En février dernier, une exposition s’est intéressée à une maladie chronique touchant 1 femme sur 10 dans le monde mais pourtant peu médiatisée : l’endométriose. Organisé au lieu de création bordelais Bakery Art Gallery, Breaking This Silence a permis de visibiliser ce sujet, en donnant à voir des photos, peintures, collages, poèmes. Retour sur cette expérience avec des femmes concernées rencontrées à cette occasion.
Crédit photo : Vue de l’exposition Breaking This Silence, Galerie BAG, Bordeaux, janvier 2024, Isabelle Reyes
Se retrouver, échanger. Breaking This Silence s’est tenue du 30 janvier au 10 février dernier à la Bakery Art Gallery, et a offert un espace de rencontre et de dialogue nécessaire sur un sujet trop peu abordé dans le champ de l’art : l’endométriose. Cette maladie chronique touche 1 femme sur 10 — et peut très rarement se présenter chez les hommes. C’est un poids à même de chambouler toute une vie, encore aujourd’hui mal diagnostiqué.
Avec Endométriose Academy, projet porté par l’Agence créative et soutenu par le programme européen Erasmus+, Nadia Russell Kissoon entend sensibiliser sur cette maladie. Notamment en rapprochant la science de l’art, par un système d’alliances. « Entre art et care, entre culture et santé », le projet entend ainsi contribuer à la libération de la parole et à « faire évoluer les croyances populaires, les constructions sociales, culturelles et les mythologies pour une décolonisation des corps des personnes, femmes et transgenres, atteintes d’endométriose. »
Ainsi, l’Endométriose Academy a choisi de mettre en lumière des artistes et personnalités talentueuses, atteintes ou non de la maladie. Une manière d’exprimer une palette d’émotions souvent rattachées à un imaginaire d’hystérie féminine. Une souffrance également cantonnée à l’ombre dans une société qui la considère comme « normale » pour une femme.
Rencontre avec ces femmes, artistes, patientes, présentes à l’exposition Breaking This Silence et engagées sur le sujet de la sensibilisation autour de la maladie de l’endométriose.
Corinne Szabo : « nos représentations sont basées sur des réflexions de l’antiquité »
Historienne de l’art et plasticienne, Corinne Szabo travaille sur les « représentations » archaïques de la sexualité véhiculées par l’art et la création. Ses objets ou ses images sont fondés sur des récits issus de l’histoire de l’art, de la philosophie et des sciences et ont pour but de montrer la permanence de ces « archétypes » dans notre imaginaire collectif. Elle revient ici sur les représentations contemporaines de la femme qui découlent de l’Antiquité.
Le Type : En quoi les philosophes, scientifiques et historien·nes ont une part de responsabilité dans les représentations contemporaines du rôle des femmes dans nos société ? Et en quoi ont-ils et elles contribué à façonner des complexes chez les femmes ? Sur les façons de vivre, mais aussi l’orientation sexuelle, la façon de penser…?
Corinne Szabo : Surtout chez les hommes, nos habitus sont basés sur des réflexions datant de l’Antiquité. Le christianisme et toutes les époques ont connu la domination masculine et ses pensées archaïques. C’est seulement depuis les années 1960 qu’il y a eu une prise de recul. Cela a forgé notre style de vie, nos convictions sociales et notre système de pensées, malheureusement…
La différenciation entre le masculin et le féminin provient de ces théories antiques et des médecins de l’Antiquité qui supposent de fausses idées allant jusqu’à l’hystérie des XIXe de XXe siècles. Prenons l’exemple de Freud. Il reprend ces mêmes concepts antiques, car depuis Aristote et Hippocrate le monde est resté statique dans sa manière d’agir et de penser. Ces deux hommes de la « science » expliquaient que le vagin était un vase qui attendait la semence pour être « complet » — voire pour « exister », plus précisément.
Aristote était même allé jusqu’à formaliser une « échelle des êtres » appelé scala naturæ où l’on retrouve l’homme en haut de l’échelle, suivi des mammifères, des invertébrés et de la femme. Freud, avait lui appelé l’utérus le « dark continent » ; le mystère de la femme. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le sexe féminin — bien qu’à la fin de sa vie il a avoué ne pas vraiment savoir de quoi il parlait.
Ema Eygreteau : « montrer l’intérieur du corps »
Ema Eygreteau explore les écosystèmes à l’échelle microscopique et macroscopique pour créer des mondes en devenir et en évolution constante qui se jouent des échelles. Elle s’adonne à manipuler une multiplicité de matériaux pour créer des formes agissantes. Ses mains la guident, depuis le fil d’une pelote de laine à la mine d’un crayon, en passant par la photographie, le numérique ou la transformation de collants. Ses œuvres sont à la fois tumorales, bénignes et malignes, curatrices et destructrices. Son travail permet de mieux comprendre de l’intérieur certains phénomènes, comme dans le cadre de l’exposition Breaking This Silence.
Le Type : Microbiote cutané, épiderme, imagerie scientifique de végétaux ou de cellules humaines sont vos sources d’inspiration. Pourquoi les cellules souches en particulier ?
Ema Eygreteau : Mon univers est à la fois scientifique et artistique. Après un Bac S, j’ai passé le concours de médecine. Je trouve de l’intérêt dans le visuel, le corps et les cellules, tout ce qui est imperceptible à l’œil nu.
Le but du domaine organique est de chercher à la source, au plus profond du sujet pour le grossir au maximum. Mon idée était de montrer l’intérieur du corps, car selon moi, l’enveloppe est un temple dans lequel on peut s’y aventurer. Le faire grossir, permettant de découvrir un espace qui révèle un univers organique.
Enora Keller : « affronter la maladie de façon plus joyeuse »
Enora Keller se définit comme une artiste protéiforme et qualifie sa propre personne de propre rat de laboratoire. Elle explore les terres endommagées du soi, faisant face à ses multiples miroirs. Elle tente instinctivement d’exposer les fissures de la perception, ces trous blancs suspendus dans la matière.
Le Type : Vous êtes en train de réaliser Ma Maladie Imaginaire. De nos jours, les réalisatrices sont encore mises à l’écart dans le domaine du cinéma. Pouvez-vous nous résumer en quelques mots cette histoire ?
Enora Keller : Le plus important pour moi est que les personnes concernées puissent devenir les artistes et actrices de leur histoire, pas seulement des objets d’étude dont les artistes vont s’inspirer pour créer des œuvres.
Cette expérience m’a permis de sortir la maladie de l’ombre, en m’exprimant sans tabou, et cela me permet de sensibiliser et de créer des œuvres insolites. Je suis polyhandicapée, car atteinte de stress post-traumatique suite à des agressions sexuelles.
J’ai aussi des traumatismes liés au corps médical. Notamment depuis le jour où une radiologue spécialisée dans l’endométriose, m’a demandé si j’avais été violée et a conclu que mes douleurs étaient imaginaires. Elle m’a donné l’impression d’être responsable de ma douleur. Mon œuvre présentée à Breaking This Silence, Eno in Yellow 365 jours en jaune, qui démarre sur la Journée mondiale de l’endométriose (le 28 mars) m’a permis d’affronter la maladie de façon plus joyeuse pour montrer aux autres les multiples facettes d’une femme et de son endométriose grâce à mon appareil photo et ma caméra. Mon matériel est un pilier pour moi.
Alicja Pawluczuk : « La force du numérique peut contribuer à amplifier la sensibilisation sur la maladie de l’endométriose »
Artiste et chercheuse en inégalités numériques au sein du réseau INCLUDE+ de l’université de Leeds dirigé par le professeur Helen Thorne, Alicja Pawluczuk dirige un projet de recherche en artivisme intitulé « endo-violence temporalities : exploring digital [in]visibilities » (temporalités de l’endo-violence : exploration des [in] visibilités numériques). Elle est l’une des fondatrices du magazine Endo Violence Magazyn.
Le Type : Vos recherches portent en partie sur les inégalités numériques, pouvez-vous nous expliquer leurs liens avec vos œuvres ?
Alicja Pawluczuk : J’essaie depuis près de 10 ans de connecter les deux aspects de mon travail en tant que chercheuse sur les inégalités digitales et artiste spécialisée dans l’endométriose. J’ai pu comprendre qu’utiliser les réseaux me permettait de rassembler des groupes différents mais unis en tant que communauté silencieuse.
La force du numérique peut contribuer à amplifier la sensibilisation sur la maladie de l’endométriose. D’en parler et de rendre le sujet plus accessible à toutes et tous.
Maëliss Le Bricon : « Le cœur du sujet est la médecine narrative »
Actrice, patiente-Partenaire. Maëliss Le Bricon se forme à « la simulation » en milieu hospitalier qu’elle développe au CHU de Pellegrin à Bordeaux. Prendre le temps, écouter, ralentir, redonner une place à l’attention et à l’empathie sont au cœur de ces interventions. Ces simulations donnent au patient la possibilité d’être « acteur de sa vie ». A partir de cette proximité avec le soin et Loïc Chabrier, elle s’intéresse à la résilience, à l’empowerment, aux capacités d’agir des citoyens face aux bouleversements climatiques et politiques et rejoint le projet « Où atterrir ? », en collaboration avec Bruno Latour, où il expérimente l’enquête personnelle et l’auto-description en tant que citoyen·nes-expert·es. Ils créent le Collectif Rivage et s’associent à Anne Rumin, doctorante en sciences politiques. Elle participe au projet « Où atterrir ? » en tant qu’artiste-médiatrice avec des membres de l’équipe fondatrice depuis septembre 2021.
Le Type : Vous avez menez une enquête citoyenne sur « le respect de la personne chez celles et ceux qui ont de l’endométriose ». Où en est votre travail ?
Maëliss Le Bricon : L’enquête est encore en cours. Mis à part l’objectif de produire du savoir et de la connaissance, c’est une enquête qui vise à orienter l’action. La boussole me fait agir pour défendre ce à quoi je tiens, mes conditions d’existence. Cela amène à faire deux actions. La première, de passer le diplôme patiente-formatrice au collège de santé de Bordeaux, ce qui me permet d’intervenir dans les cours de médecine, pour transformer les pratiques en santé et donner d’autres compétences au soignant·es.
La seconde, c’est un projet en science-commanditaire et en recherche de participant·es. Les patient·es sont à l’origine de la questions de recherche et par la suite nous faisons appel aux professionnel·les et récoltons des financements. C’est seulement à la fin que notre équipe sélectionne la recherche finale, pour débattre sur ce qu’elle va porter. Le cœur du sujet est la médecine narrative et la manière dont les professionnel·les de santé s’expriment aux patient·es.
Nadia Russell Kissoon : « Soit les femmes n’arrivent pas à s’exprimer, soit elles sont incomprises, soit elles sont non-entendus »
Nadia Russell Kissoon est patiente-partenaire, diplômée du DU « Patient-Formateur au parcours en soins chroniques » de l’Université de Bordeaux et développe le projet entre art et care Endometriose Academy. Elle s’intéresse au champ social, politique, écologique, économique et aux porosités entre l’art et la vie. Ses projets prospectifs et expérientiels peuvent ainsi prendre des dimensions très variables, du commissariat à la création plastique, de la performance à l’exposition. Elle crée des galeries-œuvres sous la forme de micro-architectures mobiles baptisées Tinbox qui lui permettent de déplacer les expositions dans les espaces publics en un geste curatorial singulier et en mouvement. Pour l’exposition ses œuvres produites à partir de lectures de textes mythologiques et médicaux sur le corps des femmes, interrogent en même temps la reconnexion à son écosystème corporel et la recherche d’homéostasie.
Le Type : Depuis quelque temps, l’endométriose se fait entendre de tous mais quelle est la raison qui vous à donné envie de ce projet Breaking This Silence ?
Nadia Russell Kissoon : Je voulais incarner le projet car je me sentais personnellement concernée. Je lutte tous les jours pour rééquilibrer mon corps. Je suis diplômée depuis 2023 à la fac de santé, orientée en tant que formatrice parcours en soins chroniques, patiente experte. Ainsi, je forme des étudiant·es en médecine, ayant la maladie et j’accompagne des femmes engagées dans l’éducation des soignantes et des patientes à la fac ou dans des programmes extérieurs.
Et bien plus encore, je me suis engagée auprès des artistes qui ont quelque chose à nous dire. L’une de mes créations pour ce projet est un enregistrement de ma propre voix. Je récite des témoignages de manière audible et inaudible, car soit les femmes n’arrivent pas à s’exprimer, soit elles sont incomprises, soit elles sont non-entendues dès lors qu’on parle d’endométriose.
Nathalie Man : « Je ne pense pas être une porte-parole »
Poétesse, autrice et street-artiste, Nathalie Man affiche ses poèmes dans l’espace public depuis 2013. En parallèle de ses affichages sauvages qu’elle archive, expose et documente, elle répond à des commandes publiques, effectue des résidences d’écrivains, anime des ateliers d’écriture. Ses thématiques de prédilection sont le féminisme, les problématiques sociales et politiques, les récits de vie.
Le Type : Dans quelle mesure est-ce que les gens s’identifient dans vos paroles ?
Nathalie Man : La majorité des retours sont bons. Les gens qui n’apprécient pas mon travail arrachent directement les textes et ne prennent pas le temps de me dire la raison de leur mécontentement.
Les messages touchent ma communauté, c’est sûr, je le ressens dès lors qu’ils m’identifient sur les réseaux mais je ne pense pas être une porte-parole.
Rachael Jablo
Artiste américaine basée à Berlin, Rachael Jablo est une malade chronique, qui travaille avec la photographie, l’installation et le collage. Traitant des questions du féminin, du corps et de la mythologie, elle associe les techniques photographiques analogiques au collage, ainsi qu’à la photographie traditionnelle occasionnelle. Elle développe le projet Hysteria de narration individuel traitant des troubles menstruels, reproductifs et pelviens, illustré par des portraits individuels des organes reproducteurs des participants basés sur leurs histoires.
Le Type : Les témoignages rejetés par la communauté médicale vous inspirent. Comment s’établit le processus de création de vos œuvres ?
Rachael Jablo : Dans mon œuvre, chaque personne de genres différents est représentée par un utérus particulièrement singulier. Le fond est recouvert d’une feuille d’or pour les femmes cisgenres. Les feuilles d’argents correspondent aux hommes transsexuels. Les fibroses sont créées à base d’image de laine tricotée. L’assemblage est fait dans une chambre noire.
J’utilise de la dentelle pour les impressions, je superpose en collant pièce par pièce des facettes de l’individu, couches après couches et les capture entre deux plaques de plexiglas. On peut apercevoir mon propre utérus parmi eux.