Musical Écran, le festival international de documentaires musicaux, fête cette année son 10ème anniversaire, avec une édition toujours plus étoffée et éclectique. Pour l’occasion, nous avons rencontré Richard Berthou, son programmateur, qui nous parle de ses choix artistiques et de l’évolution du genre, entre découverte de scènes émergentes, créations expérimentales et résonances culturelles.
Crédit photo : blackbbetty
Le Type : Quelle envie personnelle t’a poussé à créer un festival de films et documentaires musicaux ?
Richard Berthou : J’organisais des concerts depuis longtemps. Via mon métier dans l’image, j’ai eu envie de mêler l’image et le son. Un jour, en discutant avec le fils ado d’un ami qui écoutait un podcast sur le premier groupe de rap anglais, les Russell Brothers, je me suis rendu compte qu’il ne savait pas vraiment qui ils étaient.
Ça m’a donné envie de témoigner de cette dimension narrative et historique de la musique. Qui sont ces groupes qui inondent aujourd’hui les podcasts sans qu’on sache vraiment d’où ils viennent ? Pourquoi ils font ce genre-là ? Que transmet-on à travers la musique ? Parler des origines, ou comment les créations d’artistes underground ou de micro-tribus en marges, deviennent des courants mainstream ou sont redécouverts des années plus tard, à travers les samples de musique rap ou électro.
Quels ont été tes souvenirs marquants de ces dix années de festival Musical Écran ?
Il y en a eu beaucoup ! Le film They will have to kill us first de Johanna Schwartz m’a beaucoup impressionné. On y voit des artistes maliens, du groupe Songhoy Blues, se battre et résister avec leur musique, après l’invasion d’extrémistes djihadistes qui veulent en interdire toute pratique.
Dans Imagine waking up tomorrow and all music has disappeared, Stefan Schwietert met en scène la démarche utopiste et esthétique de l’artiste radical de l’électro anglaise Bill Drummond (The KLF), partant sur les routes d’Angleterre et d’Irlande à la recherche de chants, de voix et de musique qui n’existent pas encore.
Enfin, je dirais le film Off the track de Gabin Rivoire, une histoire totale de la musique électronique à travers le vibrant portrait d’un de ses pionniers, le DJ français Laurent Garnier, et des plus grandes figures qui l’ont composée. Un film qui a pu être lancé grâce à du crowdfunding !
Qu’est-ce qui rend le lien entre musique et cinéma si captivant pour le public selon toi ?
La musique est omniprésente dans les loisirs et la vie de beaucoup de monde. Je crois qu’il y a un désir du public de s’immerger dans les univers d’artistes qu’ils écoutent. Et à l’inverse, il y a des personnes qui viennent voir des films parce qu’ils ne connaissent pas vraiment une musique et ont le désir d’en savoir plus.
Par exemple, avec le film Le Mali 70 de Markus CM Schmidt on plonge dans l’effervescence de la musique malienne des années 70 en découvrant plein de sonorités que l’on a déjà pu entendre, sans jamais identifier leurs origines. Par contre avec des films sur Blur, At the Drive in ou Mogwai, là on a plus à faire à des fans qui savent parfaitement ce qu’ils viennent voir !
Aujourd’hui, les jeunes générations entendent constamment parler de références de tel·les artistes ou de tel style. Un documentaire, ça permet aussi de comprendre d’où ça vient. Ou de comprendre pourquoi un type comme Tricky, qui a passé sa jeunesse dans les banlieues ultra violentes de Bristol, fait cette musique.
Quel est ton processus pour sélectionner les films et documentaires pour Musical Écran ?
Déjà, je vois beaucoup de films. Pour une trentaine sélectionnés, il faut en voir cinq à six fois plus. Je voyage beaucoup et profite d’autres festivals, notamment ceux avec qui nous collaborons. Ensuite, on en reçoit pas mal, car le festival est bien identifié. Et enfin, j’en cherche – et ça peut être assez compliqué pour plein de raisons. Soit pour des questions de droits, soit pour des questions d’acquisitions par les plateformes, ce qui arrive systématiquement avec le rap, par exemple.
Le documentaire musical revient sur le devant de la scène après une traversée du désert.
Richard Berthou
Et puis, il y a énormément de films qui disparaissent, des archives qui sont détruites. Le documentaire musical revient sur le devant de la scène après une traversée du désert. Avant, il sortait une fois et rien n’était archivé, comme le film sur Robert Wyatt qui est passé une seule fois sur la BBC.
Et puis idéalement, j’ai toujours une petite idée derrière la tête, un fil conducteur qui me sert de thématique. Par exemple, cette année j’avais envie de faire une édition avec des figures qu’on qualifie parfois d’« antihéros ». Que ce soit Robert Wyatt, qui a passé une bonne partie de sa carrière sur une chaise roulante, Tricky, d’une certaine façon, ou Lee Fields, qui a complètement disparu et même arrêté en repartant travailler, pour finalement revenir sur la fin de sa vie et être connu, tous ces artistes ont montré une indépendance et une force créatrice remarquable.
Ce sont des figures artistiques hors du commun, parfois radicales dans leurs expériences comme dans le film Who killed the KLF ? . Mais aussi inspirantes et qui ne transigent pas avec leur liberté comme l’artiste Peaches dans Teaches of Peaches ou Boy George : the boy next door qui raconte sa vie sans détours, comme un ami pourrait le faire, au cœur des questions de genre et d’identité, bien avant qu’elles ne s’imposent dans la société.
En quoi l’édition de cette année se distingue-t-elle des précédentes ?
Cette année, on a invité un grand réalisateur de documentaire musical, Mark Kidel, qui donnera une masterclass et auquel est consacré une mini rétrospective autour de quatre de ses films. Et puis on rallonge le festival à 10 jours pour les 10 ans ! Avec des films qui sortent des purs documentaires musicaux comme un film d’animation, la comédie musicale Anna, dont la musique est signée Gainsbourg, un concert mythique des Talking Heads ou le tout dernier concert enregistré à peine quelques mois avant sa mort et encore jamais montré, du grand compositeur contemporain Ryuichi Sakamoto.
Y a-t-il un film, un artiste, ou un moment du festival de cette année dont tu es particulièrement fier et que tu attends avec impatience de partager avec le public ?
Oui, il y a un film qui m’a énormément intéressé et qui est très particulier, c’est Cabin Music de James Carson. C’est une sorte de voyage initiatique d’un musicien prodige, qui décide de parcourir le monde à la recherche du lien entre l’énergie universelle de la musique et de la nature. Comme une quête de sens dans un univers de production musicale souvent étouffé dans les normes ou les impératifs purement commerciaux.
On assiste ces dernières années au développement exponentiel des plateformes numériques. Comment cela a-t-il affecté l’univers des films et documentaires musicaux ?
Il y a du très bon, avec par exemple la série sur le producteur DJ Mehdi où on est au cœur de l’essence même du documentaire musical. Mais il y a aussi des conséquences pour un festival comme le notre où plus l’artiste est connu, et plus les plateformes prennent la main sur la diffusion. Par ailleurs, les maisons de disque qui ont les droits sur tout un catalogue d’artistes, cherchent à profiter de cette manne en produisant plus de documentaires et abreuver les plateformes.
Après, il y a aussi des gens qui font des films tout seul, mais qui sont tellement bien faits qu’ils réussissent après coup à obtenir les droits et arrivent à diffuser leur films. Ainsi, le film Tool, The Holy Gift du français Stéphane Kazadi sur la musique du groupe Tool, ou le réalisateur bordelais Sébastien Farges sur l’artiste et égérie de la scène new-yorkaise Lizzy Mercier Descloux, qui a été présenté l’année dernière.
As-tu observé des changements dans la façon dont les réalisateur·ices abordent les sujets musicaux ?
Oui, pour plusieurs raisons. Le film Omar & Cedric, If This Ever Gets Weird, par exemple, a été fait grâce aux montagnes de rush réalisés au milieu des années 1990 par Omar Rodríguez-López lui-même. Il en résulte une façon de faire des films complètement différente, parce qu’il y a des images et de la matière et qu’on s’en sert pour créer une émotion, un ressenti, avec une ambiance onirique et lo-fi dans Omar & Cedric.. ou une texture sonore singulière dans Mogwai, If The Stars Had A Sound. Et ça change radicalement du type de documentaire classique où s’enchaînent une succession de plans fixes, alternant photographies de l’artiste et interview d’un.e témoin, bien calé.e sur sa chaise.
Musical Écran fait partie du réseau M.F.F.N (Music Film Festival Network), un réseau de regroupant plusieurs festivals européens de films musicaux. Que vous apporte un tel réseau, quel est son rôle ?
Ce réseau est essentiel et tellement enrichissant. On apprend beaucoup et on se soutient énormément. On peut se montrer des films, faire des achats groupés, s’échanger des films que chacun a découvert. Côté français, le festival Rock This Town de Pau a intégré le réseau en 2022 et cette année, Paolo Campana qui programme le festival Seeyousound de Turin en Italie, sera jury pour l’édition 2024.
Quelles tendances ou nouveaux genres aimerais-tu explorer dans les prochaines éditions?
Plein ! L’histoire de la musique expérimentale et en particulier électronique me fascine, notamment ce que je vois chez de jeunes générations avec des crossover entre des compositeur·ices de musique et des film maker. Ces sont des films plutôt artistiques où de la musique est créée en même temps que les images en utilisant des machines et de l’intelligence artificielle.
En tout cas, le mélange son et image va continuer à se développer sous différents formats et avec une qualité technologique toujours plus poussée. Les extraits de concerts dans Blur to the end donne l’impression d’être au Wembley Stadium !
Finalement, si tu creuses un peu, tu t’aperçois que ce sont les marges qui font tout bouger.
Richard Berthou
Mais j’ai toujours le désir d’explorer les marges, d’aller rechercher les histoires et les aventures de ceux qui expérimentent. S’il y a bien quelque chose qui ressort de ces dix ans de festivals, c’est qu’en observant les courants musicaux, on comprend l’origine des sons autant que des mouvements sociaux et culturels, car ils sont toujours en avance. C’est là qu’on invente, qu’on fait bouger les lignes. Finalement, si tu creuses un peu, tu t’aperçois que ce sont les marges qui font tout bouger. Et c’est ça que nous voulons continuer à raconter avec ce festival.