Entretien : festival GéoCinéma, l’aventure au bout de la caméra

Rencontre avec Marina Duféal, enseignante-chercheure en géographie à l’Université Bordeaux et coordinatrice de la 17ème édition du festival GéoCinéma. Projections, conférences et rencontres sur le thème de « AventureS » s’enchaînent du 25 au 28 mars.

Visuel : affiche du film Chungking Express, diffusé lors de la 17ème édition du festival GéoCinéma

Le Type : Pouvez-vous commencer par nous présenter votre parcours et ce qui vous a amené à vous impliquer dans l’organisation de ce festival ? 

Marina Duféal : J’ai été recrutée ici en 2006. C’était mon premier poste en géographie, j’avais soutenu ma thèse deux années auparavant. Quand je suis arrivée en septembre, en ouvrant mon casier à l’UFR (unité de formation et de recherche, ndlr), je suis tombée sur le programme de GéoCinéma. Je me suis demandé ce que c’était. Et j’ai ainsi découvert qu’il y avait des collègues de mon département – que je ne connaissais pas encore puisque j’étais là seulement depuis quelques mois – qui organisaient un festival de géographie de cinéma. 

Au début, je n’arrivais pas tout à fait à comprendre l’idée du festival. Je connaissais le cinéma Utopia, parce qu’il y en avait un à Montpellier (ville d’où est originaire Marina, ndlr) – même si à l’époque il s’agissait du Diagonal. Il y avait aussi un Utopia à Avignon, où j’ai fait ma thèse. C’était en 2007. Le thème de cette deuxième édition du festival était « Le Pont ».

L’affiche de la 17e édition du festival GéoCinéma

Je suis allée voir une séance et j’ai trouvé ça génial. Les étudiant·es viennent, après il y a un débat, on invite des géographes. Je suis donc allée voir mes collègues, en leur disant que j’aimerais bien participer. De fil en aiguille, j’ai rejoint l’équipe d’organisation. 

Au départ, c’est une enseignante, Mayté Banzo, qui fréquente beaucoup le cinéma Utopia, qui un soir, en allant à une séance, est tombée sur une étudiante de géographie qui travaillait là-bas. Elles ont discuté et, s’inspirant du Festival du Film d’histoire de Pessac, ont eu l’idée de proposer un festival en géographie. Avec la spécificité de ne pas proposer du documentaire mais de la fiction, parce qu’il y a déjà beaucoup de festivals de géographie qui proposent du documentaire.

Et notamment des films d’animation… 

Oui. Chacune et chacun vient avec ses envies. J’ai une collègue qui adore la science-fiction, donc à chaque fois dans la programmation, il y avait un film de SF. D’autres aiment plutôt des films d’auteur. Personnellement, j’adore les films d’animation. Je me suis dit que c’était tout aussi intéressant de partir sur des fictions dessinées, parce que là on peut travailler aussi sur la façon dont les mondes sont construits par des équipes d’animation. De la même façon, il y a trois ans, il y a un collègue qui nous a dit : « Pourquoi on ne ferait pas aussi un temps autour de la bande dessinée ? » Je me suis dit que c’était une bonne idée !

C’est ça, GéoCinéma : un groupe d’enseignants-chercheur·euses qui font le pari qu’on peut faire de la pédagogie autrement

Marina Duféal (festival GéoCinéma)

Vous animez justement une rencontre autour de la BD La Brute et le Divin, avec l’auteur Léonard Chemineau. 

Cette bande dessinée est magnifique. C’est ça, GéoCinéma : un groupe d’enseignants-chercheur·euses qui font le pari qu’on peut faire de la pédagogie autrement. On sort de l’université, on fait des cours à l’extérieur, on va voir des films avec des étudiant·es et après il y a un temps de décryptage qui se fait avec deux invité·s, en général plutôt des géographes. Ensuite, il y a un débat avec la salle. 

Et puis à côté de ces séances de projection, il y a plein d’autres temps qui se sont déployés. Il y a eu des apéros-géo, où on a fait des dégustations de vin en lien avec les films. Petit à petit, il y a plein de nouveaux formats qui se greffent. 

Ce n’est pas un festival qui est seulement pour les étudiant·es géographes, on aimerait que des étudiant·es d’autres disciplines viennent assister à ces séances. C’est pour cela qu’on a aussi les séances du soir. On espère ainsi donner envie à la communauté universitaire de venir au cinéma. On sait que c’est aussi fréquenté par des gens qui viennent à l’Utopia, qui l’ont vu dans le programme. 

Vous parlez du public universitaire. Mais avec ces séances à L’Utopia, vous essayez donc d’élargir le public ? 

Oui, complètement. Vous le voyez dans la programmation qu’on met en place. On essaie de choisir des films où on sait que ça va faire plaisir au cinéphiles, qui vont être content·es de revoir des films sur le grand écran. C’est le cas notamment cette année avec Chungking express. On sait qu’il y a des gens qui sont fans de Wong Kar-Wai, qui vont vouloir le revoir, ou des gens peut-être plus jeunes qui ne l’ont pas vu au cinéma et qui vont venir. C’est une séance qu’on pense pour toutes ces personnes-là.

Justement, comment est-ce que vous croisez vos regards de géographes et de cinéphiles dans la préparation du festival et de ces temps de débat ? 

Je peux répondre en plusieurs temps. D’abord, on pense vraiment la programmation avec l’équipe du cinéma Utopia. C’est elle qui nous dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, parce que parfois les films ne sont plus distribués. Ensuite, l’idée est de trouver des films qui vont aussi plaire aux étudiant·es géographes et au grand public.

On vient aussi avec nos envies – moi avec mes films d’animation par exemple. Ça avait commencé avec l’édition de 2016, sur le thème « Cyberespace ». On avait passé Summer Wars de Mamoru Hosoda, qui est tout simplement fantastique. Et puis l’année d’avant, il y avait le thème de la mer et on avait passé Ponyo sur la falaise de Hayao Myazaki. 

On choisit les films en fonction du thème et ensuite, on choisit nos intervenant·s. Nous sommes seize dans l’équipe donc il y a beaucoup d’enseignants-chercheur·euses. On a une vision de la communauté des géographes à l’échelle européenne, surtout francophones, et on choisit les intervenant·es parce qu’on sait que dans leurs travaux, ils ont travaillé des motifs qu’on retrouve dans le film.

À ce propos, quels sont les liens entre les films de la programmation et les sujets de recherche des intervenant·es ? 

Si on revient par exemple sur le film d’animation Corto Maltese, la cour secrète des arcanes, il y a trois personnes qui vont intervenir : Julien Champigny, qui est professeur d’histoire-géographie au lycée et qui est le seul géographe à avoir soutenu une thèse sur la géographie et la BD – c’est super qu’il soit là, il a beaucoup travaillé sur les corpus de Corto Maltese dans sa thèse ; Vincent Rauel, qui n’est pas géographe mais artiste plasticien, il a sorti il y a quelques mois un livre magnifique sur le Transsibérien (qu’on voit dans le film) dans lequel il mobilise beaucoup la cartographie ; et Mélissa Brun, médiatrice au Musée d’Aquitaine. Il y a trois ans, il y avait une expo magnifique au Musée d’Aquitaine sur Hugo Pratt et Corto Maltese, et j’ai eu la chance de faire une visite avec les étudiant.es géographes pour voir cette expo. C’est Mélissa qui a été notre médiatrice sur la séance. 

On fait comme ça pour tous les films. Avec Comme un avion, réalisé par Bruno Podalydès, on a invité une doctorante (Mathilde Grasset, ndlr) qui fait sa thèse justement sur les frères Podalydès et le burlesque au cinéma, elle est anthropologue ; et un géographe, Thierry Joliveau, qui a déjà décrypté ce film dans un article. C’est un de ses films préférés, donc ça colle super bien. Et puis ça fait longtemps qu’on avait envie de l’inviter, parce que c’est quelqu’un qui travaille beaucoup les géo-dispositifs au cinéma. Il anime un blog qui s’appelle (e)space & fiction où il passe des films au tamis de la géographie en décryptant notamment la place des cartes et des systèmes d’information géographique, c’est-à-dire des boussoles ou tout dispositif mécanique, numérique, technique qui renvoie à des systèmes de géolocalisation. 

On travaille vraiment main dans la main avec des étudiant·es de l’association des étudiant·es de géographie de Bordeaux, l’AEGB, et on a voulu qu’ils soient intégrés d’entrée de jeu à nos réunions.

Marina Duféal (festival GéoCinéma)

Et cette année, le thème est « AventureS ». Comment en êtes-vous venus à ce thème ? 

On a fait une première réunion en septembre où chacun·e est venu avec un thème chouchou. Et cette année, on a cherché à élargir le collectif GéoCinéma. On ne peut pas être qu’entre enseignants-chercheur·euses et personnes du CNRS. On travaille vraiment main dans la main avec des étudiant·es de l’association des étudiant·es de géographie de Bordeaux, l’AEGB, et on a voulu qu’ils soient intégrés d’entrée de jeu à nos réunions. Donc quand on a fait cette première réunion, le thème « Aventure » était celui proposé par les étudiant·es de l’AEGB. C’est celui qui a mis tout le monde d’accord. 

C’était un sacré challenge parce les autres années, on avait des thèmes qui sont des notions ou des concepts qu’on travaille aussi dans nos cours : la nature ; la mer ; le cyberespace – c’était un thème que je travaillais ; la montagne – Isabelle Sacareau  et Véronique André-Lamat ont beaucoup travaillé ce thème-là. Donc voilà, cette année, c’est une première, ce sont les étudiant·es qui ont choisi le thème. 

Cette année, il y a au moins une étudiante qui s’est inscrite en géographie parce que l’année dernière, quand elle était en terminale, elle est venue pour GéoCinéma avec son prof.

Marina Duféal (festival GéoCinéma)

Quels retours des étudiant·es et du public avez-vous eu par rapport au festival ? 

Je sais par exemple que cette année, il y a au moins une étudiante qui s’est inscrite en géographie parce que l’année dernière, quand elle était en terminale, elle est venue pour GéoCinéma avec son prof. Le film qu’on a passé, c’était Les Combattants, de Thomas Cailley, qu’ils ont adoré.

Après, pour les étudiant·es en licence, cela leur permet de rencontrer en chair et en os des personnes dont ils vont lire les travaux. Par exemple, ils vont forcément tomber sur les travaux de Thierry Joliveau, c’est vraiment quelqu’un dont la parole scientifique pèse. Donc lui il vient pour deux choses : pour le film et pour donner une conférence mardi matin sur la géographie et le cinéma. Pareil pour Fabrizio Maccaglia, Isabelle Sacareau, Pascale Dollfus, Pierre-Louis Ballot… L’idée c’est aussi de leur permettre de rencontrer des collègues d’autres universités dont ils voient passer les noms. 

Les étudiant·es interviennent aussi à certains moments du festival, n’est-ce pas ? 

Oui, et ça aussi c’est une nouveauté. Cette année, il y a des étudiant·es qui interviennent sur le film de clôture, Chungking express, et il y a aussi des étudiant·es qui vont faire le décryptage du film Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, le mercredi matin. Donc les étudiant·es nous suivent vraiment tout au long du festival. 

Pour les étudiant·es en licence, cela leur permet de découvrir des films. Je me souviens d’avoir vu avec elles et eux Ponyo sur la falaise et c’était super, parce que je pense que c’était un film qu’ils et elles avaient vu en étant petits. Là ça leur permettait de leur redécouvrir dans un cours… C’était merveilleux. Pareil pour Summer Wars, il y en a très peu qui l’avaient vu, alors que dans le champ du cyberespace, c’est vraiment un film d’animation culte. 

Pour certains, il y a quelques années – maintenant c’est moins vrai – c’étaient la première fois qu’ils voyaient des films en version originale. C’était il y a peut-être dix ans. Maintenant, la V.O. est plus répandue. 

Nos terra incognita sont à la fois ce qui se passe au niveau stratosphérique, dans les océans et dans le cyberespace.

Marina Duféal (festival GéoCinéma)

Pour revenir au thème de cette édition, vous posez dans la note d’intention la question : « Quelles sont nos Terra incognita aujourd’hui ? » Quelle serait votre réponse à cette question ? 

Je peux vous répondre avec les objets qui m’intéressent. Une première réponse serait tout ce qui a trait à l’intangible et l’immatériel, donc le cyberespace. Deuxième élément de réponse : il y a six ans, on avait fait un appel à textes pour savoir s’il y avait des collègues géographes qui s’intéressaient à ce qui se passait dans l’espace. On n’a eu aucune réponse. Je pense que si on faisait cet appel à textes aujourd’hui, il y en aurait beaucoup. Après, ce qui se passe aussi au fond des océans. Ce qui est intéressant avec la bande dessinée de Léonard Chemineau, c’est que ça traite de ce sujet. Donc peut-être nos terra incognita sont à la fois ce qui se passe au niveau stratosphérique, dans les océans et dans le cyberespace.

Mais par exemple, il y a un documentaire qui va passer sur ARTE dans quelques jours qui s’appelle Ultima Patagonia. Un collègue spéléologue, spécialiste des mondes karstiques, fait partie des gens qui ont monté cette expédition. En fait, il y a encore énormément de lieux sur Terre, notamment dans le sous-sol, qui ne sont pas cartographiés, comme en Patagonie. Ça aussi, ce sont des terres encore inconnues. Et après il y a d’autres types d’espace, tout ce qui a trait aux imaginaires. 

Comment est-ce qu’on s’empare de ces questions avec les outils du géographe ? 

C’est difficile parce qu’en géographie, on a tous des focales différentes. Je vais vous répondre de mon point de vue. Par exemple, il n’y a pas longtemps, j’ai fait un article sur la place des cartes anciennes dans les films d’animation. J’ai travaillé sur deux films d’animation : un film des studio Aardman (ceux qui ont fait Wallace & Gromit, Chicken Run, Shaun le mouton), Les Pirates bons à rien mauvais en tout ; et Astérix, le secret de la potion magique. Sur Astérix, ce qui est super c’est que j’ai pu m’entretenir avec le producteur et avec l’artiste qui avait dessiné les scènes où ces cartes étaient présentes. Et ce qui m’a intéressé, c’est que ces cartes étaient dotées de personnalités, elles étaient vues dans ces films comme des actrices. Et la question que je me posais, c’est comment ces équipes d’animation et ces artistes ont travaillé l’esthétisme des cartes, quelles sont leurs sources d’inspiration, et comment ils ont transformé des éléments au départ inertes en éléments acteurs à travers l’animation. 

Après, ce ne sont pas forcément ces choses-là qu’on évoque dans les décryptages après les projections. On va plutôt passer des films au crible d’autres indicateurs : les frontières, les limites, la discontinuité… On se demande s’il  y a des motifs géographiques, qui sont des concepts parfois très abstraits. Et comment ces concepts abstraits sont mis en scène dans des films, ce qui permet de rendre les choses très concrètes. 

Par exemple, on avait passé un film de Neill Blomkamp qui s’appelle District 9. Ce qui est super, c’est que ce réalisateur, qui est sud-africain et canadien, travaille systématiquement  les questions de ségrégation et la figure de l’étranger. Donc des problématiques liées à la ségrégation socio-spatiale et la place des personnes noires. Sauf qu’il ne va jamais travailler des corps noirs. Il va travailler d’autres types de corps : l’extraterrestre, le robot relégué dans les marges comme dans Chappie. Ces films-là nous permettent justement de travailler ces processus. C’est quoi la ségrégation spatiale ? Là c’est mis en scène. C’est quoi la marginalité ? Là c’est mis en scène. C’est quoi la discontinuité ? Là c’est mis en scène.

Ma collègue Véronique André-Lamat, qui adore les films de science-fiction, utilise beaucoup Hunger Games. Elle travaille la façon dont le monde est organisé en cercles concentriques, avec le district principal. Et puis il y a les districts qui sont emboîtés, et on est relégué aux marges dans le dernier district. C’est là où les gens sont les plus pauvres… Et on voit comment cette héroïne arrive à transcender ces frontières… Quand on voit un film et qu’on voit comment c’est scénarisé, cela permet de visibiliser aussi des choses.

Et pour finir, nous restons dans le thème de l’aventure. Quelle est la dernière aventure que vous ayez vécue ? 

Alors, c’est quelque chose que j’ai vécu avec les étudiant·es. Il y a quinze jours, nous sommes allés au Muséum d’Histoire naturelle à Bordeaux. Il y a une expo sur comment les illustrateurs·trices ont travaillé avec des scientifiques à l’époque où il n’y avait pas d’appareil photo ou de caméra, et où il fallait tout dessiner. L’expo était magnifique, on a eu une médiatrice qui nous a expliqué plein de choses… C’était vraiment une aventure intellectuelle et sensible.