Soucieux d’adapter leurs espaces à de nouvelles normes et de répondre au renouvellement de certaines pratiques de leurs publics, plusieurs lieux de la scène culturelle bordelaise ont dû (et vont devoir) fermer, le temps de travaux. Pour faire face à cette situation, ces institutions réfléchissent à des programmation « hors les murs ». À savoir ; continuer de proposer des rencontres pour leur communauté, dans d’autres lieux partenaires. Analyse de cette tendance aux externalités positives qui s’accompagne malgré tout d’un certain nombre de défis.
Rédaction : Louis Carment-Stevens & Cannelle Delhomme
Dégradation, vieillissement, obsolescence, mise aux normes : comme tout bâtiment, les lieux culturels sont soumis à des cycles de vie. Des travaux suivis d’un déménagement de l’institution peuvent être envisagés pour assurer sa pérennité. Mais quid alors des activités opérées par un tel établissement ? Comment sa programmation peut-elle être amenée à se poursuivre dans pareil contexte ? Grâce notamment à un mode de fonctionnement « hors les murs ». Une façon pour ces lieux de maintenir leur activité, tout en se déplaçant.
À Bordeaux et dans la région, nombreux sont les lieux ayant dû faire face à une telle situation. Entre 2021 et 2023, c’est par exemple le Glob Théâtre qui a fonctionné de la sorte. Même chose pour le madd-Bordeaux, le musée des Arts décoratifs et du Design. Depuis janvier 2023, il est fermé au public et rouvrira fin 2025. En attendant, ses équipes « continuent à faire vivre les collections et le Design. Une multitude d’actions et de projets hors les murs sont programmés. »
Plus récemment, c’est la salle de concerts du Krakatoa à Mérignac qui a fermé pour travaux mais pour qui le « rideau reste ouvert » avec une riche programmation hors les murs. Bientôt, ce sera la Manufacture CDCN, centre de développement chorégraphique national, qui entamera « une phase de travaux de réhabilitation et d’extension », et qui prépare aussi une série d’activités pour maintenir son lien à ses publics.
Repenser ses espaces, se réinventer et rénover son bâtiment : quand les lieux culturels évoluent
Tous ces travaux, bien que nécessaires pour moderniser les infrastructures et répondre aux attentes des publics, impliquent des fermetures prolongées qui soulèvent certaines problématiques pour ses opérateur·ices.

Après plus de 30 ans de concerts, le Krakatoa a baissé le rideau en décembre dernier. Cette salle mythique, qui a vu défiler nombre de talents émergent·es et d’artistes de la scène musicale locale et internationale depuis 1990, s’offre la rénovation dont elle rêvait depuis une dizaine d’années. L’objectif : adapter ses équipements aux standards actuels, tout en augmentant sa capacité d’accueil. Sa réouverture, prévue pour mars 2026, marquera un tournant dans son histoire, avec une salle modulable, une seconde salle dédiée aux « formats découverte » et un espace de création.
De son côté, le musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux (MADD) a suspendu ses activités en janvier 2023 pour entreprendre un ambitieux projet de transformation intégrale. L’institution souhaite repenser son parcours et ses espaces d’exposition afin de mieux intégrer les nouveaux usages numériques et favoriser une approche plus participative des visiteurs et visiteuses.
De même, La Manufacture CDCN (centre de développement chorégraphique national), installé dans l’ancienne manufacture de chaussures acquise par la Ville de Bordeaux en 2019, fermera ses portes de mai 2025 à octobre 2026 pour des travaux de réhabilitation rendus nécessaires par la dégradation du bâtiment. C’est ce qu’explique Stephan Lauret, directeur du lieu : « Globalement ce bâtiment qui abrite le CDCN ne cesse de se dégrader depuis sa transformation en 1998 en lieu de fabrique artistique. Ce bâtiment est une ancienne usine qui date des années 1930, et aujourd’hui malgré quelques adaptations, les artistes, les techniciens, le personnel administratif ne peuvent plus travailler dans des conditions d’hygiène, de sécurité et de sobriété énergétique qui correspondent aux standards minimums actuels. »

Le projet artistique et culturel que nous menons relève de missions de service public. Dans ce contexte nous ne pouvions plus les assumer correctement.
Stephan Lauret (Manufacture CDCN)
Cette transformation de la Manufacture CDCN vise ainsi à donner naissance à un nouveau théâtre « axé principalement sur la danse, avec un projet ouvert, dynamique et éclectique essentiellement autour de la création chorégraphique ». Le tout avec un espace modernisé, adapté aux exigences artistiques contemporaines et aux attentes du public. « Le projet artistique et culturel que nous menons relève de missions de service public. Dans ce contexte nous ne pouvions plus les assumer correctement » poursuit Stephan Lauret.
Pour toutes ces structures, leur fermeture représente un défi de taille. Comment continuer à remplir leur mission culturelle sans disposer de leurs infrastructures habituelles ? C’est ici qu’émerge une réflexion sur des programmations hors les murs.

La dimension territoriale, coopérative et inclusive d’une programmation hors les murs
Les programmations hors-les-murs offrent une opportunité unique d’ancrer des activités culturelles dans les territoires. En sortant de leurs murs institutionnels, les équipes du Krakatoa et de la Manufacture CDCN s’ouvrent (et s’ouvriront) à de nouvelles perspectives, en allant à la rencontre des habitant·es et de nouvelles communautés. Notamment celles des lieux partenaires qui les accueilleront.
Pour le Krakatoa, cette démarche se traduit par des collaborations avec plusieurs lieux de la métropole. C’est ce qu’indiquent Didier Estèbe et Ludovic Bousquet, respectivement directeur et programmateur de la salle de concert. Le Rocher de Palmer à Cenon, la Rock School Barbey et Archi Pop à Bordeaux, Sortie 13 à Pessac : des partenaires aux jauges variées ont été sollicités par la SMAC, permettant des formats découverte d’artistes de la scène émergente ou la mise en avant de talents plus confirmé·es.
Le madd-bordeaux adopte une approche similaire, en multipliant les initiatives dans différents quartiers bordelais. Des expositions itinérantes sont ainsi organisées dans des bibliothèques de quartier ou des espaces associatifs. Des ateliers pour enfants permettent également de sensibiliser les plus jeunes au design et aux arts décoratifs. Ces initiatives, qui favorisent l’accessibilité, renforcent le rôle du musée en tant qu’acteur culturel de proximité. Elles jouent un véritable rôle d’inclusion de nouvelles communautés dans la vie culturelle du territoire.

Dans la perspective prochaine de ses travaux, la Manufacture CDCN bénéficie aussi de nombreux partenaires, principalement situés à Bordeaux ou en Gironde. « Plus d’une quarantaine de toute nature » explique Stephan Lauret ; des théâtres de ville, agence régionale et départementale, festivals, établissements labéllisés ou conventionnés… Un riche réseau qui permettra au centre chorégraphique de construire sa saison hors les murs. Une façon aussi de sortir la danse des lieux habituels, en favorisant la rencontre entre l’art chorégraphique et de nouveaux publics.
Défis logistiques et créatifs
Si la programmation hors-les-murs ouvre résolument de nouvelles perspectives aux différents lieux qui l’expérimentent, elle impose également des contraintes logistiques et organisationnelles importantes. Pour le Krakatoa, l’un des défis réside dans la gestion des plannings. C’est ce que confient Didier Estèbe et Ludovic Bousquet ; « Au Krakatoa, on a la maîtrise de notre agenda. On va donc relativement vite. Si on veut inviter un artiste, il suffit de regarder notre calendrier, de contacter l’agence puis de poser une date. Ça peut aller très vite. Le fait de travailler chez les autres, ça oblige à faire un certain nombre d’allers-retours entre le lieu d’accueil, les productions, les dates de disponibilité des artistes. »
Ce manque de contrôle direct allonge donc considérablement le processus de programmation. Les équipes doivent multiplier les échanges avec les salles partenaires pour coordonner chaque détail : disponibilité des lieux, compatibilité des équipements techniques, coûts logistiques… À cela s’ajoutent les contraintes spécifiques des coproductions, qui impliquent de partager les risques financiers et les responsabilités.
Faire de la découverte en se disant qu’on ne prend pas de risques, ça n’existe pas.
Didier Estèbe
Ces défis logistiques s’accompagnent d’une prise de risque artistique. Le Krakatoa, reconnu pour son engagement en faveur de l’émergence musicale, doit ainsi adapter ses choix à des jauges souvent plus petites, tout en préservant son identité. « Faire de la découverte en se disant qu’on ne prend pas de risques, ça n’existe pas », rappelle Didier Estèbe, directeur de la SMAC.
De son côté, l’équipe de la Manufacture CDCN souligne également l’énergie supplémentaire que demande un tel exercice, « dans un contexte budgétaire qui n’est pas favorable. » Par ailleurs, le centre chorégraphique doit relever le défi « d’introduire plus de danse dans les programmations des lieux partenaires, de les inciter à la prise de risque et à nous faire confiance dans les œuvres et les artistes que nous leur soumettons ».
Malgré ces contraintes, les lieux culturels voient dans ces défis une opportunité de se réinventer. Elles explorent par ce biais de nouveaux formats, expérimentent des approches participatives, et développent de nouvelles coopérations. Ces collaborations, avec des collectivités locales ou des structures culturelles, posent ainsi les bases d’un modèle plus collaboratif. Reste qu’elles ne sont pas sans engendrer une pression pour les équipes des lieux, alors que ces dernières évoluent dans un secteur déjà fortement précarisé.