En septembre dernier, la journaliste Elodie Potente et la street-artiste Popnographe ont sorti le cinquième épisode de leur podcast « Et si Banksy était une femme », cette fois-ci tourné vers la ville de Bordeaux. L’épisode interroge la place des femmes streets-artistes au sein de la scène locale, dans un milieu essentiellement masculin. Le podcast ouvre par ailleurs plusieurs réflexions sur cette pratique encore sujette à de nombreux stéréotypes. Les voix des narratrices du podcast dépeignent un art visuel tout en poésie et pédagogie, permettant à l’auditeur·ice de se projeter facilement dans les différents univers artistiques proposés.
Crédit photo : Elodie Potente, Popnographe
D’un postulat à une concrétisation difficile
L’idée de cette immersion auditive est née de l’interrogation qui donne son nom aux six épisodes du podcast : pourquoi les plus grandes théories exprimées à propos de l’identité de Banksy, un des noms les plus populaire du milieu du street-art, utilisent-elles le pronom « il » alors que l’artiste revendique lui-même l’anonymat le plus total ?
Lorsqu’Élodie Potente et Popnographe préparent l’épisode sur Bordeaux, elles se retrouvent face à la difficulté de faire incarner leur idée par des artistes femmes, comme l’explique l’une d’entre elles : « À Bordeaux, on a commencé nos recherches dès qu’on a commencé le podcast en 2020, et on a mis très longtemps à trouver. On a trouvé tout de suite Rouge, qui est une artiste très connue et installée, qui a un univers assez incroyable et qui vit de ça. Mais ensuite, on a vraiment eu du mal ».
Plusieurs femmes investissent pourtant la scène street art à Bordeaux. C’est donc une problématique plus globale qui concerne la vitalité du milieu street art bordelais. Nombreux·ses sont les artistes à s’exporter vers des villes plus dynamiques, voire à se tourner vers le monde rural, parfois plus ouvert à cette pratique – là où Bordeaux peut parfois sembler réfractaire au développement de cet art. Dès lors, trouver des interlocuteur·ices pour l’épisode du podcast a pu se révêler complexe pour Élodie Potente et Popnographe.
Rouge et Delphine Delas : créer « avec » la rue plutôt que « dans »
Quatre femmes prennent la parole au cours de l’épisode : les artistes Rouge, Delphine Delas, ainsi qu’Hannah et Axelle, à l’initiative de l’association Elle Par’court. Bien que des interrogations sur la place des femmes au sein de cette scène street art locale soient soulevées, les trente minutes de podcast réussissent à dessiner le portrait artistique de ces femmes sans faire référence à leur genre de manière centrale.
Rouge, diplômée de l’école des Beaux-arts de Bordeaux travaille sur des supports multiples (collages, installations, peintures…). Sa voix réfléchie et profonde invite à imaginer ses différentes pratiques artistiques : son art est né d’une volonté de rencontrer le public, d’avoir un langage direct, d’introduire les œuvres dans l’espace public et de ne pas laisser le choix de l’évitement.
À Bordeaux, on s’est aperçu que la scène était mouvante, très underground. Il y a quelque chose de moins formel et institutionnel ici.
Élodie Potente
Delphine Delas, elle, fait vivre un art organique, en symbiose avec son environnement. L’œuvre seule ne compte pas si elle ne prend pas en compte qui habite en face, qui passera devant, quels murs habillent-elles. La ville de Bordeaux comme espace plastique, d’affirmation mais aussi de cohésion et de compréhension pourrait être le fil rouge de ces paroles, qui rejoignent également celles des fondatrices d’Elle par’court. Élodie Potente confie : « À Bordeaux, on s’est aperçu que la scène était mouvante, très underground. Il y a quelque chose de moins formel et institutionnel ici. Les deux artistes nous ont confiées aimer s’inscrire dans un contexte : elles ne vont pas juste peindre quelque part, elles ont besoin de s’y implanter, de connaître les gens. C’est un aspect que l’on avait jamais abordé avant. »
Cultiver la témérité pour se réapproprier l’espace
Hanna et Axelle ont elles créé Elle par’court comme un véritable voyage artistique à travers Bordeaux. Pour combattre la colère et le sentiment d’impuissance que peut provoquer le harcèlement de rue, elles décident de mettre en place un parcours autour de trois œuvres créées par des femmes et des minorités de genre avec l’aide d’artistes bénévoles au niveau local. Alors que Rouge décrit un milieu du street-art parfois loin des clichés sexiste que l’on en fait, elle dénonce néanmoins le fait que l’on encourage rarement les femmes à la témérité. C’est ce que rappelle aussi Delphine Delas lorsque qu’elle relève la fascination physique mal placée de certains artistes hommes devant une femme dont l’art s’exporte sur les toits ou sur des hautes façades : la liberté de cet art, le voyage, les espaces peu praticables, la nuit et l’insécurité grisante du street-artiste appartient à un « imaginaire de garçon ».
L’association Elle par’court permet ainsi une réappropriation en deux temps : transformer la peur de cette nuit en moteur, et faire installer des œuvres dont les autrices sont des femmes. Les initiatives des collages féministes à Bordeaux s’inscrivent également dans ce contexte d’art urbain : la dimension militante et activiste des colleuses prend une ampleur différente selon le lieu investi. Comme ces 150 noms collés sur le monument aux Girondins place des Quinconces. « On a eu besoin de raconter l’histoire de la ville, tout en racontant l’histoire du street artiste, tout en interrogeant tout ce qu’on fait ».
Et si Banksy était humain ?
En plus des 4 artistes présentées, le duo laisse entendre la voix d’un homme : celle de Pierre Lecaroz, qui a notamment permis à Rouge de faire reconnaître son travail. Il est à l’initiative de l’association Pôle Magnetic et du M.U.R à Bordeaux, cet espace mural de roulement artistique et d’expression devenu indispensable au milieu du street art bordelais.
« Et si Banksy était une femme » dresse un état des lieux immersif de Bordeaux et de la place des femmes dans cette ville. Les protagonistes interrogé·es le sont au-delà de leur genre, en qualité d’artistes œuvrant à la création de structures, installations, initiatives et regards portés vers la pulsion créatrice et le besoin d’expression.
Bien que « L’idée de ce podcast soit de faire en sorte que les femmes ne soient pas oubliées de l’histoire comme elles l’ont été dans toutes les disciplines, qu’elles font bouger l’art urbain, et qu’on s’aperçoit qu’elles y excellent techniquement » on ressent la volonté d’Élodie Potente et Popnographe de ne pas cantonner le sujet au genre, mais bien à l’art en lui-même également. Le street-art féminin se doit-il d’être nécessairement féministe et millitant est une question qui permet de mieux cerner les possibles réponses à la question « Et si Banksy était une femme, que cela changerait-il ? ». « Rien » selon Pierre Lecaroz, dont le sujet du genrage de l’œuvre appartient selon lui à un débat sociétal stérile. Pour lui, c’est une aventure humaine et artistique avant tout. Pour Rouge, la question du genre pourrait être élargie à d’autres minorités. Et si Banksy était racisé ? Queer ? Quoi qu’il en soit, ce podcast permet de voir Bordeaux comme un terrain de jeux artistique enclin à des femmes représentées et représentantes d’un art urbain affirmé et maitrisé.