Vers une scène électronique plus paritaire ?

Comment faire en sorte de résorber les déséquilibres de représentation à l’œuvre au sein de la scène électronique ? Quels leviers d’actions existent pour favoriser une meilleure représentation des femmes et minorités de genre lors d’événements et autres manifestations artistiques ? À Bordeaux, comme ailleurs, des initiatives participent déjà à faire évoluer les consciences, mentalités et surtout pratiques. Pour tenter de mieux cerner ce qui est ici à l’œuvre, plusieurs artistes féminines, djs et passionnées de musique électronique ont ici été interrogées. Elles s’expriment sur la question et partagent leurs visions, entre optimisme et espoirs. Décryptage.

Autrice : Marion Sammarcelli
Éditeur.ice : Juliette Josse & Laurent Bigarella
Crédit photo : Jim Prunier & Miléna Delorme

À l’image d’autres sphères artistiques, le milieu des musiques électroniques est traversé d’inégalités et de biais. Les femmes y sont moins considérées, moins représentées (plusieurs études ont notamment révélé les écarts de programmation femmes-hommes dans la plupart des événements). Malgré tout, certains changements s’observent ici et là, laissant penser qu’un plafond de verre est en train d’être brisé, même si la route semble encore longue. C’est cette évolution sur laquelle nous avons souhaité nous attarder, en nous penchant sur la scène électronique bordelaise.

Pour comprendre la façon dont les questions de parité s’invitent dans la scène électronique locale, nous avons recueilli les témoignages des principales concernées, des femmes dj professionnelles ou débutantes, basées en Nouvelle-Aquitaine pour la plupart. Bernadette, Mary B, Urwax, Salomée, Esilise, Grzesiak, Morgane Tenenbaum (DJ LaGronde), Bad4na et Salomé Partouche ont ainsi répondu à nos questions. Avec elles, nous nous interrogeons sur les mécanismes de domination masculine agissant sur les programmations et line-up d’événements. Au-delà de ces interrogations, elles explorent des solutions pour tenter de rééquilibrer la situation actuelle, tout en évoquant l’avenir global de la scène électronique. 

Représentations, modèles & musique genrée

Si des progrès s’observent aujourd’hui sur la plupart des programmations musicales à Bordeaux (et ailleurs), la parité au sein des line-up reste moindre. Et ce d’abord pour une simple raison : peu de femmes mixent. Parallèlement, les récits fondateurs des cultures électroniques sont quasiment exclusivement composés d’hommes. Cette situation et cette histoire a façonné les imaginaires des publics, qui jusqu’à il y a quelques années n’étaient pas choqués de ne voir aucune femme dans un dj booth, comme l’explique Salomé Partouche, membre de la Fimeb et du collectif tplt, qui vient de débuter derrière les platines. « Lorsque je me rendais à mes premières soirées techno / electro, mixer me paraissait même impensable, d’autant plus en tant que femme » confie-t-elle.

Quand j’ai commencé le mix, je me suis sentie assez seule en tant que nana. Je n’avais pas de femmes artistes à qui vraiment m’identifier

Morgane Tenenbaum (Medusyne)

Membre active de l’association de médiation culturelle Medusyne, Morgane Tenenbaum (dont le nom de dj est LaGronde) rejoint Salomé dans ses propos : « Personnellement, quand j’ai commencé le mix en 2016, je me suis sentie assez seule en tant que nana. Je n’avais pas de femmes artistes à qui vraiment m’identifier (en tout cas en France) et pas non plus de meufs sur Bordeaux avec qui faire du son ». Le constat est clair : si les line-up recensent essentiellement des noms masculins, c’est parce que peu de femmes se lancent dans l’aventure du deejaying. Pour la Disc Jockette – comme elle-même se nomme – Bernadette que nous avions rencontré à l’occasion de l’événement de l’IBOAT Rêve de Jour, cette faible représentativité des femmes au sein de la scène électronique s’explique en partie car « Les instruments de musique sont genrés, et la musique électronique l’est clairement au masculin. »

« Une femme sait faire ça ? »

Plusieurs femmes djs, autant celles qui ont déjà mixé en club que les débutantes, expliquent par ailleurs avoir souvent fait l’objet de remarques désobligeantes, voire même sexistes. C’est le cas d’Esilise, jeune artiste toulousaine du collectif Rêve Party Records mixant principalement de la techno, de l’acid et de la hard techno : « Une fois, quand j’ai mixé, j’ai entendu un homme dire : « c’est trop violent pour que ce soit une fille », comme si le style que je mixais était seulement réservé aux hommes. »

Set enregistré par la toulousaine Esilise

C’est ce que Grzesiak dj techno, acid et indus, souligne également, en expliquant avoir souvent lu des remarques faites par des hommes à des productrices ou femmes djs : « Ce petit truc peut faire du hardcore ? » ; « Une femme sait faire ça ? ». Elle-même en a entendu : « J’ai souvent eu des remarques comme : « Ah enfin une fille qui mix », ou « Une femme qui mix franchement c’est rare », voire même « Hey j’ai vu que tu avais mixé, en plus t’es une femme franchement chapeau ! ». Ces phrases ne sont pas méchantes, mais cela fait penser que ce n’est pas normal. C’est comme si certains étaient choqués de voir une femme aux platines ». Bien que débutante dans cet univers du deejaying et n’ayant jamais encore joué en club, Salomé Partouche confie elle aussi avoir déjà entendu une phrase comme « Ah c’est marrant que tu mixes. »

On affilie trop le deejaying à une pratique dite “technique” et, in fine, “masculine” : trop de câbles, trop de boutons, trop de logiciels : trop de choses que les filles n’aiment pas gérer

Salomé Partouche (Fimeb & tplt)

Ces phrases qui peuvent pour certain.es paraître anodines, ne le sont pas pour celles qui en sont les réceptrices et soulèvent deux problèmes qui trouvent écho avec le manque de représentation des femmes des line-up : mixer serait en apparence trop technique pour les femmes et, elles ne seraient pas prises au sérieux, tournées en dérision. « Je pense qu’on affilie trop le deejaying à une pratique dite “technique” et, in fine, “masculine” : trop de câbles, trop de boutons, trop de logiciels : trop de choses que les filles n’aiment pas gérer. Et c’est triste de penser ça en 2021 » détaille Salomé Partouche.

Salomée du collectif Blind

Dj mauricienne, passée par Berlin et fondatrice de la plateforme bordelaise Blind, Salomée confirme cette sensation de sentiment de supériorité de certains de ses homologues masculins : « On est souvent sous-estimées, sur ce qu’on pourrait jouer comme son, sur notre capacité à savoir utiliser du matériel de mix, etc… Ou encore, le fait de ne pas respecter notre espace, toucher à la table de mixage quand on est en train de mixer ou recaler une track à notre place ». Comme si les femmes n’étaient pas capables de gérer leur propre performance, comme si elles étaient forcément des débutantes.

Interrogée sur cette question par nos soins dans un récent entretien, Bernadette indiquait elle aussi avoir rencontré ce même type de problèmes. « Des obstacles ? Je dirais surtout qu’au départ personne ne me prenait au sérieux. […] Les premières dates où j’ai pu mixer, les regards étaient très présents. Mais, heureusement que je m’étais bien entraînée en amont, car la moindre erreur était plus visible et moins pardonnée ». De plus, Esilise confirme ce sentiment : « Le souci c’est qu’en tant que femmes, nous ne sommes pas prises au sérieux. On ne parle souvent que du physique des dj les plus connues… ». 

Crédit photo : Jim Prunier. Bernadette pendant un cours de mix au Sucre à Lyon.

De son côté, Morgane de Medusyne évoque « des yeux qui se braquent sur toi » en tant que fille qui mixe. La rappeuse néo-aquitaine Bad4na, qui s’est mise au mix sur le modèle de C4am il y a peu, abonde dans ce sens : « Une femme dans la musique, ça faisait rire les gens, on nous décrédibilisait ». Dès lors, les conditions pour encourager les femmes à se lancer dans le deejaying ne semblent pas vraiment réunies : difficile pour elles de se sentir safe dans un tel contexte, et ce n’est pas étonnant que seul un petit nombre d’entre elles se lancent dans l’aventure. Il en découle un manque de représentativité au sein de la scène électronique ainsi qu’un trop faible nombre de modèles féminins desquelles il serait possible de s’inspirer. Or, comme l’explique Bernadette : « Sans modèle, il est difficile de se projeter ».

Briser le plafond de verre

Selon Mary B, membre du collectif de musiques électroniques SUPER Daronne à Bordeaux, « Il faut briser ce plafond de verre et accompagner toutes celles qui veulent se lancer ». Agir à la source du déséquilibre semble en effet être un levier d’action essentiel pour enclencher une nouvelle dynamique. Initier de plus en plus d’amatrices au mix afin que d’autres n’aient plus peur de se lancer apparaît comme une des solutions, pour ainsi créer des modèles auprès desquelles certaines pourront s’identifier.

Podcast de Mary B pour Scene city sur Mutant Radio

C’est ce que Bernadette a instauré à travers ses cours de deejaying proposés en non-mixité, par des femmes et pour les femmes. Il s’agit du projet Move UR Gambettes qui permet de rendre ce milieu accessible aux femmes, « leur proposer une formation bienveillante et sans sentiment d’oppression » sur Lyon, Paris et Bordeaux. En plus de ces ateliers, l’association Move UR Gambette met en place d’autres projets comme IELS MIX à Marseille ou SISTER ACT à Grenoble, qui œuvrent au soutien des artistes émergentes, pour une durée d’un an.

Dans cette même logique, Mary B explique qu’à Bordeaux, l’IBOAT va proposer des cours de mixes dès la rentrée : « On va proposer des cours de deejaying aux femmes, une sorte de safe space où elles pourront apprendre à mixer et produire, sans avoir peur du regard des autres ». C’est grâce à l’ensemble de ces initiatives que les questions de parité peuvent évoluer au sein de la scène des musiques électroniques, à Bordeaux et ailleurs, afin de motiver plus d’une à se jeter dans le grand bain.

De son côté, Bad4na mentionne un autre outil majeur qui est susceptible de changer les choses, la médiation culturelle. « J’ai rencontré pleins de femmes dans le monde de la musique cette année, et c’est grâce aux événements qui nous sont consacrés, ainsi qu’aux associations et aux médias qui nous accordent une grande place. Je pense notamment à Medusyne ». Le rôle des médias est en effet particulièrement important dans ce mouvement, pour donner la parole aux femmes artistes, promouvoir leur travail voire parfois dénoncer certains déséquilibres au sein du paysage artistique. Il en va de même pour certaines associations de médiation culturelle (à l’instar de Medusyne) dont la direction artistique est tournée vers la défense de cette scène féminine. Ce que Morgane confirme : « Je m’efforce de faire de mon mieux pour mettre en lumière les artistes féminines via le booking et la production d’événements avec Medusyne. »

Mary B et Ola Terreur, à Rêve de Jour (IBOAT). Crédit : Miléna Delorme

La place du booking, des programmateurs.rices de salles et de clubs est d’ailleurs primordial dans ce mouvement global. Sur d’autres esthétiques musicales, la question de résidences en non-mixité c’est posé à Bordeaux avec le projet Peaches & Witches par exemple. Les line-up 100% féminins pour introduire de plus en plus les femmes dj pourrait par ailleurs être l’une des solutions pour parvenir à rééquilibrer certaines programmations. C’est l’avis de Salomée, pour qui il conviendrait : « D’essayer d’intégrer un maximum de femmes dans les bookings, de sensibiliser les acteur.ices de la scène électronique à ce manque pour qu’ils ou elles prennent part au mouvement, afin de changer les choses progressivement. » Effectivement, le changement doit venir de l’ensemble des acteur.ices de cette scène, pas seulement des artistes. C’est ce qu’a initié l’IBOAT lors de son événement Rêve de Jour, en collaboration notamment avec Ola Radio. C’est dans ce cadre qu’a été proposé une journée avec un line-up 100% féminin, composée de Mary B, Ola Terreur, DJ Donna, Belaria et Bernadette.

Engagement, communauté & soutien

Si la programmation de line-up de djs entièrement féminin est une avancée, l’objectif final reste évidemment de parvenir à une forme de parité sur l’ensemble des programmations de la scène électronique, et qu’elle devienne un réflexe pour tous les programmateur.ices au moment du choix des artistes à mettre en avant. C’est l’engagement de la webradio bordelo-marseillaise Ola Radio, comme Mary B l’explique, à travers de véritables choix de programmation : « Alice (Ola Terreur, ndlr), la co-fondatrice d’Ola Radio commence à refuser de diffuser des livestreams ou être partenaires sur des plateaux 100% masculins. Personnellement je trouve ça bien, car ça pousse les programmateur.ices à inclure des femmes, et donc, apporter des modèles à celles qui veulent se lancer. » Et c’est précisément ce genre d’engagement, de partis-pris, qui est susceptible de faire évoluer certaines pratiques, et donc in fine d’opérer un changement des représentations plus global.

Interrogée sur cette question de ses débuts au sein des musiques électroniques, Urwax raconte avoir très tôt été soutenu par ce type d’acteur.ices : « Dès le début j’ai eu l’opportunité de faire partie de la communauté musicale grâce à Ola Radio ». Une situation qui confirme que le sentiment d’appartenance à cette scène passe également par la multiplication des structures et des organisations qui défendent ces cultures, à l’image de la webradio née à Bordeaux et qui s’est récemment installée à Marseille.

Il ne faut pas que tout ça soit un coup marketing pour montrer qu’un line-up n’est juste pas 100% masculin

Mary B (SUPER Daronne)

Enfin, un autre levier d’action pour encourager de nouvelles musiciennes à se lancer dans la pratiques des musiques électroniques et qui revient souvent dans nos discussions est celle du soutien que peuvent apporter leurs homologues masculins. Que les hommes qui mixent, amis, cousins, frères, amoureux soutiennent et poussent chacune de celles qui envisagent de se lancer. Salomé (Fimeb et tplt) en parle très bien : « L’impulsion doit aussi venir des collectifs et djs masculins qui ont un vrai rôle à jouer dans cette évolution. Laisser les platines aux copines, leur montrer que tous ces boutons c’est pas si compliqué. Leur dire que si eux peuvent le faire, pourquoi pas elles ». C’est exactement ce qui est arrivé à Mary B, du collectif SUPER Daronne : « Les garçons, qui sont aujourd’hui mes meilleurs amis, m’ont justement poussée et aidée à passer du stade du dig, à celui de dj. Dès que j’ai des questions, ils m’aident, donc je n’ai rencontré aucun obstacle important, au contraire, j’ai la chance de me sentir super soutenue, ça fait chaud au cœur. »

Mary B à Isulia (Fimeb). Crédit photo : Miléna

À en croire les récentes évolutions des différentes programmations ici ou là, on assiste probablement à une forme de momentum au sein de la scène électronique. La plupart des directeur.ices artistiques de salles ou de festivals semblent dans leur grande majorité avoir intégré dans leur logiciel la nécessité de rééquilibrer des programmations bien trop masculines. Attention malgré tout au purplewashing ou à toute autre forme de récupération, comme l’explique Mary B qui met en garde : « Il ne faut pas que tout ça soit un coup marketing pour montrer qu’un line-up n’est juste pas 100% masculin, mais que ce soit une réelle volonté d’inviter et de valoriser le travail de ces dj femmes ». Avec, pour finalité, la volonté de parvenir à une forme d’égalité, d’équilibre, selon les mots de Bernadette qui « envisage un avenir où il n’y aura plus besoin de Move UR Gambettes, car la pratique sera beaucoup plus représentative ». Dans ce combat, qui se manifeste également par un esprit de sororité, les plus jeunes sont d’ailleurs celles et ceux qui sont parmi les plus engagées selon Grzesiak, qui parie sur la nouvelle génération : « L’avenir de la scène électronique je l’imagine avec du respect et de l’entraide entre toutes et tous, […] La nouvelle génération est de plus en plus ouverte… ».

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