« Les fonctions de la presse locale dépassent largement la simple information. Elles s’étendent à la mise en relation de la population avec les acteurs politiques, économiques et sociaux majeurs du territoire, ainsi qu’à l’entretien du lien social ». Dans Les médias et la société locale, une construction partagée, Franck Bousquet et Nikos Smyrnaios analysent (en 2012) le rôle de la presse locale. Une réflexion que nous avons souhaité mener ici à l’échelle de l’écosystème média bordelais, à l’occasion de la tenue d’une table-ronde sur cette question organisée par la FIMEB : Allô?.
Par Marjolaine Bérisset et Laurent Bigarella
À l’heure où le niveau de confiance des Français envers « les médias » figure parmi les plus bas d’Europe (23%) selon une enquête de YouGov, qu’en est-il des médias locaux ? La ville de Bordeaux jouit d’un riche écosystème médiatique, incarné par divers supports (radio, presse papier, webzines, vidéo, podcasts…) et de lignes éditoriales variées : des médias d’actualité comme Sud Ouest, France Bleu Gironde ou la Tribune Bordeaux, aux initiatives étudiantes comme Radio Campus Bordeaux et Tintamarre, jusqu’aux médias culturels tels que Le Festin… Malgré la crise que traversent ces médias (comme l’ensemble du secteur de la presse), en quoi constituent-ils des acteurs essentiels d’un maillage territorial ? État des lieux non-exhaustif du paysage de la presse locale.
Médias locaux, médias de confiance ?
En 2020, 62 % de la population française déclare que les médias locaux sont la source d’information la plus fiable (YouGov). Il serait aisé de s’arrêter à ce pourcentage pour décrire l’état de la presse locale. Comme leurs confrères nationaux, certains acteurs médiatiques locaux peuvent percevoir une forme défiance de la part des publics. Secrétaire de rédaction du journal culturel mensuel Junkpage, Marc Bertin s’exprime sur ce sentiment de défiance : « On est une des professions les plus critiquées. Plus personne ne fait confiance aux médias installés, à tort ou à raison. Tout le monde se fait son opinion depuis que les réseaux sociaux existent, tout le monde s’abreuve de sites complotistes des plus farfelus aux plus tendancieux. Très honnêtement : qu’est-ce que la parole d’un journaliste de nos jours ? Je pense que la défiance n’a jamais été aussi grande. »
Le métier de journaliste semble de plus en plus contesté, et au contexte de défiance des publics s’ajoute un désintérêt croissant face à l’information. Chaque année, le journal La Croix publie un baromètre sur les médias, réalisé par Kantar. En 2020, il ressort de cette étude que seulement 59% des interrogés affirment s’intéresser à l’actualité contre 76% en 2015. À l’heure où les « contenus » abondent les plateformes, le journalisme local est lui aussi victime d’une forme « d’infobésité » qui détourne les publics de l’intérêt pour une information de qualité.
On fait les choses pour une audience proche de nous, donc forcément elle nous fait confiance — Walid Salem (Rue89 Bordeaux)
De leur côté, les médias locaux constatent qu’à leur échelle, une relation de confiance existe avec leur lectorat, liée à la proximité de l’information. Même si, parfois, la crédibilité des sujets journalistiques est déviée en fake news ou théories complotistes. Ce phénomène est notamment observé par le média indépendant Rue89 Bordeaux et son directeur de la publication Walid Salem : « Il y a toujours, dans les articles que l’on publie, et les sujets que l’on choisit, des points qui divisent. Je prends la question de la COVID19 qu’on essaie de traiter avec les annonces, les restrictions, les mesures… On voit bien dans les commentaires Facebook qu’il y a des gens qui n’y croient pas : qui se moquent de nous, de prendre la peine de faire des articles sur des sujets qui pour eux n’existent pas. » Ainsi, si la défiance qui touche la presse nationale semble impacter la crédibilité des médias locaux, cela semble être le cas pour une minorité de lecteurs : « On fait les choses pour une audience proche de nous, donc forcément elle nous fait confiance. Mais elle garde la liberté de considérer comme bon lui semble les sujets qu’on traite », ajoute Walid Salem.
Mutation des métiers et des modèles
À l’instar de la presse nationale, la question épineuse des modèles économiques se pose pour les médias locaux, avec la même difficulté. Les concernant, le territoire étant délimité, ils bénéficient souvent d’une audience restreinte. Par conséquent, il peut être compliqué pour certains médias locaux de conserver une indépendance financière tout en ayant un modèle économique stable. Il s’agit d’un travail important de stratégie, de réflexion et du choix d’un financement relevant d’une éthique propre à chaque média. Rue89 Bordeaux nous rappelle l’importance qu’ils accordent à œuvrer pour la professionnalisation du journalisme et penser un modèle économique qui leur permet d’octroyer une rémunération pour chacun : « Défendre le métier de journaliste, c’est s’engager sur une voie très difficile : où est-ce qu’on trouve l’argent, où est-ce qu’on trouve les ressources ? Comment faire pour rester indépendant alors que l’on est en recherche d’argent ? Dans ce cas-là, ce sont les lecteurs qui doivent soutenir un média que je qualifie pleinement d’indépendant. Pour moi, c’est un média qui choisit de gagner de l’argent sans se compromettre, sans ne devoir d’obligations quelconques dans son contenu. »
Pour un média comme Podcastine, un podcast quotidien qui vise à interroger des journalistes issus de médias indépendants à l’échelle locale, l’idée est celle d’un modèle économique hybride. Selon son co-créateur, Jean Berthelot de La Glétais, il se situerait entre des demandes des subventions et le développement d’une stratégie de brand-content : « C’est ce qu’on essaie de mettre en place chez Podcastine : on suit le modèle de la « publicité raisonnée ». Pour le moment, on a une publicité après le podcast, mais on va aussi développer des partenariats avec des marques. Il y aura une partie « sponsorisé » sur notre site ».
Médias et structures culturelles locales : interdépendances ?
Spécifiquement dans le champ culturel, une forme d’interdépendance semble lier les médias avec les structures de leur territoire. Tout au long de l’année, cette presse spécialisée participe en effet à mettre en lumière ces projets, à relayer les informations relatives à leurs activités. Dès lors, lorsque ces structures sont à l’arrêt, ces médias peuvent subir une sorte de contre-coup et connaître à leur tour un ralentissement d’activités. Une relation d’autant plus forte dès lors qu’elle implique des liens publicitaires (où les structures culturelles acquièrent des encarts promotionnels dans des organes de presses locaux). Ce phénomène a été exacerbé par la situation sanitaire actuelle comme l’explique Marc Bertin : « quand le milieu de la musique est à genou, effectivement ça a des répercussions sur nos finances ». Il ajoute : « il y a eu une interruption pendant le printemps, on a été fauchés au mois de mars alors que l’on préparait le numéro d’avril. Il n’y a pas eu de numéro en mai ni en juin. On a fait un retour inespéré à l’été, fort heureusement. Depuis, on a retrouvé notre rythme de parution, néanmoins on ne sait pas de quoi 2021 sera fait ». Relativisant le terme d’interdépendance entre les médias et les structures culturelles, Marc Bertin indique que : « pour la culture, quand vous parlez d’expositions, c’est un peu logique qu’une galerie ou qu’un musée soit annonceur de votre publication. »
De nombreux autres médias, notamment en ligne ou radiophonique, témoigne de cette complémentarité entre les médias et les structures culturelles. C’est le cas pour les web-magazines Feather, Happen, Bordophonia et Eclipse, ainsi que les radios comme la Clé des ondes, La Grande radio ou Wanted radio qui donnent régulièrement la parole à des acteurs bordelais : des lieux aux festivals en passant par des galeries, labels, disquaires, libraires, etc.
Il est vraiment nécessaire de faire des collaborations entre médias et partenaires culturels — Amaury Naval (Le Protocole Radio)
Amaury Naval, directeur culturel et des relations publiques pour Le protocole radio (en lien permanent avec des structures locales pour mener à bien leur projets) soutient qu’aujourd’hui : « les médias bordelais se doivent de travailler avec d’autres structures : on constitue un relai de promotion hyper important. Pour nous, c’est vraiment nécessaire de faire des collaborations entre médias, partenaires culturels et salles de concerts. »
Proximité et participation
Certains médias locaux misent sur la proximité dont il bénéficient à travers l’organisation de rencontres avec les lecteurs, leur accessibilité, leur présence sur le terrain et la transparence, pour apporter une dimension participative à leur contenu. Favorisant la qualité de l’information, ils placent les problématiques locales au cœur de leur ligne éditoriale. Les sujets abordés permettent ainsi aux auditeurs de se documenter sur ce qui se passe à deux pas de chez eux : « Nous, si on défend l’information micro-locale, c’est justement pour qu’on arrête de regarder ailleurs. On joue la carte du territoire pour ramener les regards vers des sujets locaux, et dire aux Girondins et métropolitains : « regardez, il y a des choses qui se passent à côté de chez-vous qui méritent d’être vues » […] » explique Walid Salem pour Rue89 Bordeaux.
Cette proximité qui favorise le lien social entre les habitants d’un territoire est exacerbée par la dimension participative du journalisme au niveau local. Celle-ci, tout en redonnant confiance aux publics quant à l’information, assure également une forme de cohésion sociale à l’échelle d’un territoire. Les témoignages d’internautes et leur contribution éditoriale peuvent ainsi être des aspects essentiels qui apportent des points de vue pertinents aux médias locaux. Alice La Terreur d’Ola Radio a constaté la portée de cette dimension participative, notamment pendant le confinement. Durant cette période, le média a pu repenser son fonctionnement et imaginer des formats incluant le public : « Il y avait un réel échange avec nos auditeurs : on avait des émissions en direct où l’on pouvait nous appeler, on pouvait laisser des messages sur un répondeur… surtout dans ces périodes où on se pose beaucoup de questions, c’était important d’avoir un peu l’avis de tout le monde. » Compte tenu de la situation actuelle, l’équipe de cette radio locale a déjà commencé à remettre en place ces formats participatifs.
L’échelle locale : terrain d’engagement pertinent ?
Certain médias locaux ne se limitant pas au relai simple de l’information, l’échelle locale apparaît comme le terrain d’engagements et valeurs fortes. Dans cette dynamique, certains médias locaux semblent aujourd’hui prendre position, ou en tout cas interroger l’évolution du monde qui nous entoure. À cet égard, le média en ligne Revue Far Ouest propose notamment un feuilleton « se questionner sur la société » qui adopte une position critique sur des sujets politiques d’actualité.
Les médias ne s’engagent pas assez sur les questions politiques et sociales — Alice La Terreur (Ola Radio)
De son côté, Ola Radio traite régulièrement de thématiques peu documentées par ailleurs dans d’autres médias, comme la place des femmes dans l’industrie de la musique ou les cultures queer : « On trouve que les médias ne s’engagent pas assez sur les questions politiques et sociales. Il faut pouvoir être vecteur d’information, renseigner les gens sur des sujets, mais pour des questions plus politiques, je trouve que c’est important de pouvoir se mouiller un petit peu lorsqu’on est un média » explique Alice La Terreur d’Ola Radio.
Ainsi, à l’instar de la presse nationale, les médias locaux semblent se réinventer constamment. En lien permanent avec leurs communautés de lecteurs, ils contribuent à re-légitimer la place de l’information et à redonner de la confiance dans une institution en crise. À Bordeaux, la richesse et la diversité du paysage médiatique permet d’observer en détails ces mutations. Par leur proximité et leur capacité à miser sur la participation, les médias locaux jouent également un rôle social important. Certains n’hésitent d’ailleurs plus à prendre position sur certaines questions de société, assumant une forme d’engagement. Ils posent ainsi la question du rôle des médias de demain : acteurs ou simples spectateurs des changements à venir.
Dommage ! Il manque juste les blogs qui pratiquent, avec le ton qui est le leur, une information autrement, sans sacrifier à l’intégrité et à l’exigence des sources, et qui n’ont pas peur de s’engager.