Delphine Trentacosta : « Figer le paysage pour parler de ce qu’on peut y trouver »

Échange avec la photographe et fondatrice de l’association Aléa, Delphine Trentacosta, à l’occasion de son exposition Les 111, de la Pointe de Grave au Cap Ferret présentée dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux. Cette exposition est encore accessible jusqu’au 3 novembre, répartie sur 3 lieux : aux abords du Pont de pierre, sur les grilles du Jardin public de Bordeaux et dans le Jardin Secret de Saint-Médard.

Crédit photo : Delphine Trentacosta

Photographe engagée et indépendante, Delphine Trentacosta, vit et travaille dans le Médoc depuis 1994. Un territoire qu’elle défend et met en valeur au travers de ses photographies, mais aussi au travers de son engagement dans l’association Aléa (art littoral et environnement en Aquitaine). Un projet qui lui permet de sensibiliser un large public en menant diverses actions où se mêlent l’art et l’environnement.

Le Type : Tu es connue comme photographe indépendante et engagée de la région bordelaise. On a pu voir ton exposition Les 111, de la Pointe de Grave au Cap Ferret dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux. Dans le cadre de ce projet, tu as donc photographié en septembre 2013 les 111 kilomètres de la côte qui sépare la pointe du Cap Ferret de celle du Verdon, à bord d’un ULM, dans le but de montrer à la fois la fragilité et la beauté de ce trait de côte. Aujourd’hui, tu réitères l’expérience. As-tu abordé ce travail sous un autre regard ? Avec d’autres techniques ?

Delphine : Effectivement, en l’espace de 10 ans, ce n’était pas le même pilote ni le même ULM. Les contraintes techniques étaient donc différentes. Les appareils photo ont eux aussi évolué donc il y a un peu plus de qualité sur les images. Mais j’ai gardé le même principe :  voler avec un ULM, un avion léger, pour pouvoir suivre ce trait de côte en faisant des photos toutes les 2 à 3 secondes.

Après, c’est un gros travail d’assemblage sur Photoshop. Mais le vol a été réalisé dans les mêmes conditions, sur les deux éditions. C’est-à-dire d’une seule traite. Je suis partie du Nord vers le Sud pour avoir des raccords de lumière avec une marée à mi-chemin, entre marée haute et marée basse, durant 1 heures, jusqu’à 1 heures et 30 minutes de vol. Donc, pour moi, à 10 ans près, les conditions étaient les mêmes.

Quelles évolutions as-tu pu observer ?

En habitant sur ce trait de côte depuis des années, je le vois évoluer chaque année. Il y a des endroits plus marqués que d’autres, assez connus du public. C’est plutôt dans le Nord Médoc que l’on voit des endroits, tellement érodés, qu’il n’y a plus de dune. On arrive sur des arbres qui tombent directement dans l’eau alors que, normalement, la plage n’est pas du tout constituée comme ça.

Un autre trait marquant est Le Signal, ensemble de deux bâtiments d’habitat collectif, situé à Soulac-sur-Mer. Il a en effet disparu entre les 2 éditions. Juste après les premières photos que j’ai faites, il y a eu un avis d’expulsion. Le Signal a donc été évacué, mais il a mis 10 ans à être détruit. Sur les dernières photos, on ne voit plus du tout de trace de ce lieu car l’ONF a pris le parti de re-végétaliser la dune. On ne sait même pas qu’il y avait un immeuble à cet endroit il y a quelques mois de ça.

Ce sont les deux évolutions les plus marquantes. Puis, si l’on s’approche un peu plus près des photos, on voit que dans tous les endroits où il y a des enrochements Soulac, Montalivet ou Lacanau le trait de côte ne cesse d’avancer sur le paysage. Si on reste frontal, on n’en a pas vraiment conscience. Mais dès qu’on se met un peu perpendiculaire à la côte, on voit que les enrochements protègent d’un côté pour creuser de l’autre.

L’érosion est un phénomène naturel, accentuée par le réchauffement climatique. (…) par endroit entre 30 et 50 mètres ont disparu. Or, la norme est entre 1 et 3 mètres.

Delphine Trentacosta

Un autre témoin : les bunkers, points d’appui référencés qui constituaient une défense, construits pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il y en a beaucoup du côté de la pointe de Graves, pour protéger l’entrée de Bordeaux, ainsi que vers le Cap Ferret. Ces bunkers situés dans les dunes, tous les 2,5 kilomètres, étaient reliés par une route. Or, ceux-ci sont tombés sur la plage car les dunes se sont effondrées. Aux endroits très abîmés par l’érosion, les bunkers sont dans l’eau maintenant. C’est aussi un marqueur de notre histoire à une échelle très récente finalement.

L’érosion est un phénomène naturel, accentuée par le réchauffement climatique. On peut le constater à notre échelle, car, en l’espace de 10 ans, il y a par endroit entre 30 et 50 mètres qui ont disparu. Or, la norme est entre 1 et 3 mètres.

Ta volonté est de sensibiliser à l’environnement du littoral néo-aquitain, et plus spécifiquement sur le territoire du Médoc. Quel parcours et quelles réflexions t’ont amené à vouloir consacrer ton travail photographique à ce territoire et ce sujet ?

Il remonte à très longtemps ! Quand je suis sortie de mon école de photo en 1994, j’étais alors avec un photographe allemand. Nous étions arrivé·es sur les côtes, pour voir leur état durant l’hiver ; la présence des bunkers et les déchets que l’on pouvait y trouver. On n’a pas conscience de tous ces phénomènes-là quand on voit les plages propres et nettoyées durant l’été. On a donc commencé à se dire qu’il faudrait qu’on en parle.

J’avais déjà fait tout un travail sur les déchets dans mon mémoire d’école à Arles. Je continuais dans cette voie en me disant : « Les déchets qui arrivent sur les plages ne sont pas issus des gens qui les laissent, ils viennent de la mer. » On a ainsi essayé de comprendre d’où ils venaient et comment : « Avec les courants qui viennent plutôt l’hiver déposer sur le sable ». Puis, on est partis à trois sur ce trait de côte des 111 kilomètres où on a bâti, tous les kilomètres, des sculptures de déchets avec, à la base, un bois flotté que l’on entourait de déchets trouvés sur place.

Sur les 111 kilomètres, on a réalisé 111 sculptures. On l’a appelé Abscisse 111 : c’est une action qu’on a menée au mois d’avril 1994, qui fut suivie par la radio, la télé. On a dormi sur les plages pendant 10 jours et on est venu nous ravitailler directement sur les lieux. Ça, c’était une première approche à la fois poétique et engagée pour montrer ce qui se passait en hiver sur les plages.

Ce n’est pas juste une portion de littoral que j’entends montrer (…) Je veux amener un regard différent aux gens.

Delphine Trentacosta

Quelques années après, j’ai été sollicité par l’Association culturelle de Lacanau pour faire un travail sur le littoral. C’est à ce moment que je me suis dit : « Ce n’est pas juste une portion de littoral que j’entends montrer. Je souhaite photographier l’ensemble de cette côte. Donc refaire ces 111 kilomètres, de manière aérienne, pour amener un regard différent aux gens qui viennent sur la plage parce qu’il voit la plage et la mer. Moi, je leur montrerais plutôt la mer et la plage, dans l’autre sens. »

Le fait de faire une photo, c’est un instantané qui parle d’une chose à l’instant présent. L’instant où je fige le paysage pour parler de ce qu’on peut y trouver. Ainsi, dans ce travail, il m’intéressait aussi d’y ajouter des points de focus, qui se trouvent en dessous de la fresque, afin de montrer ce que l’on pouvait trouver localement, tout au long de l’année.

On a l’impression que ce n’est que du sable, mais il y a plein de spécificités locales sur ce littoral. Comme je photographie tout au long de l’année, je me suis constituée une banque d’images, sur du long terme, plus des témoignages. Je suis allée auprès des gens qui vont récupérer les mammifères marins échoués, mais également auprès des gens de l’ONF, des associations… Cela permet de comprendre mieux qui s’occupe du littoral, frontière mouvante entre le monde habité et le monde sauvage.

La photographie est un moyen d’expression qui permet de transmettre des informations. C’est aussi un moyen d’action. Est-ce qu’on peut dire que tes photos sont pour toi un moyen de militer ?

C’est un constat que je dresse. Le moyen de militer, je l’ai fait par ailleurs, avec mon association Aléa qui a été montée dès le début du projet 111, pour le soutenir, car il fallait du matériel et de l’humain pour proposer cette exposition dans les communes. L’association a permis de sensibiliser les personnes. En effet, à chaque fois que l’on présentait l’exposition, on restait une journée sur place pour expliquer ce que l’on voyait, pourquoi, comment… Les retours très intéressés des personnes, nous questionnant aussi sur le ramassage des déchets, ont ensuite permis de construire de nouvelles actions de sensibilisation.

La photo ne suffit pas. Ce qui est intéressant, ce sont les actions menées autour, notamment à travers l’engagement des associations.

Delphine Trentacosta

Tout au long de l’année, on propose de faire de l’art au travers des déchets : on crée des œuvres en ramassant des déchets et on en profite pour aborder leurs origines, le recyclage… Ces actions permettent aussi de dédramatiser et de déculpabiliser les gens. Donc, à mon sens, même s’il y a des explications, des légendes, la photo ne suffit pas. Ce qui est intéressant, ce sont les actions menées autour, notamment à travers l’engagement des associations.

Plus globalement, quels rôles peuvent jouer les pratiques artistiques dans la sensibilisation sur la transformation de différents territoires ?

C’est s’emparer d’un médium pour parler du quotidien. Pour prendre conscience de notre environnement. C’est réfléchir à ce qu’on trouve, ce qu’on voit, ce qu’on fait. Et de le transformer différemment.

D’un point de vue artistique et technique, comment procèdes-tu pour véhiculer ce message de bienveillance et de respect envers l’environnement ?

Cette fresque est pour moi le début de tout un travail que je fais autour du littoral et des éléments. En fait, je parle des 4 éléments qui composent notre vie : l’eau, l’air, la terre, le feu, que l’on peut retrouver dans des focus. Premièrement, l’eau. En photographie aérienne, on voit que la puissance de l’eau est phénoménale. Elle fait des choses graphiques extrêmement belles. L’eau est un de mes thèmes récurrents que je travaille de manière graphique, en noir et blanc, avec les vagues qui viennent sur le littoral.

Ensuite, l’air ; je l’ai photographié d’une manière différente pour arriver à le rendre visible. Je suis allée voir des arbres que l’on dit « sacrificiels », qui se trouvent dans la dune. Ces arbres sont malmenés par le vent, les tempêtes. Ils poussent contre vent et marée, et protègent les forêts qui sont derrière – souvent des forêts de plantation exploitées par l’homme. Ces arbres ont des formes absolument incroyables. Je les photographie, en noir et blanc, à la chambre photographique pour prendre le temps de les observer. Je vais brosser leur portrait en utilisant du papier et du charbon que je frotte sur leurs écorces. 

Pour la terre, on retrouve des sources qui viennent de l’arrière-pays. Ces sources, chargées en minéraux, produisent par moment des dessins sur le sable, extraordinaires mais éphémères. Ces dessins me rappellent des figures géométriques que l’on peut trouver dans l’espace avec la capsule Soyouz qui photographie notre terre et nous en montre des choses très graphiques. L’infiniment grand et l’infiniment petit se ressemblent énormément. 

Et puis, le feu dont on a été frappé, dû au réchauffement climatique. Là, c’est un autre instant d’image, sur le littoral, où je prends des couchers de soleil que j’assemble avec d’autres photos. Cela peut donner des photos assez dramatiques qui parlent de choses tout en n’étant pas ces choses-là. 

Puis pour finir, j’ai introduit un cinquième élément : le plastique. Car on le retrouve sur notre littoral, dans la terre, partout. Il suit un cycle. Il va dans l’eau, les montagnes. Le plastique revient dans les rivières, en micro-plastique. Il existe aussi en macroplastique puis se fragmente et se répand partout. À tel point que ça devient quelque chose que l’on respire, que l’on mange… Parler d’un territoire comme ce trait de côte, c’est parler de ces 5 éléments qui le façonnent. C’est transposable sur tous les autres littoraux du monde finalement.

Au-delà de la photo, ton engagement se poursuit dans l’association Alea (Art Littoral Environnement en Aquitaine) que tu as fondée. Peux-tu nous en parler un peu plus ? 

L’association a été créée en 2012. Le premier projet porté fut les 111. Ensuite, on a ouvert à d’autres actions de sensibilisation avec un appel à projet qui s’appelait J’aime mon littoral dans lequel des associations locales ont fait des poubelles décorées puis déposées à l’entrée des plages pour expliquer le ramassage des déchets marins.

Ces actions se sont poursuivies dans des établissements scolaires où on a réalisé des tags  « Ici commence l’océan » pour expliquer le parcours des déchets jetés à proximité des collèges. On a aussi fait des ramassages sur la plage pour construire des objets qu’ils ont gardés au sein des collèges. Nous menons donc toujours des actions de sensibilisation à travers l’art. La dernière action, assez importante, est un sentier d’art environnemental à Montalivet qui s’appelle Terra Medoca, et un autre à Lacanau.

Il s’agit d’un parcours de sensibilisation à l’art à travers des œuvres d’artistes engagé·es dans l’environnement. À Montalivet, figure par exemple un globe, le Terra Medoca, qui sert de boîte à déchets marins pour les ramassages côtiers avec des bandes transparentes placées sur le côté pour le voir se remplir. Il a été construit localement dans un procédé vertueux avec une résine recyclable puis customisé par une artiste locale. Elle y a inséré tous les continents, en écorce de pins et sur l’eau elle a dessiné des larmes pour signifier que la terre se réchauffe et pleure. C’est une œuvre majeure de notre parcours, mais il y en a plein d’autres à découvrir sur les deux communes.

Souhaiterais-tu nous partager quelques-uns de tes futurs projets ?

Je continue tranquillement ce travail sur les 5 éléments. Même si je suis en Espagne actuellement, je peux faire les mêmes constats. J’observe où l’on retrouve le plastique dans les terres puis dans les mers. En définitif, j’aimerais faire une importante exposition sur les éléments. 

Avec Le Type, nous lançons un projet de radio sur le Bassin d’Arcachon pour documenter les transformations de ce territoire par le médium sonore et le croisement d’autres disciplines (concerts, expositions, tables-rondes, ateliers…), entre arts et sciences : Slikke. Donc, pour finir, est-ce que tu as déjà pensé à photographier d’autres territoires ? 

Sur le même principe, j’ai photographié l’Estuaire. J’ai fait une grande fresque qui part d’un bac à l’autre, de Royan à Blaye, du Verdon à Lamarque. Ces deux côtés sont très intéressants à photographier par leur richesse et leur variété. Cela a donc permis de croiser les regards pour parler de deux régions qui ne se connaissaient pas, mais par la force de la politique, sont amenées à être les mêmes. 

Après, je ne sais pas si je serais apte à faire ce projet de photos panoramiques un peu partout en France. On me l’a déjà demandé, mais j’étais assez intéressée par mon territoire. C’est un territoire que j’adore car, j’y habite et je suis passionnée par l’histoire et la géographie de toute cette bande. Aussi, tous les mois, j’effectue une mission photographique, pour la ville de Lacanau, où on me demande de référencer 28 points sur le trait de côte avec le même cadrage. Ce travail permet de me forcer à aller voir ce qui se passe sur ce littoral, tout le temps, et c’est toujours impressionnant de voir à quel point cela peut être changeant. Il y a donc toujours des choses à dire ! Par contre, il est vrai que le fait de travailler sur les éléments m’engage maintenant à travailler sur d’autres territoires.