Zoé de la Taille : « la scène rap locale est très débrouillarde »

Rencontre et entretien avec Zoé de la Taille, médiatrice et programmatrice de concerts rap au Rocher de Palmer. Son parcours, ses missions, les collaborations qu’elle noue au niveau local, ses interlocuteur·ices : on tente de comprendre les réalités de son métier. On retrouvera Zoé le vendredi 17 mai lors d’un talk à Deus Ex Machina à l’occasion du premier épisode de Grabuge, format 100% rap proposé par Le Type.

Crédit photo : Ken Wong-Youk-Hong

Le Type : Salut Zoé ! Tu travailles au Rocher de Palmer ; en quoi consiste ton métier ?

Zoé de La Taille : Nous sommes ici à Musiques de Nuit, l’association qui pilote le projet artistique du Rocher de Palmer. Je suis salariée de cette association depuis 17 ans – j’ai commencé avant la création du Rocher, qui a lui ouvert ses portes en 2010. J’y occupe 3 fonctions.

La première, celle pour laquelle j’ai été embauchée il y a 17 ans, c’est la médiation culturelle. Dans ce cadre, mon travail est de faciliter l’accès aux activités culturelles qu’on va proposer tout au long de l’année. Par exemple, je travaille avec le secteur médico-social, aussi bien avec des centres sociaux qu’avec des MECS (Maison pour Enfants à Caractère Social) ; il s’agit de foyers d’accueil pour les enfants.

Je travaille aussi avec des centres d’accueil pour les demandeur·euses d’asile (CADA), avec la maison d’arrêt, des hôpitaux comme Charles Perrens, Cadillac, avec des cliniques privées ; je travaille aussi avec des structures d’accueil pour des enfants qui présentent des difficultés aussi de comportement (IME)… Mon travail est d’animer ces partenariats, de montrer qu’au Rocher il n’y a pas que des concerts payants, le soir. Mais qu’il se passe plein d’activités gratuites dans la journée, ouvertes à toutes et tous, pour découvrir la musique.

Après, j’ai une deuxième casquette en tant que chargée d’accompagnement de la scène musicale locale. Tout·e artiste, quelle que soit l’esthétique dans laquelle il ou elle évolue, peut venir me voir, pour bénéficier d’aide dans le développement de son projet. Ça peut se faire autant en proposant une résidence, un prêt de studio, ou une mise en lien avec d’autres salles avec qui on travaille en local, comme la Rock School Barbey, le Krakatoa ou L’Inconnue à Talence.

Ma troisième casquette, c’est la programmation. Je suis chargée de programmation, très spécialisée en rap. C’est ce qui m’anime et me passionne. Et j’ai la chance d’avoir une direction ouverte, qui me permet aussi d’explorer d’autres styles. C’est pour cela que je vais aussi de temps en temps vers la pop, la chanson, le dub.

Crédit photo : Pauline Salles

Qu’est-ce qui t’a poussée à faire ce métier ?

Comme plein de gens, je ne savais pas ce que je voulais faire plus jeune. Mais j’étais passionnée de musique depuis longtemps. Mon frère et ma sœur sont musicien·nes. Je suis rapidement devenue passionnée de culture hip-hop, j’ai écouté très vite beaucoup de rap français et américain ; j’ai fait de la danse. À côté, je traînais beaucoup dans des soirées, notamment à Paris où j’ai vécu.

J’ai commencé à organiser des événements, à faire des stages et entrer en contact dans ce milieu. Au fil des opportunités que j’ai eu et suite à mes études en IUT gestion de l’action culturelle – qui porte désormais le nom « Comedia » – j’ai été embauchée à Musiques de Nuit après un stage. J’y ai démarrée comme médiatrice, la programmation est venue plus tard. Cela a été possible grâce à des discussions avec mon directeur ; on échangeait et je lui donnais des conseils sur certain·es artistes. Un jour, il m’a laissée programmer un premier groupe. C’était Hocus Pocus, avec en première partie le groupe Coup 2 Cross, qui s’appelle désormais C2C. Suite à ça, j’ai commencée à programmer de plus en plus.

Comment perçois-tu le rôle d’une « scène de musiques actuelles » (SMAC) comme le Rocher de Palmer pour la scène musicale ?

Il faut arriver à proposer une programmation qui soit un bon équilibre entre ce que les gens attendent et ce que toi tu veux défendre en tant que programmateur·ice. On est obligé·es de programmer des artistes très connu·es, qui sont moins notre tasse de thé, pour derrière pouvoir inviter des artistes plus émergent·es, qu’on a vraiment envie de défendre.

L’enjeu est là : dans les différentes chapelles du rap, il faut se rappeler qu’il y a des artistes très connu·es qui vont bien marcher et des artistes qui le sont moins mais qu’il faut faire découvrir.

Zoé de la Taille (Rocher de Palmer)

Quels sont les enjeux liés à la programmation du rap dans une salle qui est en périphérie de Bordeaux ?

Une SMAC qui ne programme pas de rap passe selon moi à côté de toute une génération. Le rap est le genre numéro 1 écouté en France : en programmer est donc un enjeu à l’époque. L’enjeu se situe dans le fait de défendre des artistes comme Souffrance ou Jewel Usain (l’entretien a été réalisé en février dernier, ndlr) tout en ayant dans la balance Niska ou SCH.

Souffrance est mon coup de cœur de l’année. Je le fais même si je sais que la date ne sera pas forcément complète cette année. Mais il faut le faire. L’enjeu est là : dans les différentes chapelles du rap, il faut se rappeler qu’il y a des artistes très connu·es qui vont bien marcher et des artistes qui le sont moins mais qu’il faut faire découvrir.

Comment se déroulent les collaborations avec les autres salles de la région bordelaise ?

Je travaille très bien avec la Rock School Barbey par exemple. Ensemble, on coorganise plusieurs événement, comme le Carnaval des Deux Rives. Pour la partie rap, je travaille beaucoup avec Achraf sur le Buzz Booster. La Rock School et le Rocher sont copilotes dessus : on porte ensemble ce dispositif. Ça implique autant la communication que l’accueil des finales une année sur l’autre, chacun notre tour.

On fait aussi beaucoup aussi ce qu’on appelle des coproductions. Ce sont des concerts qu’on organise à deux. Ça permet de mutualiser les moyens financiers : on fait 50-50, pour résumer. Je travaille également avec le Krakatoa ou L’Inconnue, mais pour des raisons différentes. On le fait plutôt autour de l’accompagnement de la scène musicale locale.

Au-delà des salles, qui sont tes interlocuteur·ices dans le cadre de ton travail ?

Ce ne sont généralement pas les artistes mais les tourneurs. Ce sont les structures chargées d’organiser les tournées des artistes. La première chose que je fais quand je commence à bien kiffer un artiste, c’est trouver son tourneur. Si je ne trouve pas le contact, j’écris à une boucle de programmateur·ices, puis je contacte le tourneur.

Concert du rappeur Georgio au Rocher de Palmer, février 2019. Crédit : Miléna Delorme

Si les artistes n’ont pas de tourneurs – ce qui était par exemple le cas pour d’Houdi ou Realo – on se met en contact avec eux directement. Puis on attend qu’ils aient trouvé un deal chez un tourneur. Mais c’est très rare qu’on se positionne en direct avec un·e artiste. Quand tu deal une date pour un·e artiste, tu payes le tourneur, qui lui paye l’artiste. Et le tourneur prend un pourcentage au passage, de 10 à 15 %.

La scène rap locale est très fournie, foisonnante, riche. C’est une scène très débrouillarde. Chacun·e y mérite sa place.

Zoé de la Taille (Rocher de Palmer)

Quel regard est-ce que tu portes sur la scène rap locale ?

C’est une scène très fournie, foisonnante, riche. Une scène très débrouillarde. Chacun·e y mérite sa place. Il y a beaucoup de représentations dans de nombreuses chapelles du rap. Je dis « débrouillard » parce qu’il y a une difficulté à trouver les bons partenaires localement. La plupart aimerait trouver un label, un tourneur, mais très souvent ils ou elles doivent se débrouiller tout seul.

Je trouve les artistes de la scène rap locale assez talentueux·ses dans le sens où chacun·e parvient à faire parler de lui ou d’elle, à travers des clips ou des projets originaux, des concepts de soirée, le fait d’être pris dans des dispositifs… Ces artistes arrivent à faire des choses en mode DIY, sans soutien, en étant très nombreux·ses.

La grosse difficulté, c’est qu’il y a beaucoup d’appelé·es et très peu d’élu·es. Cette scène est riche mais il faut donc jouer encore plus des coudes pour émerger. Ça rend les choses difficile. Pour les artistes, mais aussi pour nous, en programmation. Si ça ne tenait qu’à moi j’aurais programmé à peu près tous les groupes qui m’ont contacté et qui veulent passer au Rocher !

Comment perçois-tu la structuration – ou la non-structuration – de l’écosystème du rap local ?

Beaucoup d’acteur·ices sont seul·es et montent leur propre structure : des labels ou studios. Si Buzz Booster ou des dispositifs jouent un rôle d’accélérateur, aujourd’hui Internet a une place également importante dans le développement d’artiste. Il me semble que TikTok a été une plateforme importante pour un artiste local comme aupinard par exemple.

J’admire les artistes car ils et elles font beaucoup de choses seul·es. Quand je les rencontre en rendez-vous, ils ou elles me racontent qu’ils ou elles charbonnent à faire des clips, à essayer de financer leurs projets, monter leurs labels, se former…

Faire des premières parties, c’est bien, mais après le but va être d’arriver à s’exporter. Et c’est là que nous, en tant que salles de concerts, nous sommes limité·es. Nous n’avons pas la possibilité de les faire jouer à Toulouse, Lyon, Rennes ou dans d’autres grosses villes. Et moi la première, quand un·e artiste de Saint-Étienne ou Toulouse m’appelle en voulant jouer au Rocher, je lui dis non. Il y a déjà trop d’artistes en local qui attendent, je ne peux pas programmer ces projets d’autres villes. Du coup, c’est un peu le serpent qui se mord la queue, car l’artiste ne se fait jamais voir ailleurs.

Mon rôle est d’être alerte sur la scène locale.

Zoé de la Taille (Rocher de Palmer)

Comment vois-tu ton rôle au sein de cet écosystème local ? 

J’ai une oreille attentive. Je rencontre quasi systématiquement toutes celles et ceux qui me le demandent. Au moins au téléphone. Quand je trouve que le projet est mature pour aller sur scène, j’essaye de faire passer la proposition. Mon rôle est d’être alerte sur la scène locale.

J’essaye d’écouter les recommandations et j’aimerais aller plus souvent en concerts. Mais je n’arrive pas à avoir le temps, je suis beaucoup ici. Quand tu programmes des concerts c’est important de les voir. J’ai donc du mal à honorer toutes les invitations qu’on me fait à l’extérieur.

Pour rester au courant de l’actualité rap, j’écoute énormément les conseils de mes stagiaires.

Zoé de la Taille (Rocher de Palmer)

Comment te tiens-tu informée de l’actualité rap ?

Je regarde régulièrement les réseaux sociaux où je glane plein d’infos. J’écoute aussi énormément les conseils de mes stagiaires. En fait, j’écoute les conseils de tout le monde. De l’enfant de 10 ans au stagiaire de 25 ans. Parce que eux ou elles sont dans une époque dans laquelle où on écoute de la musique tout le temps. J’ai aussi une boucle de programmateur·ices avec qui on se donne des conseils. On se demande souvent des trucs comme « est-ce que tu connais untel ».

Caballero et JeanJass en concert au Rocher de Palmer. Crédit : Intza Bagur

Il y a aussi la participation à des festivals qui est importante, comme le Printemps de Bourges et le Grünt Festival. Ce dernier est devenu mon rendez-vous annuel où je fais le plein d’artistes émergent·es. J’écoute aussi beaucoup les conseils des tourneurs avec qui je m’entends bien. Je suis aussi certains médias, comme Booska-P. J’essaye de me nourrir de tout.

Pour terminer, quels conseils donnerais-tu à des jeunes souhaitant se lancer dans le rap ?

Travailler beaucoup. Ne pas se sentir arrivé·e sous prétexte qu’on sent que son projet est chouette. Bien travailler les aspects scéniques. Pour réussir, il faut je pense envisager ça comme un un métier ; se sentir entrepreneur de son projet. Ça commence par se renseigner sur ce que c’est qu’un label, un tourneur, un éditeur, la SACEM, les droits d’auteur… C’est important d’être conscient·e de toutes les étapes de son projet, et ne pas uniquement faire « le clip qui tue pour péter un score ».

Ça m’est arrivée de rencontrer des artistes qui venaient me voir simplement parce qu’ils avaient fait une vidéo qui avait bien buzzée. L’artiste en question se mettait une énorme pression parce que son seul objectif était de refaire une vidéo qui devait dépasser le nombre de vues qu’il avait fait. Il ne pensait plus du tout en terme de passion. Garder la passion est essentiel. Et travailler. Écouter ce qui se fait à côté, s’en nourrir.