Alors que l’intérêt d’une vie culturelle nocturne foisonnante n’est plus à démontrer pour les grandes métropoles européennes (Berlin, Amsterdam, Barcelone ou même Paris l’ont bien compris), Bordeaux peine encore à être identifiée à l’échelle nationale pour la vitalité de sa scène de nuit. Si les initiatives de collectifs abondent, le manque de lieu se fait toujours cruellement ressentir. Alors que le Void vient d’être menacé par un arrêté préfectoral pour remise à niveau du système son de la salle, le rôle des politiques publiques locales sur cette question pose question. Qui est en mesure de soutenir et protéger les intérêts des acteurs de la nuit ? Pour répondre à pareille interrogation, certaines villes d’Europe ont fait le choix d’un « Maire de nuit ». La mise en place d’un tel organisme au niveau local est-elle en mesure de résoudre la situation actuelle ? Si la Mairie de Bordeaux que nous avons contacté ne l’envisage pas, la question mérite d’être posée dès lors que l’on observe le fonctionnement de certains voisins européens.
Crédit photo : Miléna Delorme
A regarder de près les agendas culturels récupérés ici ou là (notamment chez nous), difficile de contredire l’idée d’un dynamisme culturel à Bordeaux. Le nombre de collectifs (notamment de musiques électroniques) se multiplie, tandis que « l’offre » événementielle ne cesse de se développer. Qu’il s’agisse de soirées dans des bars, dans des clubs ou même des festivals (en lire plus ici), les bordelais ont de quoi profiter d’activités artistiques et culturelles diversifiées. Parallèlement, de nombreux artistes émergent en ville, appuyant la thèse d’un élan créatif à l’échelle locale et d’événements accompagnant cette effervescence (tout comme la création de nouveaux médias tels qu’Ola Radio pour rendre compte de cette activité). Pourtant, à y regarder de plus près, le constat peut être nuancé. Car si la « scène » bordelaise est belle et bien active et pleine de renouvellement, le manque de lieu reste un frein considérable pour faire de Bordeaux une capitale de la fête en France aux côtés de ville comme Paris, Lyon ou même Nantes.
« Bordeaux la nuit, c’est fini » titrait en 2015 nos collègues de Rue89 Bordeaux. Un brin provocateur, l’article faisait référence à un chiffre particulièrement préoccupant pour une ville de la taille de Bordeaux. Cette année là, pas moins de 15 fermetures administratives avaient eu lieu « pour tapage nocturne, ouvertures tardives, travail illégal, ou rixes ». Un chiffre considérable qui interroge sur la volonté des pouvoirs publics sur cette question de la vie nocturne.
Quatre ans plus tard, où en est-on ? Un constat s’impose ; le nombre de « clubs » proposant une programmation culturelle (exit les discothèques donc, qui se placent davantage sous le signe du divertissement) en ville ou aux alentours n’a pas vraiment augmenté… L’Iboat, le BT59 ou le Parallel (ancien Redgate, feu-Respublica) sont les seuls à occuper ce créneau. On peut noter l’ouverture du Hangar FL de manière sporadique pour contredire la démonstration. Dans le même temps, certains lieux ont même disparus, à l’instar du Bootleg (fermé en 2017). Plus récemment, c’est le Void qui a été contraint de fermer ses portes et qui, s’il souhaite pouvoir continuer d’exister, doit remettre aux normes tout son système son (une cagnotte est d’ailleurs en cours sur Hello Asso).
Bordeaux le jour, oui. Et Bordeaux la nuit ?
Alors, que fait la mairie pour soutenir ou accompagner cette dynamique nocturne ? Interrogé, l’adjoint à la culture Fabien Robert s’oppose à l’idée d’un « Maire de nuit » qui pourrait faire acte de lobbying pour défendre les acteurs et les oiseaux de nuit, à commencer par les différents lieux de diffusion évoqués plus haut. Pour la mairie, cette question de la nuit est avant tout transversale : « si on veut qu’un élu soit spécifiquement en charge de la nuit, ça veut dire qu’on cloisonne la nuit. Ça veut dire qu’on différencie encore plus la nuit du jour. Aujourd’hui, les grandes villes vivent le jour et de plus en plus la nuit. La seule question c’est ; comment on valorise et régule la nuit, pour à la fois plus de tranquillité mais aussi de créativité, de lien social et d’art ». Considérée comme absurde, l’idée de la mise en place d’un Maire de nuit est donc évacuée, la ville optant plutôt pour un « Conseil de la nuit », présidé par le Maire.
Selon l’élu, Bordeaux n’a d’ailleurs rien à envier aux autres grandes villes françaises au regard de son offre festive et culturelle. Fabien Robert cite ainsi Bordeaux Open Air, les collectifs tplt ou L’Orangeade (ce dernier ayant récemment pu fêter ses 5 ans sur la place Saint Michel). Si de telles initiatives existent (et on ne peut que les saluer), on peut y voir derrière une forme de développement de l’offre avant tout diurne. Mais quid de l’offre nocturne à proprement parler ? Celle qui se déploierait de minuit à 5 ou 6 heures du matin ? Là, les choses se compliquent.
La vitalité de la scène nocturne au service du développement du territoire
Face à la demande grandissante du public, les initiatives se développent, souvent en périphérie de la ville. Récemment, le Hangar FL a ouvert. Capable d’accueillir des grosses scènes aux esthétiques notamment techno, le lieu (qui a investit une ancienne salle mythique, le Space Opera) n’héberge néanmoins pas des soirées de manière régulière. Également en périphérie, les soirées du collectif Demain Kollectiv connaissent de gros succès, mais subissent toujours pressions et menaces des autorités. Fermé en 2011 le légendaire 4 Sans avait également fait les frais de pareil méfiance. Façonnant l’identité et la notoriété culturelle de la ville, pareils lieux mériteraient pourtant semble-t-il le soutien des pouvoirs publics. Une rapide étude comparative des villes européennes confirme ce constat. Fabien Robert lui même en convient : « le premier critère d’attractivité des territoires aujourd’hui c’est le cadre de vie, et donc l’art et la culture ».
Un certain nombre de grandes villes européennes ont pris la mesure de l’impact positif d’une vie nocturne urbaine développée. Argument comme un autre pour attirer notamment des jeunes sur son territoire, cette dimension se double également d’un argument économique. De la question des transports en passant par celle des personnels de lieux, de sécurité, etc., la vie la nuit est un secteur économique comme un autre qui comptait selon l’INSEE 3,5 millions de personnes qui travaillent entre minuit et cinq heures du matin en France, en 2012. Conscientes de ces enjeux, certaines villes ont ainsi mis en avant un Maire de nuit ; une personnalité en mesure de représenter les intérêts de ces citadins qui vivent voire travaillent une fois le soleil couché.
Un Maire de nuit à la rescousse des nuits bordelaises ?
Hot spot de la fête en Europe, c’est la capitale néerlandaise qui, la première, a vu apparaître un Maire de nuit. Ancien promoteur de club, Mirik Milan a pendant six années œuvré à faire d’Amsterdam une ville où dormeurs et fêtards s’entendent. Qu’il s’agisse des questions d’éclairage, de sécurité, de transport mais aussi bien sûr d’horaires d’ouverture de lieux, de médiations ou de nuisances nocturnes, celui-ci a su pendant son mandat maintenir Amsterdam au rang de villes attractives pour son offre festive et culturelle nocturne tout en respectant les desiderata de ceux moins enclin à la fête. Cela a pu par exemple se manifester par la mise en place d’horaires de fermetures plus flexibles (chaque lieu étant libre de les fixer) pour les établissements qui, dès lors, ne libèrent pas sur la voie publique leur public au même moment, limitant de facto les problématiques de tapage nocturne. Suite à son expérience, Mirik Milan (remplacé depuis par Shamiro van der Geld) a d’ailleurs développé l’initiative Creative Footprint qui entend mesurer et valoriser l’impact économique de l’activité nocturne.
Inspirées par l’initiative amstellodamoise, d’autres villes ont emboîté le pas à la capitale hollandaise, à commencer par sa voisine La Haye. A Londres, le maire libéral Sadiq Khan, élu en 2016, en plus d’avoir étendu les transports de la capitale anglaise toute la nuit (24h/24) les week-ends, a lui désigné un « tsar de la nuit » en la personne d’Amy Lamé. A l’heure où l’iconique club londonien Fabric était sur le point de disparaître et que la ville a vu le nombre de clubs baisser de 1411 entre 2015 et 2005, celle-ci a la lourde tâche de ré-enchanter une vie nocturne qui bat de l’aile. Derrière la prise en compte de cet enjeu de la nuit, la question de l’attrait des jeunes et des forces créatives capables de dynamiser ces métropoles (qui bien souvent ont un pouvoir d’achat relativement élevé) est fondamentale. Outre-Atlantique, le concept intrigue et essaime. En 2017, c’est le vénéré New York Times qui titre l’un de ces articles « What Europe’s ‘Night Mayors’ Can Teach New York » (« Qu’est-ce que New York à apprendre des Maires de nuit européens ? »). Loin d’une formule rhétorique, le quotidien américain indique l’intérêt que prête les élus de la capitale étasunienne et leur souhait de mettre en place un.e tel.le représentant.e capable de défendre les intérêts des noctambule new-yorkais.
Du côté de la France, Toulouse fait figure de modèle. En 2013, la ville rose voit l’organisation d’élections pour choisir un Maire de Nuit. Christophe Vidal, habitué de la vie nocturne toulousaine, est alors élu. Si l’initiative n’est pas une émanation des pouvoirs publics, ces derniers entretiennent une relation avec le nouveau représentant des noctambules. Au point qu’un an après son élection, le maire de Toulouse Jean-Luc Moudenc décide de rallonger certains transports nocturnes de la ville jusqu’à 3 heures du matin ! Défenseur et porte-parole du droit à la ville « de jour comme de nuit », Christophe Vidal met aussi en avant le poids économique de la vie nocturne et son impact sur le développement de sa ville.
Rennes et Nantes font également figure de pionnière sur ces questions, avec l’élaboration de véritables politiques publiques. Nantes a par exemple vu l’intégration d’un élu à ces questions suite à l’élection d’un Maire de nuit, allant jusqu’à la création d’un Conseil de la nuit en 2015. Rennes voit même quant à elle la mise en place d’« États généraux de la fête » ainsi que d’un Bureau des temps, sur le modèle de l’Italie dans les années 1990, inspiré par le mouvement féministe qui condamnait le travail des femmes durant la nuit. Muni d’une équipe spécialisée dans l’étude des temporalités urbaines, il s’agit de mener des réflexions et d’interroger de multiples acteurs du monde la nuit, pour permettre de guider les choix des élus en ce qui concerne par exemple l’aménagement d’habitats ou de lieux culturels. A Paris, le choix d’intégrer un adjoint au Conseil municipal s’est opéré en la personne de Frédéric Hocquard.
Dès lors, face à toutes ces initiatives de soutien à la vie nocturne en France, en Europe et dans le monde, quels leviers les pouvoir publics bordelais pourraient activer en vue de revitaliser et redynamiser la vie culturelle nocturne locale ?
Quel(s) avenir(s) pour les nuits bordelaises ?
La question de l’ouverture de lieux est sans aucun doute l’une des priorités en vue de redynamiser le terrain nocturne. Trop rares, voire quasiment inexistants en centre-ville (hormis le Void ?), ces établissements doivent être au cœur d’une redynamisation et d’une reconstruction d’un imaginaire nocturne et festif à Bordeaux. Suite à la fermeture des 15 établissements sus-mentionnés, la Mairie a d’ailleurs intensifié sa réflexion sur l’accompagnement de ces lieux de diffusion. L’élu à la culture entend cependant différencier les café-concerts et les bars musicaux proposant une vraie proposition culturelle des « bars avec un simple système-son ». Ce lien étroit avec ces structures se manifeste notamment par du soutien en communication pour certains festivals, voire un accompagnement sur l’insonorisation ou l’achat de limitateur de sons. Le fait qu’il s’agisse ici d’entreprises et non d’associations empêche en effet les pouvoirs publics de verser des subventions ou tout type d’aide directement.
Des discussions pourraient dans le même temps être entamées afin de permettre à ces lieux (bars, salles de diffusion…) d’allonger leurs horaires d’ouvertures, afin de désengorger les rues qui, par exemple à deux heures du matin, se retrouvent « pleines » de fêtards qui sortent de bar et se retrouvent livrés à eux-mêmes au même moment. Il en va de même pour les clubs qui se voient imposer des fermetures aux mêmes heures (6 heures généralement). Des ouvertures en continu pourraient être envisagées, à l’instar de Paris, Amsterdam ou Berlin.
Enfin, au-delà du (nécessaire) soutien à des événements diurnes, la ville aurait tout intérêt à accompagner l’émergence de manifestations culturelles nocturnes d’envergure pour son rayonnement. Des municipalités comme Paris (avec les Nuits Blanches) ou Lyon (Fête des Lumières) l’ont bien compris et capitalise sur cette dimension événementielle hautement bénéfique sur le plan de l’attractivité, touristique et donc économique. L’existence d’un tel événement manque sans doute pour faire de Bordeaux une capitale de la nuit et lui forger une identité culturelle nocturne. Dans une note de synthèse sur « La métropole bordelaise la nuit », l’agence d’urbanisme de la métropole bordelaise (A’urba) explique bien que « sur cet aspect, le rayonnement de la métropole bordelaise est difficilement identifiable » et d’ajouter que « Bordeaux ne semble pas jouer cette carte et les politiques événementielles ne s’appuient pas spécifiquement sur les temps nocturnes ». Ainsi, miser sur un événement culturel nocturne clairement identifiable permettrait d’accroître le rayonnement de la ville et de lancer un signal fort quant à l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis de la vie nocturne à Bordeaux.
Ainsi, si l’on reconnaît le dynamisme culturel local au travers de multiples initiatives, le manque de lieux se fait ressentir. Bordeaux peut néanmoins s’inspirer d’une multitude d’initiatives européennes, à commencer par le Maire de nuit. Si la Mairie rejette cette idée, y voyant davantage un risque de cloisonner la question nocturne, l’existence de telles personnalités à Amsterdam, Paris, Toulouse a fait ses preuves. Ville naturellement attractive pour son cadre de vie, ses autorités ont tout intérêt à explorer ses pistes et apporter des réponses en vue de faire de la capitale de la Nouvelle-Aquitaine l’un des foyers de créativité artistique en France et éviter l’image d’un ville dortoir déserté par les forces vives. Autant de questions qu’on espère voir abordées lors de l’événement « Et toi, la nuit ? » qui consacre quelques tables-rondes à ces questions. Car si pour Fabien Robert « On ne s’ennuie pas à Bordeaux, il y a vraiment de quoi faire », on peut penser qu’accompagner encore davantage la dynamique culturelle nocturne en ville permettrait de hisser la ville à la hauteur de certaines de ses voisines européennes.
Mini doc de 2016 en lien avec le sujet https://youtu.be/ts70ljFWAM0