Samedi 8 juin, Microclimat investit les Vivres de l’Art pour une soirée en collaboration avec les collectifs bordelais Cmd+O, RadioBato, Azurium, The Twerk Society Bordeaux et un acrobate argentin. Pour cette occasion, nous republions un article rédigé initialement pour le numéro 75 de juin 2003 de Trax Magazine par le journaliste et fondateur de Microclimat Antoine Calvino. Dans ce papier, il retrace l’histoire de Spiral Tribe, collectif qui a lancé la scène free party en Europe dans les années 1990 et dont l’esprit soufflera samedi 8 juin aux Vivres de l’Art.
Rédaction : Antoine Calvino
Ce groupe de travellers échappé de Grande-Bretagne au début des années 1990 pour se soustraire aux poursuites de la police a semé les graines de la free party sur le continent européen. Retour sur l’épopée mythique d’un collectif dispersé depuis 1996, mais dont les artistes se retrouvent encore régulièrement pour se produire ensemble. Il a également ressorti sur vinyle en 2024 son mythique morceau « Forward the revolution » et a reversé les produits de la vente au fond de soutien des sound systems saisis par les pouvoirs publics.
« Les forces unies de la tekno lancent une invitation à tous les DJs, musiciens, sound systems, et ravers du monde le plus avant-gardiste de la tekno pour le premier teknival libre et massif d’Europe, dédié pendant cinq jours au mix et à la danse. Dans un endroit secret du nord de la France, les affranchis du monde entiers viendront célébrer une nouvelle unité et témoigner d’une autre réalité à travers sa musique. » Cet appel quasi mystique figurait sur le flyer du premier teknival, organisé le 23 juillet 1993 dans les environs de Beauvais.
Son auteur ? La Spiral Tribe, légendaire sound system anglais débarqué quelques mois plus tôt en Europe pour échapper à la police et répandre la bonne parole de la free party. Quelles valeurs défendaient ses membres ? Quelle était leur conception de la musique ? Pourquoi la clandestinité faisait-elle partie intégrante de leur démarche ? Ces farouches tenants de l’underground techno acceptent pour la première fois de revenir sur leur épopée.
La spirale, symbole de vie
Tout démarre avec la vague acid house qui déferle sur le Royaume-Uni durant le Summer of Love de 1988. « Nous étions tous accros aux raves, raconte Sebastian, compositeur aujourd’hui connu sous le nom de 69dB. Mais fin 1989, une nouvelle législation a été votée pour lutter contre les soirées illégales payantes et le cœur du mouvement a basculé dans les squats. C’est là que j’ai rencontré en 1990 Mark, son frère Zandra et leurs copines respectives. Il y avait une aura autour d’eux, quelque chose de cosmique. Avec eux, il ne s’agissait pas juste de faire la fête et de rigoler. Mark nous parlait du rapport à la réalité, du symbolisme, de nos racines celtiques avant l’invasion de l’Angleterre par les Romains et de l’évangélisation qui a suivi. Il faut dire aussi qu’à l’époque notre recherche spirituelle s’accompagnait de voyages psychédéliques… C’est Mark qui a trouvé le nom de Spiral Tribe à partir d’une spirale qu’il avait vue dans un fossile. Aujourd’hui il fait partie du Green Dragon, un groupe qui vend des livres d’occasion traitant de sujets alternatifs afin de racheter des terrains et de les rendre à la nature. C’est quelqu’un de profondément positif. »
Pour en savoir plus sur la philosophie du groupe, nous téléphonons en Angleterre à ce mystérieux personnage… « J’ai choisi la spirale car c’est un très ancien symbole de la vie. Il représente un mouvement infini qui part vers l’intérieur, l’extérieur et la profondeur. En fait, il connecte toute chose. » Au delà de ce symbole, Mark et ses amis partagent une conception métaphysique de l’existence. « Nous croyons en la connexion avec la Terre Mère. L’idée de la Spiral Tribe était de rassembler les énergies créatives autour du rythme de la nature, de la musique et de la danse, selon une logique qui n’a rien à voir avec celle de la société dans laquelle nous vivons. »
Ces paroles ne vont pas sans nous rappeler le message gravé en 1992 à Détroit sur le premier maxi d’Underground Resistance, qui appelle à une « alliance mondiale pour exploiter le potentiel inutilisé du son afin d’abattre le mur entre les races de la même façon que certaines fréquences vont voler le verre en éclats. » « Quand j’ai lu ce texte, ça a été une révélation, répond Sebastian. Je me suis dit que ces mecs avaient la même conception mystique de la musique que nous. J’ai eu la chance de rencontrer Mad Mike, le patron d’UR, et j’ai bien vu que nous parlions de la même chose. »
Les premières fêtes : 23 partout
La mise en pratique de ces préceptes se fait au cours de l’été 1990, lorsque le groupe organise deux fêtes d’affilée dans une ancienne école squattée. « Les salles étaient repeintes et il y avait des sculptures accrochées au plafond, se rappelle Sebastian. Les DJs ont joué toute la nuit de l’acid house dans le plus pur style de Chicago et je crois même qu’il y avait un live du clavier des Shamen. Il s’est passé quelque chose de fort, tous les participants se sont sentis très proches, comme une famille. C’est là que tout a vraiment commencé. »
Les membres de la Spiral Tribe achètent alors un vieux camion et quatre kilos de son qu’ils posent chaque week-end dans des squats londoniens, puis dans les festivals alternatifs estivaux lancés au début des années 1970 par les hippies, avant de virer punk puis techno. Selon Sebastian, la nature clandestine de ces fêtes était primordiale. « La grande différence entre une free et une soirée légale, c’est que le peuple décide d’être là sans en référer à quiconque. Il quitte alors Babylone pour pénétrer dans un espace de liberté. Cela dégage une énergie bien particulière, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec le fait de faire payer l’entrée ou pas. »
Le 21 juin 1991, l’aventure prend un tour franchement ésotérique lorsque la tribu part au People’s Free Festival de Stonehenge, un site mégalithique où les travellers se rassemblent depuis 1974 pour le solstice d’été. « Je n’y étais pas, continue Sebastian. Mais à leur retour, les membres de la tribu m’ont dit qu’ils avaient vu le nombre 23 partout pendant leur voyage. Moi je me foutais de leur gueule, je leur disais qu’ils partaient trop loin dans leurs délires, mais ensuite je l’ai vu aussi. Très vite, ce 23 est devenu notre nombre magique. »
Pourquoi le 23 ? « Chacun peut l’interpréter comme il l’entend, répond Mark. Certains disent que c’est le numéro du chromosome humain dans le ruban ADN, ou bien que le 2 représente l’ordre et le 3 le chaos, ou le ying et le yang, ou encore le rythme binaire et le rythme ternaire… En tout cas, il est vrai que ce signe cosmique nous est apparu tout au long de l’expérience de la Spiral Tribe. »
En plus de ces apparitions surnaturelles, une autre marque de fabrique de l’aventure tient à l’omniprésence de la musique. « Après avoir joué notre acid house et notre breakbeat deux semaines d’affilée au festival de White Goddess, indique Sebastian, nous avons décidé que dorénavant, quoi qu’il arrive, nous ne laisserions jamais la musique s’arrêter. Et nous nous y sommes tenus durant toute notre aventure, dans la limite de nos réserves de fuel. » Forte de ce concept prometteur, la tribu reprend de plus belle ses fêtes hebdomadaires.
De la répression à la production
Mais en avril 1992, excédée par cet enthousiasme débordant, la police décide de réagir. « Les flics ont entouré l’entrepôt où nous étions environ un millier à faire la fête, ont bloqué les issues et défoncé un mur au bulldozer avant de rentrer en tenues anti émeutes et de nous charger. On s’est battu pendant quatre heures, mais ils ont fini par casser la gueule de tout le monde et bousiller tout le matériel qu’ils pouvaient. » À partir de cette date, le groupe est placé sous surveillance téléphonique et chaque fois qu’il essaie de monter une fête il est attendu par les forces de l’ordre. Fin mai, la situation s’aggrave. À l’instar de nombreux autres sound systems comme Bedlam, DIY et Circus Lunatek, la Spiral Tribe prend part à l’immense festival de Castlemorton. La BBC couvre l’événement et 50 000 jeunes accourent de toute l’Angleterre.
Comme d’habitude, la tribu d’irréductibles reste la dernière sur le site. Histoire de faire un exemple, les policiers en profitent pour saisir le son ainsi que les camions où ils habitent. « Il ne nous restait plus rien, juste 1000 livres que nous avons décidé d’utiliser pour sortir un white label dans l’espoir de gagner un peu d’argent. Mais nous n’avions pas confiance dans nos talents de distributeur et nous cherchions quelqu’un pour faire ce travail à notre place. »
C’est là que l’affaire prend un tour inattendu pour ces purs et durs de l’underground : « Un ami, Charlie Hall (futur fondateur du label Pro-Jex, ndlr) nous a mis en contact avec Big Life, qui dépendait de la major Polygram. A cause de la hype qui entourait notre nom, ils ont cru que nous étions les futurs Sex Pistols et ils nous ont donné une avance conséquente pour toute une série de disques ! Pourtant, à l’exception de Simon (futur Crystal Distortion, ndlr), nous étions à peu près incapables de manipuler des machines… Mais cela nous a permis d’acheter un studio mobile que nous avons installé dans un camion et d’apprendre la composition. »
Ragaillardie, la Spiral Tribe provoque une nouvelle fois la police à quelques semaines du procès. Puisque celle-ci empêche l’accès au site de Stonehenge pour le solstice du 21 juin, ces acharnés décident en représailles de louer du son avec l’argent de Big Life et d’organiser une fête dans les anciens docks de Londres, en plein quartier des affaires… « C’était très symbolique d’aller les défier au cœur du système capitaliste. Bien sûr, c’était un acte kamikaze et ils n’ont pas mis deux heures avant de nous déloger, mais c’était important de le faire. »
Cela n’empêche pas la Spiral Tribe de gagner son procès et de récupérer tout son matériel. Ce sera à double tranchant. Un an et demi plus tard, les autorités invoqueront ce raté pour renforcer leur arsenal législatif avec le Criminal Justice Act, qui interdira aux Anglais·es de se réunir à plus de dix personnes hors d’un club pour écouter de la musique répétitive, cassant net les reins de la scène techno alternative.
L’exil en Europe
Mais la Spiral Tribe ne sera plus là pour voir ça. Dégoûtée par le harcèlement policier dont elle fait l’objet, la moitié du groupe part avec Mark à la fin de l’été 1992 convertir l’Europe aux free parties, tandis que les autres membres, dont Sebastian et Simon, restent en Angleterre pour honorer leur contrat avec Big Life. En un an, ils réaliseront un album, trois maxis et un clip. Mais le résultat, une sorte de techno breakée avec un MC qui n’appartient qu’aux Spi, déroutera tellement le label qu’il ne le laissera que quelques semaines sur le marché.
Pendant ce temps, leurs camarades organisent des fêtes à Berlin en compagnie des Mutoid Waste, un groupe de sculpteurs, puis à Rotterdam… « C’était excitant, raconte la DJ et compositrice Ixy. Il fallait trouver ce qui faisait décoller les gens dans chaque nouveau pays. Mais les fêtes étaient assez petites par rapport à ce que nous avions laissé derrière nous et ce n’est qu’à Paris que les choses ont vraiment décollé. »
C’est à cette époque que Reno, futur cofondateur des Teknocrates et patron d’Expressillon qui gèrera les labels des Spiral Tribe, les rencontre. « Ils étaient super impressionnants, ces Anglais habillés tout en noir avec la tête rasée qui vivaient dans des camions peinturlurés. Devant le dancefloor, il y avait toujours une énorme spirale avec un gros stroboscope braqué dessus. On ne voyait pas le DJ, d’ailleurs j’ai mis un bout de temps avant de comprendre qu’il y en avait un. » Et ils n’ont rien perdu de leur détermination. Le 21 juin 1993, Justine les voit participer à leur façon à la Fête de la musique… « Ils sont arrivés avec leur camion devant l’Opéra-Bastille et ont fait péter leur énorme son en quelques secondes, c’était très excitant. Les keufs sont tout de suite intervenus à coup de lacrymos et au bout d’un quart d’heure c’était fini. »
À force de fêtes déjantées et d’actions coup de poing, la Spiral Tribe se fait connaître et, très vite, suscite des vocations. On voit apparaître les premiers sound systems français, comme les Nomades et les Psychiatrik. « Nous voulions être une sorte de cybervirus, explique Mark. L’objectif était d’interagir avec les gens que nous rencontrions pour qu’ils puissent apprendre par eux-mêmes. Mais nous n’imposions rien, le message se trouvait dans la musique. »
Le son Spiral
Alors justement, quelle était la conception de la musique selon la Spiral Tribe ? « J’ai toujours été frappé par la similarité entre la techno et les musiques dites primitives, répond Sebastian. Tu restes sur une seule clé et tu ne joues que sur la fréquence, comme dans les traditions africaines et indiennes. Là-bas, cela ne passe pas par la parole : tu danses et tu as des révélations ou pas. C’est de cet état de transe dont parle également Jimi Hendrix dans son album Are you experienced ? » Voilà pour le principe. Mais plus précisément, quelle musique jouaient les Spi dans ces premières free parties européennes ? « Nous étions tous amoureux du breakbeat et de la techno et nous refusions cette séparation qui a abouti à l’éclosion de deux scènes différentes en Angleterre, l’une évoluant vers la jungle et l’autre vers la hard techno acide. Nous avons toujours voulu garder les deux en associant le breakbeat au hardkick, comme le symbolise le numéro 23. Mais nous jouions également hard techno et c’est cette musique que les Français ont préférée. »
Selon Ixy, la force du groupe consistait aussi dans le fait de vivre sur la route, « puisque cela nous permettait d’avoir des disques de tous les pays que nous traversions et donc de proposer des sets très variés ». Et puis il y avait les lives de Sebastian et Simon… « C’était très nouveau à l’époque, rappelle ce dernier. L’improvisation procure une liberté qui te permet d’être en prise directe avec le dancefloor. À nos débuts, pas mal de gens se grattaient la tête en se demandant ce qu’on faisait. Ils partaient au bar pendant qu’on se cherchait et revenaient quand ça sonnait bien. C’est comme ça qu’on a appris à tenir un dancefloor. »
La tribu sur la route
À la fin de l’été 1993, forte d’une vingtaine de membres répartis entre cinq camions, la Spiral Tribe repart sur les routes européennes convertir de nouveaux adeptes. « C’était une expérience fantastique, se souvient Meltdown Mickey, l’un des DJs et compositeurs. Nous passions notre temps à faire de la musique dans le studio mobile, à acheter des disques, à bricoler les camions et le sound system, à rencontrer des gens, à chercher des sites, à préparer les fêtes du week-end, à fabriquer et à distribuer des flyers… »
Les labels des Spiral Tribe, SP23 et Network 23, voient le jour pendant ces deux années où le groupe fait la route entre la Hollande, l’Allemagne, la République tchèque, l’Autriche, l’Italie et le Portugal. « Nous avons sorti une quarantaine de maxis seulement pressés à 1000 exemplaires chacun, explique Sebastian. Cela suffisait car nous estimions que c’était une musique éphémère, faite pour être remplacée au bout de six mois. Nous les distribuions entièrement nous-mêmes, sans passer par le système marchand classique, ce qui nous faisait perdre beaucoup de temps et d’argent. Et puis il faut bien avouer qu’on gérait ça comme des chépers… »
Entre 1995 et 1996, le groupe arrive à la fin d’un cycle et se disperse peu à peu. Sebastian et Jeff (DJ Tal) s’installent à Paris où ils développent Network 23, Simon reprend la route avec Facom, quelques membres partent en tournée aux États-Unis avec des amis de Bedlam et Mutoid Waste, puis Facom se joint aux Marseillais d’Okupé et Total Resistance pour former Sound Conspiracy et entreprendre en 1998 un long voyage vers Goa. Aujourd’hui, les Spiral Tribe entretiennent toujours de forts liens d’amitié mais ils sont éparpillés entre Brighton, Paris, Marseille et Barcelone.
Les trois mixes qui sortent sur Network 23 en association avec Expressillon font en quelque sorte le bilan de cette époque mythique. « On nous parlait tellement souvent de la musique de ces années-là que ça devenait ridicule de la garder pour nous, indique Sebastian. On a aussi été choqué de voir que nos vinyles pressés en nombre limité se négociaient jusqu’à 200 euros sur internet. L’année prochaine, les meilleurs seront remasterisés et repressés, et nous créerons un site où on pourra en télécharger certains ainsi que des lives inédits. »
L’avenir de l’esprit free
Quelques années après la fin de leur aventure commune, Sebastian, Simon, Ixy et les autres gardent un œil attendri sur la scène qu’ils ont lancée. « Le fait de voir autant d’enthousiasme nous a émus, assure Sebastian. Mais il est vrai que la façon dont ça s’est développé n’est pas forcément celle que nous aurions choisie. Nous étions tous très préoccupés par l’écologie et c’est une chose que les Européens n’ont pas toujours assimilée, même si je comprends que l’explosion de la scène ait rendu tout cela incontrôlable. En France, le mouvement a pris une grosse claque de la part du gouvernement, comme en Angleterre au début des années 1990. Et même si le public a un peu trop bloqué sur la hard techno et le hardcore, je trouve qu’il y a de plus en plus de musiciens intéressants. Je suis optimiste, le message de liberté lié à la free party n’est pas mort. »
- Article initialement paru dans le magazine Trax numéro 75 de juin 2003, par Antoine Calvino.
- Microclimat w/ Cmd+O, RadioBato, Azurium et The Twerk Society Bordeaux, samedi 8 juin