Composé des beatmaker Lou Binks, 6AM et Yaxa, mais aussi des rappeurs Noham et Noveyz, le studio ERA est devenu, en quelques années, l’un des studios rap les plus importants de Bordeaux. Gros plan sur ce projet au service de l’écosystème musical local.
Crédits photos : Sarah Hadrane
Le 4 avril dernier, Green Montana dévoilait son nouvel album, Saudade. Après avoir fait disque d’or avec son projet précédent, le protégé de Booba était attendu au tournant. Parmi les titres de ce nouvel opus, on trouve notamment « Dashboard », en featuring avec Isha. L’homme derrière la prod de ce morceau à l’ambiance mafieuse et enfumée ? Le beatmaker bordelais 6AM. « On était fans de Green Montana, on voulait trop le placer. Du coup on envoyait des prods à son manager tous les deux jours, et il y en a une qui lui a plu. Il en a fait un morceau, « 92i Maybach », qui est sur son EP Néon Rouge. Pareil pour « Dashboard », il est tombé sur notre prod par l’intermédiaire d’un mail » explique Lou Binks.
Green Montana n’est pas la seule tête d’affiche du rap avec laquelle les membres du studio ERA ont travaillé : Leto, Guy2Bezbar ou encore Isha ont notamment collaboré avec eux. Mais comment en sont-ils arrivés à se connecter à de telles pointures ? Et comment ont-ils réussi à faire du Studio ERA un des studios rap les plus en vue à Bordeaux ? On a retracé leur parcours en compagnie de Lou Binks.

Les débuts à la Rock School Barbey, le Covid et Leto
Le début de l’histoire du Studio Era remonte à l’enfance, lorsque Lou Binks rencontre Noham, Noveyz et Yas5D. Puis au lycée, Lou Binks fait la connaissance de 6AM. Les deux potes font alors des prods ensemble, sans autre ambition que de s’amuser. Quelques années plus tard, quand Noham, Noveyz et Yas5D créent le groupe Y Gang, ils en profitent pour les fournir en instrus, mais aussi pour les accompagner lors de séances de répétitions à la Rock School Barbey. Au cours de ces allers-retours jusqu’à la célèbre salle de concert bordelaise, ils font la connaissance de plusieurs rappeurs bordelais, et commencent à collaborer avec eux : Fello, Cirfa, L.E. ou encore Denza font notamment appel à leurs services.
Puis en 2020, le Covid-19 fait son apparition, et les français sont forcés de se confiner. Mais plutôt que de se résigner, Lou Binks et 6AM en profitent pour passer la vitesse supérieure : ils s’associent à Globesaucer et Yaxa qu’ils ont rencontrés entre temps, et fondent le collectif de beatmaker Wav Factory. Puis ils envoient des prods à des rappeurs, des managers et des chefs de projet, en espérant que l’une d’entre elles fasse mouche. Bingo : une de leurs instrus tombe dans l’oreille d’Aero de PSO Thug, groupe qu’il forme avec le rappeur Leto. Le duo l’utilise alors pour leur morceau « Temps plein », en featuring avec un rappeur important, Mac Tyer. « Quand on a vu ça, on était comme des fous. »
Dans la foulée, ils sont contactés par Bellum Prod, le label de PSO Thug. Après de longues négociations et plusieurs allers-retours à Paris, le collectif Wav Factory signe un contrat d’édition avec eux (« ils placent des prods à nous, et en échange, ils prennent un pourcentage sur ce que l’on gagne »). Ils vivent alors une année intense, durant laquelle ils enchaînent les collaborations avec Isha, 100 Blaze, ALP, et bien évidemment Leto, qui finit par faire disque d’or avec son premier album, 17%. Le feeling passe d’ailleurs tellement bien avec lui qu’il vient jusqu’à Bordeaux enregistrer une dizaine de morceaux pour la réédition de 17%. « Il est venu 2 semaines, c’était un bête de moment. Avec Kepler et Tvslym, ils forment une équipe super soudée, qui a connu le pire comme le meilleur. Leto, il adore blaguer, c’est un tueur. Mais il sait aussi être sérieux, il fait du studio tous les jours. C’est un passionné à mort. »

« C’est dur d’arriver à se distinguer de la masse, à trouver ce qui fait la différence avec les autres »
Fin 2021, le collectif tombe sur une annonce d’un studio à reprendre à Mérignac. Jusque-là cantonnés à des home-studio qu’ils ont aménagé chez eux, ils saisissent cette opportunité pour enfin avoir un vrai studio à eux. Ils lancent donc officiellement le studio ERA, et presque instantanément, les artistes locaux viennent en nombre enregistrer chez eux. Mais malgré ce beau démarrage, l’histoire tourne vite au vinaigre : des problèmes avec leur local les pousse à devoir trouver un nouveau lieu pour le studio.
S’ensuit alors quelques mois de galères et de remises en question. Puis, durant l’été 2022, le père de Lou Binks quitte la maison où ils habitent. Mais plutôt que de partir lui aussi, le beatmaker préfère la garder. Accompagné des membres du collectif, ils aménagent le sous-sol, achètent du matériel, et fondent le studio ERA tel qu’on le connaît aujourd’hui à Talence, où a lieu cet entretien. Entre temps, l’équipe s’est resserrée (« Globesaucer est parti pour des raisons personnelles »). Un retour réussi.
En plus de la création des instrumentaux et des enregistrements studio, depuis quelques temps, le Studio ERA a décidé d’ajouter une nouvelle corde à leur arc : la production des carrières de Noveyz et Noham (avec qui l’on a tourné un épisode Le Type de Rap). En effet, après avoir mis fin à l’aventure Y Gang, chacun des membres du groupe s’est lancé en solo, soutenu par le studio ERA. Même si selon les rappeurs, cela a mis plus ou moins de temps. « Noham a trouvé presque immédiatement son identité musicale. Noveyz, lui, a mis un peu plus de temps à trouver sa D.A. C’est dur d’arriver à se distinguer de la masse, à trouver ce qui fait la différence avec les autres. »

Aujourd’hui, les deux rappeurs connaissent un début de carrière solo prometteur. L’une des explications de ce succès embryonnaire ? Avoir connu une première aventure avec le Y Gang, ce qui leur permet notamment d’éviter les erreurs du passé. « On était bons sur la musique, mais on avait aucune science du marketing. Hors artistique, on s’en foutait. Tu peux sortir le meilleur clip du monde, s’il n’est pas bien vendu, il va passer inaperçu. T’es obligé de faire des sponso’ insta, des campagnes de mailing… »
Entre temps, ils ont également créé le label Sous leurs yeux, où chacun s’est attribué une tâche en fonction de sa préférence. « Yaxa est sur le booking, moi plutôt sur la relecture des contrats et sur la relation avec les médias par exemple. On a désormais un agenda commun, un rétroplanning… On est plus carrés à tous les niveaux. »
Et le travail a fini par payer : lors de la soirée du tremplin Prouve, Noham est approché par le label Argentic Music, qui lui propose de signer un contrat, denrée rare à Bordeaux pour un rappeur. « C’est une distribution améliorée : ils mettent en ligne notre musique, et nous aident sur la promo. Mais on a toujours le dernier mot, ils respectent notre vision. Ils nous ont aussi fait une petite avance pour aider sur les clips, sur les résidences. Et en retour, ils ont un pourcentage sur les revenus que génère Noham. »

La fin avec Bellum prod, SCH et Bordeaux
Il y a six mois, le collectif prend une décision importante : ils quittent Bellum prod. Mais sans perte, ni fracas. « C’était un contrat de trois ans, mais on l’a cassé au bout de deux. Parce qu’à la fin, on plaçait toutes les prods nous-mêmes, et c’était frustrant de se faire sucrer une bonne partie par l’éditeur. Mais on n’est pas en mauvais termes, on parle encore avec eux. Pareil pour Leto, je l’ai encore eu au téléphone hier. » Au fait, comment fait-on pour trouver des contacts dans l’industrie ? « C’est la débrouille… je ne vais pas lâcher les cheat codes comme ça ! (Rires) On a beaucoup galéré. Tu peux trouver en envoyant un DM aux managers, au pote d’un rappeur… »
Mais même après avoir réussi à placer une prod auprès d’un gros rappeur, rien ne garantit que le morceau va sortir. Et ce n’est pas Lou Binks qui dira le contraire. « Moi, j’ai des prods placées pour Booba, pour SCH, pour Niska… mais je crois que ça ne sortira jamais. Booba, le morceau est passé à la trappe. Niska, le morceau devait être sur la réédition de Le monde est méchant. Mais le jour-même, on m’a dit qu’il avait sauté… et SCH, j’ai placé quatre prods, dont une avec une violoniste. Avec lui, on passait par mails, puis par WhatsApp pour que ça aille plus vite. Il les a bloqués, mais pour l’instant, rien n’est sorti. C’est un des aspects les plus frustrants de la musique : parfois, tu penses avoir des grosses opportunités, et au final, il ne se passe rien. »
Et des grosses opportunités, difficile d’en avoir à Bordeaux : pas de major, à peine quelques labels… « Tout se passe à Paris. Tu vas en studio, tu vas croiser des stars, des chefs de projet… c’est finalement un petit milieu où tout le monde se connaît. Si tu te trouves au bon endroit au bon moment, ça peut aller très vite. On a quinze trains de retard sur Paris, j’ai aucune honte à le dire. En même temps, c’est une mégalopole, il y a beaucoup de monde, donc forcément, tout va plus vite. Ici, c’est plus chill. Et les gens ne s’entraident pas trop. »

« Les infrastructures locales ? Ça reste limité »
Malgré tout, les infrastructures locales pourraient faire plus selon Lou Binks. « Elles mettent en place des projets cool. À la Rock School Barbey, il y a de la médiation culturelle, avec des ateliers d’écriture, de la découverte du beatmaking… des fois on nous envoie des artistes ici, et c’est la Rock School qui paye. Ils participent à l’essor de la culture. Big up à Achraf et Zoé du Rocher de Palmer, qui nous a aussi permis de faire des premières parties. Mais ça reste limité, et je pense qu’ils pourraient faire mieux, être encore plus ambitieux. Mais ce n’est que mon avis personnel. »
La suite pour le Studio ERA ? « Un nouvel EP pour Noveyz, qui s’appelle Radio Fantasie, et un nouvel EP pour Noham, qui sortira fin octobre. On travaille également avec Bluu237 et Yas5D, ainsi que Thomas Meynier, qui nous accompagne dans notre D.A. depuis le début, même s’ils gardent leur indépendance. On est aussi pas mal en lien avec Andy Roques et Moncef. Sinon, on cherche un tourneur pour nous aider à trouver des concerts et des festivals. Et éventuellement un juriste et un comptable pour nous aider, parce que ça nous prend trop la tête. Si jamais quelqu’un est chaud, qu’il se manifeste. (rires) »