« Extérioriser le bruit qui est dans ma tête » : une conversation avec Lal Tuna

Lal Tuna évolue au sein de la scène musicale bordelaise depuis seulement deux ans. En peu de temps, elle s’est connectée avec plusieurs acteur·ices du milieu, au point de sortir son premier EP sur deux labels qui incarnent le renouveau de la musique alternative locale, Nothing is Mine et amoursisterhood. Ce dernier fêtera d’ailleurs son anniversaire avec Lal Tuna le 13 décembre prochain au Café Pompier. Sorti en septembre dernier, Not Until the Innocence Lost is Found, dévoilait par ailleurs un univers dark ambient riche, à l’image de son autrice qui se plaît à mêler  photos, vidéos, collages, ou poésie dans sa propre pratique artistique. C’est ce qu’elle évoque, de même que son processus créatif ou sa ville natale Istanbul, dans cet entretien paru simultanément en partenariat sur Le Type et le média anglais Ransom Note, dans le cadre d’une série d’entretiens d’artistes de la scène bordelaise à paraître sur les deux médias dans les prochains mois.

La version anglaise de l’entretien avec Lal Tuna est disponible ici sur le média anglais Ransom Note.

Le Type : Salut Lal ! Tu as un parcours un peu particulier, peux-tu commencer par te présenter et expliquer comment tu es arrivée à Bordeaux ?

Lal Tuna : Je m’appelle Lal, je viens de Turquie, d’Istanbul. Ça fait deux ans que je vis en France. Je suis étudiante à l’ école des Beaux-Arts de Bordeaux. La musique n’est pas ma seule pratique principale. Je fais plutôt des photos, des vidéos, des courts-métrages… et donc de la musique  ! Je n’ai pas de support favori, je n’arrive pas à me mettre dans un genre spécifique.

Ton EP Not Until the Innocence Lost is Found est sorti le 13 septembre dernier. Quelles ont été tes inspirations pour ce projet ?

À la base, je suis plutôt une chanteuse de folk, j’écris des chansons avec ma guitare. Mais ça n’a rien à voir avec ce que j’ai fait avec ce projet ! D’abord, je voulais enregistrer mon album de folk. Je veux l’enregistrer depuis un moment… En effet je chante parfois sur scène, dans des caves, ou des d’open mics. Ce sont les chansons que je chante à ces occasions que je voulais enregistrer, mais j’y arrive pas

Finalement, j’ai enregistré l’EP en mai dernier. C’était un mois un peu bizarre. Il y avait plein de trucs qui se passaient dans ma vie. J’étais très en colère, par rapport à beaucoup de choses. Je n’arrivais pas à enregistrer des chansons avec des structures complètes. Je me suis dit : « Vas-y, je fais un album de drone ! ». Et donc mes influences pour le projet ont été Sunn O))) & Boris. Surtout Boris, c’est un projet qui m’avait beaucoup marqué pendant mon adolescence. Notamment car voir un groupe de drone metal dirigé par une femme, c’est rare – la musique noise étant un domaine très masculin. Il y a aussi The Microphones qui m’a inspiré pour mélanger du drone avec de la folk dans l’album.

Nous avions découvert ton projet via le morceau « When I Was Six, They Told Me I Had The Fingers Of The Devil », que tu avais dévoilé en avant-première et que nous avions trouvé sublime. Quelle importance a-t-il dans ton projet et pourquoi l’avoir choisi en premier pour révéler l’album ?

C’est le seul morceau avec du violon. Il se trouve que j’ai une histoire compliquée avec cet instrument. Quand j’étais en Turquie, j’étais au conservatoire, j’y apprenais le violon classique. C’était assez traumatisant. C’est un truc qui a marqué mon enfance : les profs étaient vraiment abusifs. Autant verbalement que physiquement. Pas dans le sens d’agression physique, mais ça se manifestait à coup de jet de bouteilles par exemple…

J’ai quitté le conservatoire quand j’avais 13 ans et je n’ai pas touché mon violon depuis ce moment-là. Ça faisait donc 9 ans que je n’avais pas touché mon violon. C’était donc émouvant pour moi de réutiliser cet instrument que je négligeais. Émouvant mais difficile, car ce que j’ai vécu au conservatoire m’a aussi affecté : je ne me suis jamais considérée comme une musicienne par exemple. Notamment parce que cette époque m’a mis dans un sentiment d’insécurité. C’est pour toutes ces raisons que j’ai choisi de dévoiler ce morceau en premier. Car il a une charge émotionnelle forte, il a une signification importante pour moi.

Lal Tuna

Peux-tu revenir sur ton processus de création ? Combien de temps il t’a fallu pour faire cet album ?

Pour ce projet, j’ai commencé par trouver des sons et des façons de jouer différemment de la guitare. Ensuite, j’ai fait des compositions. Normalement, quand j’écris des chansons, j’écris plutôt les paroles, avant de trouver la mélodie ou la composition. Mais sur cet EP, il y a une seule chanson où il y a des paroles. C’était le dernier truc que j’ai fait. J’ai enregistré tout l’album et après j’ai enregistré la partie vocale.

Cette fois, j’étais plus inspirée par les instruments. Je voulais faire un EP uniquement avec ma guitare et mon violon. Je le vois aussi comme une lettre d’amour à ma guitare. Le reste, je l’ai enregistré en trois semaines, plutôt les nuits où tout est calme et pendant lesquelles je n’ai rien à faire. C’était comme faire une résidence. Sauf que j’étais chez moi pendant trois semaines !

Le drone est vraiment méditatif comme genre de musique. L’enregistrement de l’album a donc été une expérience relaxante.

Lal Tuna

As-tu souhaité explorer un thème en particulier dans cet EP ?

Pas vraiment, c’était surtout une façon d’extérioriser le bruit qui est dans ma tête. Ça peut sonner un peu edgy de le comme dire ça, mais c’est la réalité. Je voulais juste lâcher tous mes sentiments. En soit le drone est vraiment méditatif comme genre de musique. L’enregistrement de l’album a donc été une expérience relaxante. Je ne dirais pas que c’est un EP déprimant et que j’étais déprimée ; c’était plutôt une ambiance que j’ai façonnée en lien avec mes émotions. J’ai essayé d’obtenir un côté un peu amère, pas trop déprimant. Mais pas joyeux non plus. Une sorte d’entre-deux.

La vidéo qui accompagne le morceau que tu as évoquée est très singulier. Il dégage une atmosphère peu commune, intrigante. Peux-tu nous en parler ?

J’ai fait cette vidéo en décembre dernier. La vidéo, c’est ma pratique, j’en fais beaucoup dans ce style. La poupée Barbie est un sujet avec lequel je m’occupe. Je crée ma poupée, ou mes poupées. C’est en quelque sorte un alter ego, un peu « parfait », qui n’est pas du tout vrai.

J’adore utiliser la texture du sang. Il ne s’agit pas de l’utiliser comme une texture violente, mais plutôt comme quelque chose de naturel. C’est ce qu’on a dans nos corps, et j’aime bien faire ce contraste dans mes autres vidéos. Surtout dans cette vidéo, j’ai aimé le contraste entre un objet plastique, qui saigne – chose très naturelle – mais en même temps qui est plastique. Cette vidéo est un choix d’expérimentation autour de ces textures.

Ton EP est sorti par via les labels bordelais Nothing is Mine Records et amoursisterhood. Comment la connexion s’est-elle établie avec eux ?

J’ai connu amoursisterhood grâce au milieu artistique de Bordeaux. Depuis que je suis venue ici, je suis allée à beaucoup de concerts, j’ai fait beaucoup de rencontres avec des musicien·nes, avec des artistes, avec des plasticien·nes aussi. C’est moi qui leur ai demandé s’ils étaient intéressé·es, et ils ont accepté. Le label sort beaucoup d’albums expérimentaux. Des choses peu commerciales, plutôt « underground », disons. C’était donc un choix logique.

Pour Nothing is Mine, c’est le label de mon copain, Hugo Carmouze, qui est le chanteur d’Opinion. C’est lui qui a aussi mixé et masterisé mon EP. Avec amoursisterhood, ils ont fait une co-sortie pour mon album. C’est aussi grâce à lui que je me suis motivée enregistrer mon EP. Je trouve ça génial qu’il y ait une ambiance générale d’entraide au sein de cette scène musicale, plutôt qu’une forme de concurrence.

Comment décrirais-tu ton évolution musicale depuis que tu as commencé à travailler sur ton EP ?

J’ai appris beaucoup de choses sur l’enregistrement sonore depuis ! Je joue de la guitare depuis 6 ans, et j’ai plein d’habitudes que j’ai dû casser pendant l’enregistrement de l’EP. Dans le rock ou la folk, on a généralement des accordages joués avec un rythme particulier. Ici, puisqu’on est presque dans de l’ambient, c’est beaucoup plus lent. Ça se ressent sur tout le processus de création.

Tu viens de Turquie, un pays que tu as quitté il y a un peu plus de deux ans. Peux-tu revenir sur ce choix et nous parler de la scène artistique turque ?

J’ai toujours voulu venir en France, notamment par goût du voyage. Il m’est difficile de parler de la scène artistique en Turquie en général, car je connais plutôt Istanbul où j’ai grandi. Là-bas, il y a un milieu culturel très mélangé, avec beaucoup de scènes musicales, avec un côté parfois très underground. On retrouve beaucoup d’initiatives artistiques. Les années 1990 sont considérées comme la meilleure période pour la ville.

Récemment avec le gouvernement d’extrême-droite, les artistes ont commencé à s’auto-censurer. Donc la scène ne bouge pas trop en ce moment, malheureusement.

Quel rôle l’école des Beaux-Arts de Bordeaux a joué dans le développement de ton projet artistique ?

Pour mon EP j’ai surtout appris grâce à mes potes qui sont des musicien·nes. Ce sont eux et elles qui m’ont soutenu pendant mon projet. À l’école, c’est plutôt ma pratique visuelle que je travaille. Les Beaux-Arts, c’est intéressant comme établissement. C’est à la fois très libre, on peut faire et découvrir beaucoup de choses mais à la fois c’est facile de s’y perdre.

Quels sont tes projets après l’EP, est-ce que tu as déjà des idées pour un autre album, des collaborations, des concerts ?

J’ai demandé à quelques potes de jouer avec moi sur scène, on est en train de préparer un set live pour faire des concerts. J’ai trop hâte. Et je veux aussi enregistrer mon album de folk-rock !

  • La version anglaise de l’entretien avec Lal Tuna est disponible sur le média Ransom Note ici.