Entretien : la non-fête sous Covid avec Lilith (DK) et Davy (Hangar FL)

« J’ai l’impression que le club a été évacué juste avant la fin du monde. Il y a encore des manteaux partout dans les vestiaires, ça donne une ambiance vraiment étrange ». Lorsqu’on pénètre dans la salle vide, un drôle de sentiment envahit Davy, son programmateur. Sur scène, les flight cases sont éparpillés un peu partout. Une installation gonflable sensée offrir un élément de scénographie trône, impuissante et dégonflée, derrière le dj booth en hauteur. Le sol, jonché de mégots de cigarettes, semble indiquer que personne n’est venu passer un coup de balais depuis la dernière soirée. C’était le 7 mars : une La Collective, fête réunissant 10 crews techno de Bordeaux. Voilà maintenant six mois que le Hangar FL a fermé ses portes. Six mois que le lieu ne peut faire résonner ses basses au 4 quai de la Souys, ni accueillir son fidèle public. Six mois que Davy, gérant du club, attend impatiemment de pouvoir reprendre ses activités. De son côté, Lilith, la tête pensante de Demain Kollectiv – l’un des collectifs piliers de la scène techno locale – a elle aussi mis en pause l’organisation de soirées, bien qu’elle ait quand même fait quelques tentatives ces derniers mois. Alors que les clubs ne pourront vraisemblablement pas rouvrir avant avril 2021, que les contrôles sur les fêtes libres en Gironde devraient s’accentuer au vu du contexte, on a rencontré Davy et Lilith pour évoquer avec eux la période actuelle, l’avenir de la fête et leurs projets en cours et à venir.

Crédit photos : Intza Bagur
Texte : Marjolaine Bérisset et Laurent Bigarella

Le Type : Lilith, tu organisais il y a quelques jours un événement ; « Rave Antique ». De ton côté, Davy, ça va faire 6 mois que le club Hangar FL est fermé. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Davy : Niveau moral, ça va… Ça fait effectivement 6 mois que le Hangar FL est fermé, depuis mi-mars. On n’a pas d’autres choix pour le moment. Malgré tout, on va faire en sorte de rouvrir le plus vite possible, même si les récentes déclarations du Premier Ministre Monsieur Castex indiquent que l’ouverture des clubs ne se ferait pas avant avril 2021… Sachant qu’en plus, récemment, un décret est passé, pour placer la Gironde en zone rouge, avec une interdiction de rassemblement d’un certain nombre de personnes ensemble. Ce qui signifie une interdiction des soirées privées, de danser, de respirer, des libertés… On n’a plus grand chose à faire !

Lilith : En ce qui concerne l’organisation des mes événements privés, je prends des risques à les mettre en place… Ça devient de plus en plus compliqué.

Davy : La situation, globalement, est très complexe. À Bordeaux, toutes les soirées qui étaient prévues aux Vivres de l’Art ont récemment été annulées par exemple. J’espère qu’il n’y aura pas de mise en œuvre de couvre-feu comme ça a pu être le cas dans certains départements, avec des fermetures de bars et restaurants dès 23h00… Tant qu’on est en zone rouge, ça peut arriver.

Quelles conséquences, notamment économiques, a eu le confinement sur vos activités respectives ?

Lilith : J’ai eu une grosse baisse d’activité avec ; je n’ai pu organiser que seulement deux événements depuis mars. Avant, j’avais ma résidence ici, car je suis aussi signée sur l’agence de Davy, We Are Rave. Comme les événements ici ont tous été annulés, j’ai dû me rabattre sur des fêtes privées.

Crédit photos : Intza Bagur @ntz.bgr

Davy : Les conséquences économiques sont désastreuses, en termes de perte de chiffre d’affaire. Un week-end complet de soirées au Hangar FL avec une jauge entre 700 à 900 personnes par soir, ça fait un manque à gagner très important. Avec à côté des employés qui ne travaillent plus, beaucoup qui n’ont pas d’aides, ça inclut aussi les services de sécurité… Tout le monde a quand même retrouvé un travail, pour ceux qui le pouvaient.

Beaucoup de clubs vont mourir… C’est une catastrophe pour les musiques électroniques (..), une culture qui a toujours été la dernière roue du carrosse

Avec le Hangar FL on bénéficie d’aides de l’État de 1500 euros par mois. D’autres aides doivent être mises en place pour le club, on en saura plus dans les prochains jours. Plus de 300 clubs ont fermé en France (là dedans il y a autant les nombreuses discothèques généralistes, que 47 clubs de musiques électroniques et techno avec une vraie programmation artistique – ce qui n’est pas beaucoup) : beaucoup n’ont pas d’aides, et n’en auront pas. Beaucoup vont mourir… C’est une catastrophe pour les musiques électroniques : récemment c’est le Millésime festival qui a été contraint d’annuler au dernier moment, c’est une honte. Je plains leur organisation qui a dû tout démonter alors que tout était prêt. Les autorités jouent avec nos nerfs, mais ce n’est pas vraiment nouveau : les musiques électroniques ont toujours été la dernière roue du carrosse.

Estimes-tu Davy avoir bénéficié avec le Hangar FL d’un soutien suffisant de la part des pouvoirs publics (aides, subventions…) ?

Davy : Non, c’est catastrophique. Ce n’est pas du tout à la hauteur de ce qu’on devrait avoir. Récemment, Technopol et le collectif de la Sphère électronique – dont je fais partie – sont allés voir le cabinet de Roselyne Bachelot. Pas mal de choses en sont sorties : 426 millions d’euros d’aides pour le spectacle vivant, 113 millions en soutien de l’emploi artistique… Des sous doivent donc être débloqués, mais on ne sait pas encore de quelle manière et à qui ça va être distribué. On a rendez-vous avec le CNM (Centre national de la musique) le 14 septembre.

Lilith : À mon échelle tout est bloqué financièrement, avec le retard sur les cotisations… Malgré les événements que j’ai récemment organisés, je ne dégage pas de bénéfices et j’ai monté une société pour mettre en place la Crypte.

Crédit photos : Intza Bagur @ntz.bgr

On ne peut pas empêcher la jeunesse de faire la fête, de s’exprimer

Beaucoup a été dit et écrit sur la prolifération des « fêtes libres », « rave », « teufs illégales » dans le contexte actuel. Comment Demain Kollectiv a appréhendé ça ? Comment Davy observes-tu ce mouvement en tant que gérant de club ?

Lilith : Dans un sens, je trouve ça bien qu’il y ait ce type d’événements, même s’il a pu y avoir des soucis, notamment des viols sur certains événement, du fait d’un manque de cadre. Pour ce qui relève de la fête ; on ne peut pas empêcher la jeunesse de s’exprimer, il doit y avoir des espaces comme ça.

Davy : On en parle beaucoup maintenant mais ça n’a jamais disparu. Je ne pense pas qu’il y en a eu plus que d’habitude ; au contraire même, il y en avait moins car beaucoup ont été annulés. On ne voyait que ça dans la période de déconfinement car il ne se passait rien d’autre autour.

On a notamment parlé des teknivals : celui dans la Nièvre, et le Drop’in Caravan dans le Sud-Ouest. Il y en a toujours eu lors du 15 août, au 14 juillet et au 1er mai – j’en ai moi-même organisé beaucoup dans ma jeunesse. En plus, cette année les organisateurs ont fait du très bon boulot : les terrains ont été nettoyés d’une manière exemplaire, il n’y a pas eu un seul cluster. Les médias les ont mis en valeur pour ternir l’image du mouvement des musiques électroniques.

Lilith, en tant qu’organisatrice de ce genre d’événements plus « libres », comment faire en sorte que les choses se passent sans risques, et quelle responsabilité endosse le collectif organisateur (sur la sécurité du public, notamment dans le contexte du Covid19) ?

Lilith : Pour les agressions, il faudrait créer un numéro d’urgence à appeler en cas de souci, que des patrouilles tournent dans l’événement, et créer un endroit pour se réfugier. Malheureusement, lorsqu’une agression a lieu, elle est souvent perpétrée par l’ami.e de quelqu’un : les gens minimisent ainsi les agressions, ce qui est vraiment dommage.

Concernant le Covid, lors des événements, les gens enlèvent assez vite les masques pour danser mais je suis assez sévère avec ça. On fait plusieurs annonces au micro, les vigiles vérifient dans les espaces en dynamique que les personnes aient leur masque, ça se passe plus ou moins bien. Il faut tout le temps rabâcher, on fait de « l’éducation » en permanence.

Crédit photos : Intza Bagur @ntz.bgr

On a l’impression, à écouter la presse et certains politiques, que le Covid circule exclusivement quand on danse, notamment après 23h…

Par rapport à ces fêtes illégales, comment vous percevez le traitement médiatique qui en a été fait ?

Davy : On passe constamment pour ceux qui sont responsables de transmettre le Covid. Par contre en parallèle il semblerait que le Covid ne va pas au Puy du Fou, ni à Euro Disney ! On a l’impression, à écouter la presse et certains politiques, que le Covid circule exclusivement quand on danse, notamment après 23h. On passe en permanence pour les vilains petits canards, car en France on a toujours besoin d’un responsable. Là, c’est la musique électronique, une culture qui dérange… Ces mêmes gens oublient pourtant que les plus grands artistes français qui s’exportent à l’étranger sont DJ Snake, Daft Punk ou David Guetta… On tape sur nous car c’est plus facile d’avoir une cible identifiée.

C’est catastrophique, mais on a l’habitude. J’ose espérer qu’avec les travaux qu’on a menés avec la Sphère électronique on puisse enfin avoir – comme pour les musiques actuelles – une personne au Ministère qui s’occupe exclusivement des musiques électroniques. J’espère que tout ce remue-ménage donnera lieu à quelque chose de positif et qu’on aura un véritable monde d’après, avant la fin du monde…

Lilith : Cette culture souffre toujours d’une mauvaise image… Par exemple lors de mon premier événement, le propriétaire du lieu où ça se passait a reçu un appel de la police qui lui expliquait qu’on était des gens malhonnêtes, et l’incitait à ne pas nous laisser faire notre soirée car on écoutait de la musique électronique et que « ça allait faire fuir les animaux autour » (rires)… Au regard du poids économique que ces cultures représentent et de leur popularité, c’est très dommage d’en avoir cette image-là.

On a beaucoup entendu parler des fêtes illégales dans les bois de Vincennes à Paris. Vous avez aussi ressenti un mouvement similaire à Bordeaux et dans la région ?

Lilith : Pas plus que d’habitude au final. Ça a plus découragé certains collectifs, de peur d’être saisis.

Davy : Par contre, certains bars et clubs en ont profité pour s’en mettre plein les poches. L’État n’a pas compris que lorsqu’il a annoncé la possibilité d’ouvrir les bars, dans ces bars, il n’y avait pas que des PMU. Au final, c’est ce genre d’irresponsabilité à gérer cette crise et le déconfinement qui a créé de nouveaux clusters. À côté de ça, un lieu comme le Hangar FL, qui fait 15 mètres de hauteur, avec de grands espaces, ne peut pas ouvrir, alors qu’on est des professionnels du spectacle ; on sait gérer un public et des événements. Par contre, un club dans une cave où tout le monde est serré, presque confiné, c’est possible… Tant mieux pour eux, il fallait bien que les jeunes se défoulent, et heureusement qu’ils avaient cette alternative.

Crédit photos : Intza Bagur @ntz.bgr

Que pensez-vous des différents streams et autres initiatives lancées pendant le confinement pour faire la fête en ligne ?

Lilith : Le Burning Man m’a contacté et j’ai fait un stream de 2 heures pour eux, ils font un festival en ligne en septembre.

Davy : On fait avec ce qu’on a… Pendant le confinement, il y a eu des explosions de stream en effet. C’est quand même très vite redescendu dès qu’il y a eu le déconfinement. On s’est un peu noyés dans ces streams, comme on va être noyés par les artistes qui ont créés plein d’albums en 4 mois, et qui vont tout sortir d’un coup (rires). Les labels n’ont jamais vendu autant de vinyles et de digital qu’aujourd’hui, les artistes ne jouent pas leurs albums en live, mais on les achète ! Il y a également eu United We Stream à Paris avec nos amis de Technopol qui ont fait jouer pas mal d’artistes dans des lieux différents, retransmis sur ARTE.

Lilith, tu as aussi participé à un événement de ce type à Bordeaux, Club 360 porté par la FIMEB, comment ça s’est passé ?

Lilith : Oui ! Pour cet événement, j’ai d’ailleurs reçu plein de messages d’amis qui me demandaient où l’on pouvait trouver des invitations, alors que c’était uniquement livestreamé. Ces initiatives sont bien mais, ce qui manque, c’est le contact entre les gens. Les streams, ça va aller un peu de temps, mais les gens ont besoin de contact, de chaleur humaine.

Une nouvelle radicalité artistique peut-elle naître de cette période atypique ?

Le fait qu’il y ait encore moins de perspectives d’avenir qu’avant aide à la création.

Lilith : Je pense que oui, clairement. Le fait qu’il y ait encore moins de perspectives d’avenir qu’avant aide à la création. D’un point de vue personnel j’ai fait pas mal de productions pendant le confinement, ça m’a aidé. C’est un support pour s’exprimer, même si j’aimerais quand même que ça soit joué en live…

Lilith, tu travailles sur un projet de lieu, La Crypte. Peux-tu nous le présenter et nous dire comment il avance ?

Lilith : C’est un lieu culturel alternatif. Il y aura des platines à disposition, des machines à coudre car je suis couturière de base. Mais aussi des expositions photo, un bar, un resto végétarien. Ce sera à Saint Michel. Ça ouvrira comme une boutique classique, mais ça fermera à 2 heures du matin. Il y aura un salon de tatouage aussi, un labo de Grillz et un petit coin friperie. Une sorte de QG pour Demain Kollectiv. On aura le temps de découvrir les artistes que je programme là-bas car ce sera étalé sur un peu plus de temps qu’un simple événement. On pense ouvrir d’ici fin septembre. Je ferai aussi des petites séances de dédicace !

Davy, sur Facebook il y a encore des événements programmés pour les semaines et mois à venir au Hangar FL ; comment tu vois les choses ?

Davy : Des événements vont être repoussés, évidemment. Je joue au domino depuis six mois avec ma programmation. On va essayer de trouver des solutions pour des événements en open air qui devraient voir le jour prochainement, si nous ne sommes plus en zone rouge…

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