Historiquement connu sous le nom de Rock & Chanson, le projet culturel de la SMAC de Talence évolue aujourd’hui et se réinvente. En questionnant les usages de sa salle de concerts, ses 8 studios de répétitions, son espace d’enregistrement et son dispositif d’accompagnement, L’Inconnue propose une nouvelle approche artistique au sein du paysage musical local. C’est le vendredi 22 septembre que ce nouveau projet sera officiellement lancé, après trois années de réflexion pour le repositionner. Pour mieux en comprendre ses contours, on a rencontré Delphine Tissot et Annabel Gazzano, respectivement directrice et chargée de communication de L’Inconnue.
Crédit photo : OKALI à L’Inconnue, par Lucas Berthoumieu
Localisé au cœur d’un parc aux arbres centenaires de Talence, un ancien chai héberge depuis 1985 un lieu de vie dédié à la musique. Porté par une association loi 1901, le projet voit le jour suite à une demande faite au Maire de la ville par une bande de jeunes rockeurs en quête d’espaces pour pouvoir répéter hors de leur garage. Quelques milliers de francs plus tard – alloués par la collectivité – pour retaper les locaux, « Rock & Chanson » sort de terre. Petit à petit, d’autres studios de répétitions s’ajoutent au projet. Un studio d’enregistrement suivra, puis une école de musique. En 2000 une salle de spectacle d’une jauge de 160 personnes vient compléter le projet.
Labellisé SMAC (Scène de musiques actuelles) en 2012 par le Ministère de la Culture, Rock & Chanson émerge à un moment où, selon les mots même de son fondateur Patrice Dugornay « Ce genre de projet avait le vent en poupe. » Plusieurs SMAC se développent alors sur le territoire : c’est l’époque où la Rock School Barbey, le Krakatoa et le Rocher de Palmer se lancent (les 4 SMAC se rassembleront en 2012 dans la Mission de Coopération qui regroupe les Scènes de musiques actuelles, la MICS). Au moment de sa création, l’expression « rock et chanson » désigne ce qu’on appellerait aujourd’hui les « musiques actuelles ». Une étiquette aujourd’hui un poil désuète, qui va pousser la nouvelle directrice du lieu Delphine Tissot, son équipe de 15 personnes et le bureau de l’association à entamer une réflexion sur le nom projet. Et, de manière plus générale, à le réinventer pour l’adapter aux nouvelles pratiques et aux enjeux de notre temps.
La réinvention d’un écosystème
Lorsqu’elle prend les manettes de Rock & Chanson en 2020, Delphine Tissot est confrontée à plusieurs défis. « L’infrastructure était dans un mauvais état, sur le plan financier c’était très compliqué » se souvient-elle lorsqu’elle évoque son arrivée. En plus de cette délicate situation, Delphine va se heurter à une autre difficulté de taille : la crise du Covid-19, qui va frapper l’ensemble du secteur culturel – et bien au-delà – quelques mois après son arrivée. Un timing particulièrement éprouvant pour celle qui en plus de devoir gérer la situation dans laquelle se trouve Rock & Chanson doit affronter l’une des périodes les plus critiques pour le secteur culturel indépendant.
Après un travail important de restructuration et une réflexion collective menée avec l’ensemble des partie-prenantes du projet, la pente est redressée. « Aujourd’hui, ça va mieux » lâche Delphine. C’est notamment grâce au soutien des partenaires publics et du conseil d’administration de l’association Rock & Chanson, constituée de 9 personnes « très impliqué·es et investi·es »que la nouvelle directrice maintient la structure à flot : « Ils et elles ont été fabuleux·euses durant cette période très compliquée. » Cette dimension collective et participative est d’ailleurs l’un des piliers de l’identité de l’association. Ses 600 adhérent·es – dont 300 élèves – tiennent une place très importante dans sa vie au quotidien : « chacun·e est émotionnellement investi·e dans la structure » remarque Annabel Gazzano, sa chargée de communication.
À ces préoccupations liées à la survie économique de la structure s’ajoute un autre chantier : celui du repositionnement artistique du projet et sa reconnexion par la scène culturelle locale. Sans vouloir faire table-rase d’un passé qu’elle considère riche et constitutif de l’ADN même de Rock & Chanson, Delphine Tissot lance quelques mois après son arrivée une réflexion collective sur la réinvention et la refonte du récit d’un écosystème aux activités plurielles.
Vers L’Inconnue, et au-delà
C’est d’abord autour du nom lui-même de « Rock & Chanson » que s’oriente les premières discussions. Des discussions nécessaires quand on sait que le projet a vu plusieurs noms se succéder, s’entremêler, ayant pu conduire à une forme de confusion et de trouble identitaire pour la structure – par exemple entre le nom de l’association et celui de la salle de concert. Antirouille, AREMA, Rock & Chanson : l’une des premières décisions de la nouvelle direction est de tout rebaptiser sous le même nom de Rock & Chanson. Pour autant, celui-ci ne convient plus vraiment aux équipes et à la nouvelle directrice : « C’est un nom qui renvoie à deux genres musicaux, il est donc excluant par définition. Et il ne parle pas aux habitant·es du quartier dans lequel nous sommes implanté·es ». Une consultation auprès des adhérent·es de l’association et de son conseil d’administration s’ouvre alors pour faire émerger de nouvelles propositions. Elle durera 3 ans.
En parallèle, Delphine et ses équipes testent des formats pour le lieu, expérimentent. Le Covid-19 a beau l’empêcher d’accueillir des concerts, l’équipe initie davantage de projets de résidences avec des artistes. Entrapercevant une brèche au début de l’été 2021 (entre l’imposition du pass sanitaire et l’instauration du couvre-feu), elle lance un nouveau festival, Jardins Sonores dédié à la musique live. La salle de concert s’ouvre elle davantage aux esthétiques expérimentales, en travaillant par exemple en lien étroit avec le collectif local Einstein On The Beach.
Malgré le pass sanitaire, le lieu continue d’accueillir des concerts, même assis. Delphine et Annabel se souviennent de celui de Chris Garneau, en février 2022 en mini-jauge, pour 40 personnes. C’est aussi le moment où naissent de nouveaux formats qui vont marquer l’identité du lieu, comme les Homies, des soirées consacrées aux groupes qui répètent dans ses studios. Ou Get Lucky, format ouvert aux jeunes de 16 à 25 ans : « L’idée avec Get Lucky, c’est de ne pas imposer un projet aux jeunes, mais faire en sorte qu’ils ou elles nous en imposent un » détaille Delphine Tissot. Pour mener ce travail de médiation et de reconstruction du lien avec son environnement le plus proche, l’équipe se fait accompagner par le Labo des cultures.
« L’inconnue » est un nom qui coche toutes les cases de ce qu’on souhaite proposer pour ce nouveau projet
Delphine Tissot, directrice de L’Inconnue
Tester, expérimenter, hybrider, découvrir, s’ouvrir : les contours du nouveau projet artistique se dessine, en même temps que la réflexion sur le nom de la structure se poursuit. « Il fallait un nom qui avait une signification pour nous » explique Annabel. Au regard de la nouvelle direction prise par le projet, un mot émerge, capable de donner un sens à l’ensemble des activités proposées et de les relier : l’inconnue. « C’est un nom qui coche toutes les cases de ce qu’on souhaite proposer » résume Delphine. Proposée au conseil d’administration, la proposition suscite rapidement l’enthousiasme.
« Se reconnecter avec la scène locale »
Galvanisée par le nouveau projet qui se dessine, Annabel abonde « Même géographiquement, L’Inconnue ça fonctionne : il faut se perdre pour nous trouver ! ». C’est d’ailleurs là un autre enjeu pour L’Inconnue ; parvenir à se refaire une place sur la carte du paysage culturel local. « Notre salle était peu identifiée, pas assez fréquentée » selon Delphine qui explique vouloir se « reconnecter avec la scène locale » en proposant davantage de résidences pour que toutes et tous puissent se servir de ces outils. C’est aussi en ce sens que de plus en plus de cartes blanches vont être données à des acteur·ices du tissu musical du territoire.
Notre moteur, c’est la curiosité
Delphine Tissot, directrice de L’Inconnue
En lien avec cette approche, la scène émergente va faire l’objet d’une attention particulière par Delphine et ses équipes : « De toute façon, compte tenu de l’évolution des modèles économiques de l’industrie musicale, on n’a plus d’autres choix de faire autrement » explique-t-elle en évoquant l’augmentation de tous les coûts liés à l’invitation de « gros » groupes. Elle souhaite ainsi accueillir davantage de jeunes artistes pour leur première scène. Et faire un lien direct entre groupes qui répètent dans ses studios et sa salle de concerts. « Notre moteur c’est la curiosité » évoque la directrice de L’Inconnue : « En venant chez nous, il faut accepter d’être malmené·e, surpris·es, dérangé·e » résume-t-elle.
Autre élément important de la refonte du projet de Rock & Chanson se transformant en L’Inconnue : son dispositif d’accompagnement. Autrefois « La Forge », celui-ci porte désormais le nom de 324°. « On aide les groupes à 360 degrés moins 10% de hasard, de chance, d’impalpable, quelque chose de l’ordre de la destinée qui nous échappe » explique Delphine. « On est assez fortes pour trouver des noms » s’amuse Annabel. Autrefois nommé « La Forge », le dispositif était relativement similaire aux offres des autres SMAC environnantes. « On ne trouvait pas pertinent de créer un dispositif d’accompagnement sur le long terme comme il en existe déjà, mais plutôt d’accompagner des projets au moment où les artistes en ont le plus besoin » développe Delphine.
Répéter pour aller jouer en festival ? Préparer une tournée ? Enregistrer un disque ? Monter son association ? Les groupes peuvent proposer un projet et être ainsi accompagné·e pour le réaliser. Ayant été soutenu par le Centre National de la Musique, le dispositif a par exemple pu aider Daisy Mortem sur la réalisation d’un clip et outiller le duo sur la question des relations presses ; M3C sur sa structuration administrative, Okali sur un projet de résidence de création… Avec 324°, L’Inconnue est en mesure d’accompagner plus de groupes et de répondre à des demandes concrètes.
Participant de cette dynamique de soutien à la scène locale, L’Inconnue proposera également bientôt « Perspectives », une exposition « pour prendre du recul sur les musiques actuelles » accompagnée de temps de rencontres et d’un podcast pour travailler collectivement sur plusieurs thématiques. Pour ce projet, l’association est accompagnée par De La Neige En Été.
La SMAC de demain ?
Au-delà de son nom et de ses nouvelles orientations, le projet qui se dessine derrière L’Inconnue bouscule les a priori de rigueur dès lors qu’on évoque les modèles de projets présents depuis plus de 30 ans sur le territoire. C’est pourtant en son sein que s’invente aujourd’hui des modèles plus durables et démocratiques. La gouvernance de l’Inconnue est par un exemple très horizontale, avec un conseil d’administration partie-prenante des grandes directions du projet. Désacralisant la fonction de directeur·ice artistique, le lieu se passe par ailleurs d’un ou d’une programmatrice, et préfère la jouer collectif avec un comité de programmation. À terme, L’Inconnue entend même intégrer un collectif de jeunes du quartier qui la jouxte pour programmer du contenu dans ses murs.
Accompagnant cette vision, une nouveauté fait son apparition en cette rentrée pour L’Inconnue : la participation d’une artiste associée. « On veut que ce soit le lieu des musicien·nes. On veut rendre possible tous leurs projets. Pour cela, quoi de mieux que d’avoir une artiste associée au lieu pendant une année, avec une carte blanche programmatique ? » Première artiste choisie à partir de septembre 2023 : l’italienne Mari Lanera. Elle déploiera son univers à L’Inconnue le vendredi 22 septembre, entre tarentelle-électronique, healing opera, DJ set et les sonorités italo-tropicales de Zocco Baia.
Plus globalement, Delphine Tissot entend questionner le rôle d’une salle de concert et d’un lieu culturel en 2023. « Les pratiques musicales ont évoluées ; on doit les penser à l’aune des enjeux d’égalités, de diversité, d’écologie » insiste-t-elle. C’est de cette réflexion sur la sobriété que naîtra par exemple la collaboration avec la nouvelle graphiste de L’Inconnue, Louise Dehaye. Une communication durable, pensée sans aplats et avec très peu de couleurs. « On travaille avec des prestataires du coin, avec une imprimerie locale » précise Annabel. « Toutes ces problématiques habitent nos questionnements, on fait attention à toutes ces choses » complète Delphine, faisant notamment écho aux enjeux traités par le label Bâbord dans lequel L’Inconnue est impliquée.
À l’heure où seulement 17 femmes sont directrices de SMAC en France (sur 92 au total), l’arrivée de Delphine Tissot à la direction de feu Rock & Chanson est en elle-même un signal sur l’évolution du paysage musical et son nécessaire renouvellement. « Nous avons également une présidente à la tête de l’association » ajoute celle qui est également co-présidente du RIM, membre du bureau de la FEDELIMA et impliqué dans un dispositif de mentorat dédié aux femmes, Wah!. « Nous n’en faisons pas un axe de communication de L’Inconnue, mais le sujet de la parité est évidemment important pour nous, nous tendons par exemple à une programmation paritaire. J’assume aussi d’avoir des approches différentes en tant que directrice. » Des approches et des pratiques dont on pourra constater les évolutions au fil des prochaines annonces de programmation. Avec toujours un horizon pour Delphine, Annabel et l’ensemble de l’équipe de L’Inconnue : « donner au lieu une dimension vivante, vivifiante, en faire un espace de rencontre et de bouillonnement artistique. »