Trafic d’organes en boîte de nuit : déconstruction d’une légende urbaine

Suite à une rumeur qui s’est emparée des réseaux sociaux il y a quelques jours au sujet d’un vol d’organes en sortie d’un club bordelais, cet article prend du recul et tente de déconstruire cette légende urbaine. Sans pour autant minimiser certains risques liés au contexte festif et nocturne, en lien avec une recrudescence d’utilisation de GHB partout en France.

Crédit photo : Pauline Roquefeuil

Partagé sous la forme d’une story Instagram, un curieux témoignage a circulé sur les réseaux sociaux des Bordelais.es en cette mi-novembre. En cause : un prétendu vol et trafic d’organes qui se serait produit à l’encontre et à l’insu d’une jeune femme qui sortait d’une soirée au sein d’un club bordelais, l’IBOAT. Une légende urbaine grave, qui instaure un climat de peur et qu’il convient de déconstruire – sans pour autant minimiser les risques que subissent de plus en plus de victimes droguées à leur insu au GHB partout en France.

Proximité des légendes urbaines 

La proximité sociale est un élément clé conditionnant le succès d’une légende urbaine. Le second témoignage, en majuscule (cf. capture d’écran plus haut), parle d’une « amie à des filles de l’INSEEC ». S’il ne s’agit pas directement d’une amie, ni même de l’amie d’une amie, cette précision permet cependant d’interpeller l’ensemble du milieu estudiantin. C’est cette proximité sociale qui indique la motivation de l’auteur du second témoignage, sur la base du « cela aurait pu être moi/vous », et qui saisit l’attention du lecteur grâce au principe sociologique d’implication. À aucun moment, la crédibilité du premier témoignage n’est remise en cause par la personne à l’origine du partage et du second témoignage.

Les légendes urbaines ayant trait au trafic d’organes connaissent de nombreuses variations depuis plusieurs années. Les travaux de Véronique Campion-Vincent situent la naissance de cette légende à la fin des années 1980. D’abord propagée en Amérique Latine, il s’agissait alors d’enlèvements d’enfants et de la revente de leurs organes à de riches clients, occidentaux ou asiatiques en fonction des récits.

Raccourcis hasardeux

Dans le cas de la légende bordelaise, les variations sont circonstancielles : les enfants victimes sont remplacés par la jeunesse étudiante, le contexte de l’Amérique Latine par un club emblématique des Bassins à Flot. On retrouvait déjà ces dix dernières années des variations similaires de cette légende urbaine, à Paris comme à Marseille.

https://www.youtube.com/watch?v=wylWAFn2Mlk

La structure de ces légendes tourne généralement autour d’un nœud narratif, renversant une situation perçue comme normale en une vision d’horreur dans le cas du mythe des vols d’organes. Ce qui rend la variation bordelaise particulièrement anxiogène, c’est que le vol se déroule alors que la victime est inconsciente, droguée à son insu.

Un tel récit a pu se construire en agrégeant deux vérités distinctes : une recrudescence de verres chargés en drogue (principalement GHB) à l’insu des victimes s’observe actuellement dans les lieux de vie nocturnes, tout comme il existe effectivement un trafic illégal d’organes. Un trafic dans lequel la victime, sous pression économique, accepte « consciemment » de vendre une partie de soi. La réalité de ces phénomènes offre une source de vraisemblance à la légende urbaine qui nous occupe, mais qui n’en est pourtant qu’un amalgame. Dans le cas du récit originel sur les vols d’organes en Amérique Latine, il s’agissait d’émettre un jugement moral sur un sujet : une autre forme d’exploitation des pays pauvres par les plus riches.

Sortir de la machination

Deux questions se posent naturellement après avoir pris connaissance de ce récit : qui sont ces voleurs d’organes ? Que faire pour remédier à la situation ? Le fait que le témoignage ne désigne aucune cible d’indignation en ce qui concerne les vols d’organes laisse au récepteur du texte la possibilité de combler ce vide avec ses propres préjugés.

Capture d’écran du communiqué de l’IBOAT

L’IBOAT, de son côté, se retrouve théâtre de la machination et, de fait, sa responsabilité est mise en cause. Le club a d’ailleurs répondu à la polémique dans un communiqué. En ce qui concerne la problématique des « verres piégés », des initiatives concrètes commencent à émerger, telles que la distribution de couvercles ou « capotes » de verre au cours des soirées.

Si, en plus de ce genre d’initiative, la vigilance apparaît comme un allié de choix, il semble important d’appliquer une vigilance égale quant à une éventuelle instrumentalisation de ce type de récits qui, à l’heure de la post-vérité, relève d’une réelle fake news

Références

  • Campion-Vincent, Véronique. La légende des vols d’organes, Les Belles Lettres, 1997. 
  • Lagrange, Pierre. Pourquoi les croyances n’intéressent-elles les anthropologues qu’au-delà de deux cents kilomètres ?, Politix, vol. 100, no. 4, 2012, pp. 201-220. 
  • Renard, Jean-Bruno. Rumeurs et légendes urbaines. Presses Universitaires de France, 2013.
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