Quatre pièces autour du doute à voir au TnBA cet hiver

Le TnBA programme quatre pièces en janvier et février qui, quoique parfois éclectiques dans leurs formes, se rejoignent autour d’un thème hautement théâtral : le doute. Le doute, c’est cette intranquillité qui fait vaciller les certitudes et les constructions trop ancrées. C’est aussi cet entre-deux qui permet d’ouvrir les possibles et les interprétations, d’interroger les fictions de notre réalité. Dans une perspective politique, sociétale ou encore métaphysique, ces quatre créations font ainsi du doute le moyen de poser un autre regard sur notre présent.

Déconstruction du genre

On commence avec deux pièces dont les enjeux, les parti-pris esthétiques et dramaturgiques se font véritablement écho. En faisant de la scène un espace ouvert pour la réflexion, chacune met en doute les représentations patriarcales pour ébranler leur fixité et déconstruire leurs fondements.

La Tendresse – Mise en scène Julie Berès

Deuxième volet d’un diptyque initié avec Désobéir, qui mettait en avant la parole des femmes, La Tendresse fait entendre cette fois-ci la voix des hommes pour interroger les concepts de masculinité et de virilité. La Tendresse, c’est un objet théâtral qui serait comme une matière mouvante. D’abord par son texte, polyphonique. Ce dernier a été écrit à quatre mains – dont celles d’Alice Zeniter, autrice du roman L’Art de perdre –, à partir des témoignages des hommes acteurs-danseurs présents sur scène, issus de trajectoires et nationalités différentes. Paroles retravaillées par le prisme de l’écriture et récits vrais quelque peu fictionnalisés font donc d’emblée de ce texte un support hybride.

Aussi, la pièce mêle la voix au corps, les mots à la danse hip-hop et krump. Cette double entrée dramaturgique, triple même, avec l’usage de la vidéo, permet de déployer le propos – de la paternité au couple en passant par la sexualité –  et d’explorer ses possibles traductions plastiques. 

La Tendresse – ©Axelle de Russé

Du côté de la scénographie, Julie Berès a fait le choix d’un plateau plutôt dépouillé, pensé, selon ses termes, comme « un écrin de masculinité », qui va cerner cette dernière pour mieux la retourner et interroger ses fondements. La scène, véritable boîte noire, accueille ainsi des battles, où se jaugent habituellement les performances physiques et viriles, pour ausculter de plus près les rapports de domination implicites. Quant à l’immense podium au centre, il semble se faire véritable terrain de jeu pour les corps, qui viennent s’y exercer, s’y dépenser, s’y épuiser.

  • On y va pour : L’énergie brute et la puissance débordante du krump, qui oblige les corps à se déformer. Et déformer, c’est déjà déconstruire.
  • Le truc en + : Il n’y a déjà plus de places disponibles sur le site, mais vous pouvez vous présenter à l’accueil du théâtre 30 minutes avant la représentation pour espérer obtenir une place en liste d’attente…
  • La Tendresse, mise en scène Julie Berès, du 17 au 21 janvier au TnBA

Libre arbitre – Mise en scène Julie Bertin

Cette pièce est librement inspirée de la vie de Caster Semenya, une athlète sud-africaine, victorieuse du 800 mètres féminin lors des Championnats du monde d’athlétisme de Berlin en 2009. Mais les instances sportives lui font réaliser un test de féminité qui révèle son taux de testostérone jugé trop haut. On lui retire alors son titre. En creux, se lit bien la méfiance du patriarcat envers les femmes qui outrepassent ses normes et qui brillent par leurs performances.

Comme dans La Tendresse, le texte, écrit à quatre mains, est un patchwork tissé à partir de preuves documentaires sur cette affaire, mais aussi de témoignages d’expériences de femmes anonymes et d’analyses des penseur·euses Paul B. Preciado et Elsa Dorlin. Les autrices vont donc puiser dans ce pré-texte réel qu’est le cas « Caster Semenya » de quoi déployer une réflexion singulière plus large sur la représentation du corps de la femme dans la société. L’originalité de cette construction dramaturgique : ne pas faire un récit chronologique de l’affaire, mais fonctionner par allées et venues, par échos thématiques, pour vivifier la réflexion et lui donner du poids.

Libre arbitre – ©Simon Gosselin – TnBA

Comme dans La Tendresse encore, le plateau se veut relativement dépouillé, et transformé en piste d’athlétisme, pour que s’y déploient librement les corps et les voix des quatre comédiennes, qui incarnent à elles seules tous les rôles, y compris masculins. Celles-ci n’hésitent d’ailleurs pas à briser la frontière scène-salle par des adresses au public, pour prolonger l’espace scénique et rendre les spectateur·ices acteur·ices des questionnements en jeu.

Le monde est un théâtre

Dans ces deux autres pièces, le doute lui-même se fait moteur dramaturgique. Il permet à chacune d’elles d’explorer la frontière poreuse entre fiction et réalité, en se servant des ressorts du théâtre, lieu par excellence des faux-semblants et des dires vrais.

Qui a cru Kenneth Arnold ? – Mise en scène Collectif OS’O

Retour du Collectif OS’O, connu pour ses univers décalés, sur la scène du TnBA après X, sa précédente création qui envoyait ses comédien·nes dans l’espace. Cette fois-ci, la scène se fait le lieu d’une conférence apparemment sérieuse, où l’on discute des phénomènes inexplicables et de l’existence avérée ou non des ovnis. Mais peu à peu, le propos déraille, les vérités, pourtant très sourcées à l’aide d’images vidéoprojetées, sont malmenées, les scientifiques ne cessent de se reprendre. Aux affirmations succèdent alors les répétitions, les hésitations, de sorte que là surgirait la véritable étrangeté. Jusqu’à ce que la conférence se transforme en situations grotesques et absurdes.

L’idée dramaturgique est savoureuse puisqu’il s’agit d’une mise en abyme vertigineuse par laquelle on en vient à douter de ceux-là mêmes qui tentent d’éclaircir les doutes ! En creux, on questionne les enjeux qui sous-tendent les fake news – de quoi seraient-elles le symptôme –, mais aussi notre propre besoin de nous raconter des histoires. Le travail sur le son et la lumière semble particulièrement fin, pour nous immerger encore davantage dans cette pseudo-réalité et ce vrai théâtre.

Othello – Mise en scène Jean-François Sivadier

Othello, ou l’art du doute par excellence. Dans cette tragédie de Shakespeare, le général Othello, marié à la noble et aimante Desdémone, ne peut s’empêcher de douter de la fidélité de sa femme, soupçons éveillés en lui par Iago, son traitre sous-lieutenant. Se déploie à partir de là un jeu de masques et de manipulations, orchestré par le personnage-metteur en scène qu’est Iago. Un jeu par lequel se dévoilent les soubassements d’un monde fait de mensonges, et qui conduit à la mort. Tragédie, on a dit.

Finalement, chez Shakespeare, il s’agit toujours aussi, dans le fond, d’interroger le théâtre lui-même, et surtout celui qui se joue entre les humains. Jean-François Sivadier paraît s’emparer de cette question-là dans son adaptation scénique, qui transpose la pièce shakespearienne à l’époque contemporaine. Ne serait-ce que dans sa scénographie – qui a l’air sublime –, tout en rideaux de plastique transparent, qui laissent voir à travers ou dissimulent en fonction des éclairages, comme métaphore du regard, du doute sur la réalité, et du théâtre lui-même.

Othello – ©Jean-Louis Fernandez – TnBA

Le metteur en scène s’est glissé dans les implicites du texte, pour faire surgir le comique qu’il renferme et en montrer toute la complexité. « Si la pièce n’est pas jouée de façon drôle, elle perd en cruauté et inversement. », écrit-il dans sa note d’intention. Ce parti-pris de lecture annonce un véritable mélange des genres et des registres, un jeu tout en nuances de la part des comédien.ne.s, et une fidélité au baroque de Shakespeare. Côté son : le rock de Queen avec « We will rock you » et les « Paroles, paroles » de Dalida à fleur de peau. On ne pouvait pas faire un choix plus hétéroclite. Ça promet !

  • On y va pour : oublier nos cours de lycée sur Othello – voire sur Shakespeare en général –, et se laisser emporter par l’adaptation spectaculaire, dans tous les sens du terme, qu’en fait Jean-François Sivadier. Et aussi pour Adama Diop en Othello, qui jouait un excellent Lopakhine dans La Cerisaie montée par Tiago Rodrigues pour le Festival d’Avignon en 2021.
  • Le truc en + : Attention, la pièce dure 3h20 avec entracte. Oui, c’est long. Mais ça peut vraiment valoir le coup.
  • Othello, mise en scène Jean-François Sivadier, du 22 au 25 février au TnBA
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