témoignent de la vitalité des cultures électroniques à Bordeaux. Surtout, elles laissent présager une dynamique importante qui, sur le long terme, devrait porter ses fruits et participer au rayonnement de la scène. La question d’un marqueur à même de permettre d’identifier la ville avec une couleur demeure. Quelle spécificité propre à Bordeaux ? Quelle singularité ? Au-delà des collectifs et des artistes, c’est peut-être du côté d’autres structures parties prenantes de la scène qu’une partie de la réponse peut se trouver.
Des acteurs structurants ?
Parmi ces structures, les lieux jouent, comme pour toute scène, un rôle primordial. Et, à Bordeaux, le sujet est épineux. Ville dont le centre paraît parfois sanctuarisé à plusieurs égards, l’implantation – et surtout la pérennisation – d’établissements culturels nocturnes est complexe. Dans un article intitulé Bordeaux la nuit c’est fini ? publié en 2015, le média local Rue89 Bordeaux avait dénombré la fermeture de 15 de ces lieux. Ces dernières années, on a pu assister à la fermeture du Bootleg, qui joua un rôle moteur pour de nombreux artistes de la scène électronique locale, tout comme, plus récemment en 2021, du Void.
Ces disparitions ne sont pas sans laisser un goût amer pour certain·es acteur·ices de la scène, à l’instar de Lionel Fantomes, DJ et promoteur qui organisa de nombreuses soirées dans ces lieux : « Pour une commune urbaine et une métropole européenne avoisinant le million d’habitants en agglomération, je trouve dommage que la préfecture et la Mairie soient si peu à l’écoute des salles de concerts associatives. Des lieux comme le Bootleg, le Sonart, le Saint-Ex ou encore le Void ne reviendront plus jamais. » Des pertes qui, selon lui, ne sont pas sans avoir une incidence directe sur la scène : « L’impact est négatif, cela diminue considérablement la culture underground au jour le jour », tout en y percevant une dimension positive : « Ça reste intéressant et excitant, car cela oblige et donne envie à certaines associations d’organiser des événements dans des lieux atypiques, éphémères ou encore expérimentaux. »
Depuis 2011, aux Bassins à Flot, l‘IBOAT prend sa part dans l’incubation de la scène bordelaise. Club et lieu culturel pluridisciplinaire, le projet est un véritable hub pour les collectifs de la ville, qui y trouvent un lieu d’accueil et d’expérimentations pour leurs soirées. Un grand nombre d’entre eux ont pu y avoir une résidence, comme indiqué précédemment. Lieu de passage pour de nombreux artistes de la scène internationale, l’IBOAT est également un carrefour pour le public du territoire, qui peut ainsi forger ses connaissances sur les cultures électroniques au sens large, toute esthétiques confondues. Depuis peu, le club bordelais entend même jouer un rôle d’accompagnement d’artistes, à travers notamment un cycle de résidence.
En plus du club des Bassins à Flot, un nouveau projet pour oiseaux de nuit a vu le jour du côté de la rive droite en 2019 : le Hangar FL. Également ouvert aux collectifs locaux, le lieu propose une programmation davantage orientée techno, hardcore ou trance. Davy Torres, son programmateur, détaille la façon dont le club soutient les acteurs locaux : « Le Hangar FL aide tous les collectifs en musique électronique de Bordeaux. Ils ont plusieurs soirées dans l’année, comme Fugitiv’, Marée basse, Vice City, Raeve, Trikar et beaucoup d’autres ! Nous organisons aussi chaque mois La Collective, une soirée qui réunit des B2B d’artistes de plusieurs collectifs bordelais de tout style. » En février dernier, celle-ci a réuni par exemple Distill, Amplitudes, Ciao!, OKOK, Marée Basse, Departed et Früor. Le Parallel, non loin de la Gare Saint-Jean, participe également à cette dynamique en accueillant régulièrement des artistes de la scène locale.
Les médias ont également un rôle à jouer dans l’accompagnement de cette scène. Historiquement, des acteurs comme Electrocorp ont participé à cette dynamique, de même que SeekSickSound, dont l’un des animateurs n’était autre que le producteur et DJ bordelais Laroze. Celui-ci revient sur cette expérience : « À l’époque où l’on a commencé, notre collectif a selon moi permis « d’éduquer » le public bordelais à un mouvement house et techno naissant en France. Entre 2012 et 2016, on a booké des artistes qui bien souvent jouaient la veille ou le lendemain à la Concrète ou au Berghain. On était un peu les « relayeurs » de ce qui pouvait se passer à Paris. Cela venait aussi dans la lignée du travail effectué sur le webzine, qui publiait chaque jour des reviews d’EP ou d’album, d’interviews, de podcasts : on voulait mettre en avant des producteurs, des artistes qui sortaient réellement de la musique. »
Notre travail consistait à mettre tout le monde sur un même pied d’égalité, à offrir une tribune à tous les acteur·ices de la scène électronique bordelaise, de les laisser s’exprimer par le biais de notre média
Alice La Terreur (Ola Radio)
D’autres acteurs plus émergents ont fait leur apparition plus récemment, comme ce fut le cas d’Ola Radio en 2019, véritable catalyseur des énergies au niveau local, qui en quelques années avait réuni une bonne majorité des acteur·ices de cette scène. Alice La Terreur le raconte « Quand on a lancé Ola Radio avec Rémi (Rasquin, ndlr), nous avions vraiment l’idée de souder et de rassembler les collectifs au sein d’un même média. Nous avions, par nos diverses expériences, constaté que la scène était éclatée, que les collectifs ne communiquaient pas et ne bossaient que dans leur propre intérêt. Nous trouvions dommage que personne ne cherche à unir les forces de cette scène si dense et si prolifique. Je pense que grâce à notre travail, qui consistait à mettre tout le monde sur un même pied d’égalité, à offrir une tribune à tous les acteur·ices de la scène électronique bordelaise, de les laisser s’exprimer par le biais de notre média, nous avons réussi ce pari d’unir toutes ces personnes si intéressantes et de leur faire voir qu’elles pouvaient finalement travailler ensemble, et même devenir ami·es. Le travail de Fimeb et de Technopol plus récemment y a aussi beaucoup contribué. Je trouve que la scène bordelaise rayonne beaucoup plus auprès des autres villes depuis quelques années grâce à cette nouvelle union. »
Désormais basée à Marseille, la radio a indéniablement créé un manque à Bordeaux, dès lors qu’on comprend le rôle majeur que joue une webradio au plan local, en accueillant des résident·es et en leur offrant une visibilité qui, par définition dépasse les frontières du lieu de son implantation. Parallèlement, depuis 2018, Le Protocole Radio promeut aussi une partie de la scène électronique locale de plusieurs façons, comme l’explique l’un de ses fondateurs, Amaury Naval : « On exerce la fonction de médium d’informations sur les musiques électroniques, dans le but de mettre en avant des collectifs et artistes bordelais·es. On a aussi décidé de mettre en place des tremplins à JAQEN Tuki à Bordeaux, et bientôt dans un lieu très identifié au sein de la scène des musiques électroniques. »
Les festivals doivent être les tontons cools de leur scène locale : une force tranquille et un soutien qui la représente au mieux.
Bordeaux Open Air
Autre type d’acteurs, les festivals jouent eux aussi un rôle important dans la dynamisation d’une scène. À l’instar des webradios, la présence d’un festival important dans une ville peut offrir un rayonnement national. À Bordeaux, certaines initiatives vont dans ce sens, comme Bordeaux Open Air qui anime la saison estivale bordelaise à grand coup d’événements diurnes à l’air libre, en convoquant une programmation qui se veut à la fois défricheuse, ouverte et attentive à la scène locale. Son équipe revient sur la place de cette typologie d’acteur pour la scène : « Pour nous, les festivals doivent être les tontons cools de leur scène locale : une force tranquille et un soutien qui la représente au mieux. D’une part un soutien parce qu’ils peuvent être source de synergies entre acteurs locaux et porter leur scène vers le haut. Et de l’autre, un représentant, parce qu’ils sont évidemment vecteurs de visibilité pour celle-ci, mais sont aussi et surtout des témoins de la vie culturelle de leur région. » Une réflexion que BOA entend bien continuer de pousser en 2022, « en diversifiant nos collaborations avec l’écosystème bordelais via de nouveaux formats, en donnant davantage la parole à nos talents locaux et en faisant de notre mieux pour représenter Bordeaux sur la scène internationale. »
Plus ancien, le festival Écho à Venir investit de son côté les arts numériques, tout en proposant des ponts avec les musiques électroniques. Enfin, plus récemment, le collectif tplt a lancé son propre festival, tplt vision, suivi des Viatiques pour septembre 2022. Cette même année, « le plus gros festival de musiques électroniques bordelais » (à en croire les réseaux sociaux du festival en question) verra même le jour au parc des expositions, avec de grosses têtes d’affiches, quelques artistes de la scène locale – et vraisemblablement un gros budget – Initial Festival.
Nouveaux venu·es, nouvelles idées
Parmi la kyrielle de nouveaux projets apparus au sein de l’écosystème électronique bordelais, certains semblent s’inscrire sur du temps long, au-delà du cadre de l’événementiel. C’est le cas de Fimeb, et notamment de sa « Maison artistique » Omni, dédiée à la promotion de la scène électronique local. Lancé l’année dernière par l’équipe de Fimeb, le projet entend proposer un accompagnement aux artistes et surtout aux producteur·ices de Bordeaux, prenant acte de l’importance de ce type d’acteur·ices dans le développement d’une scène.
Un projet ambitieux, lucide sur les manques pour dynamiser Bordeaux. « Il n’y avait pas de « maison artistique » à Bordeaux sur ces esthétiques-là » retrace Thibault Perceval, qui en est le directeur artistique. « C’est important de développer ce type de projets à Bordeaux avec des producteurs comme Djedjotronic, Neida ou Sevenbeatz. On propose de l’accompagnement, du management, du booking… Ça manquait à Bordeaux, et c’est ce qui fait que la ville n’est pas sur la carte de France des musiques électroniques. » Omni travaille en ce moment à la création d’un label avec Djedjotronic, une façon de développer la boîte à outil de cet artiste.
Notre action se concentre aujourd’hui aux côtés des artistes, car ce sont les représentants de ce qui émerge dans la ville, en dehors de ses frontières.
Clément Lejeune (Fimeb)
Plus globalement, Fimeb s’inscrit dans cette démarche de soutien de la scène et de complémentarité de celle-ci, comme le détaille Clément Lejeune, son fondateur : « Fimeb essaie d’être complémentaire de ce qui existe déjà. Notre action se concentre aujourd’hui aux côtés des artistes, car ce sont les représentants de ce qui émerge dans la ville, en dehors de ses frontières. On essaie aussi de favoriser la professionnalisation de cet écosystème en dialoguant avec les partenaires, notamment publics, pour qu’ils puissent connaître davantage et mieux soutenir ce qui est fait. » La structure pilote également un événement annuel, Isulia, et s’est récemment lancée dans la production d’un podcast devenu depuis peu « magazine audio » : Câblé.
Apparu également au cours de l’année 2021, le disquaire Gimme Sound entend lui aussi soutenir le développement des cultures électroniques au plan local. En proposant aux diggers et diggeuses des bacs de disque seconde-main pour leurs sets, la structure joue un rôle important dans l’éducation de son public. « Le shop est aussi un liant pour une partie de la « scène » et le public. Cela permet souvent de se rencontrer dans des circonstances différentes d’une soirée ! » ajoute Erwan Clermont, co-fondateur et gérant de la boutique.
Toujours en 2021, un autre acteur est lui aussi venu proposer des dispositifs pour soutenir le développement de la scène : Technopol, « Association créée pour la défense, la reconnaissance et la promotion des Cultures, des Arts et des Musiques Électroniques issues de la house et de la techno. » L’organisation basée à Paris a en effet souhaité initier une antenne régionale à Bordeaux. Une initiative louable, mais un atterrissage qui a néanmoins suscité certaines crispassions localement.
Bordeaux sur la carte ?
On le voit, l’écosystème des musiques électroniques au niveau local est riche d’acteur·ices et d’initiatives. Collectifs, labels, disquaire, festivals, producteur·ices… La scène, en termes de densité, n’a rien à envier à d’autres villes françaises quant à son offre. Pourtant, précisément à cette échelle hexagonale – et c’est d’autant plus flagrant au niveau européen – la scène peine encore à être identifiée, même si les choses évoluent dans le bon sens. Les acteur·ices susmentionné·es s’y attèlent, ont cet objectif en ligne de mire, comme le résume le collectif Les Viatiques : « Le but des opérateurs bordelais est le même : faire rayonner nos artistes en France – et si possible au-delà. » La question posée est celle des moyens pour y parvenir.
Si l’on parle d’événementiel, des initiatives ont vu le jour pour contribuer au rayonnement de la scène. En ayant organisé en 2019 la toute première Boiler Room à Bordeaux (et du Sud-Ouest), le collectif tplt s’inscrit dans cette démarche de promotion de la scène bordelaise. À la fois en ramenant à Bordeaux un acteur majeur des cultures électroniques globales, en mesure de légitimer une action par sa simple présence. Mais aussi, en en profitant pour mettre en avant des artistes de la scène locale, en l’occurrence Djedjotronic, Theorama, Jann, Blumm, Insulaire et Superlate.
La plateforme que nous avons lancée, Scene city, s’inscrit dans cette même volonté : connecter Bordeaux avec d’autres scènes européennes, comme ce fut proposé en 2019 lors d’un événement aux Vivres de l’Art ayant mis en lumière la scène de Tbilissi, avec des DJs locaux. Le 18 juin prochain, un événement à Bordeaux verra le jour pour connecter artistes locaux avec artistes de Lisbonne. Un événement à Lisbonne suivra pour valoriser la scène bordelaise. Des takeovers et des résidences sur des webradios européennes participent de cette volonté, avec la mise en avant par Scene city de DJs bordelais sur des radios comme 20ft Radio à Kyiv, Mutant Radio à Tbilissi en Géorgie ou Noods Radio à Bristol.
En pensant son action dans un rôle de connexion entre son écosystème local et une scène plus globale, Bordeaux peut incontestablement avoir une place de choix sur la carte des destinations électroniques en Europe. La qualité et la diversité de son offre sont incontestables. Manque peut-être un élan commun, une volonté d’avancer collectivement vers une reconnaissance de cette scène, qui peut advenir via une union plus forte des acteur·ices de la scène locale, loin des bisbilles qui ont pu par le passé miner son développement. Sans penser la ville comme une destination caricaturale de city-breakers comme le sont devenues certaines métropoles européennes, Bordeaux a tout pour se forger une identité, une singularité propre. Le récit que porteront les acteurs qui composent sa scène en dépendra.