« On assume la sortie de styles de musiques variées » : une conversation avec Broken District

Entretien avec le duo derrière le label bordelais Broken District, Antwan et l’artiste Jus Jam. Ce dernier sortira le 6 novembre son premier album sur cette même écurie. L’occasion d’évoquer l’univers artistique du label, son évolution en huit ans ou encore la gestion d’une telle initiative culturelle indépendante. Une conversation à retrouver en français ici et en anglais sur Ransom Note, dans le cadre d’un partenariat entre les deux médias pour promouvoir la scène musicale bordelaise.

La version anglaise de l’entretien avec Broken District est bientôt disponible sur le média Ransom Note.

Depuis bientôt huit ans, Broken District creuse un sillon artistique singulier au sein de la scène musicale bordelaise. Mêlant house, jazz, ambient et d’autres genres électroniques, le label joue au niveau local sa propre partition et a réussi à s’entourer d’une diversité d’artistes à travers une vingtaine de sorties, entre EPs, compilation et, bientôt, un premier album.

Cette sortie marque un tournant dans l’évolution du label. D’abord parce que son auteur, Jus Jam, est l’une des têtes-pensantes de Broken District. Ensuite parce que le projet se dote, en cet automne 2025, d’une nouvelle direction artistique. L’occasion idéale d’échanger avec l’artiste mais aussi avec son binôme Antwan, co-pilote du label.

Le Type : En quoi la sortie de Theoric Proximity, le premier album de Jus Jam, marque-t-il un tournant pour le label Broken District ?

Jus Jam : Je pense que ça marque un désir de développer l’univers des artistes et essayer de créer des œuvres plus complètes. Je n’avais jamais fait d’album, c’est assez compliqué a faire quand on tient a garder une certaine logique entre tous les titres et qu’on veut la proposer à un label qui n’aura sûrement pas la même vision que toi, ce qui est normal au final, mais ce qui peut être également frustrant.

Si tu construis une histoire de 12 morceaux réfléchis et qu’on vient tout modifier, c’est très frustrant. Je me suis senti plus libre de réaliser ça pour notre label, c’est un exercice très personnel. Et c’est pour cela qu’il est important pour un artiste d’avoir la main sur la création. 

Antwan : Pour moi qui ne suis pas artiste mais qui a plutôt le rôle de label manager, c’est un album qui arrive à un moment clé pour le label. Nous venons tout juste de changer la direction artistique graphique et cela marque aussi une évolution dans notre direction musicale.

Sans parler de cette sortie spécifique, je crois qu’aujourd’hui on est tous plus en confiance pour pouvoir assumer la sortie d’un album de 12 morceaux et pour raconter une histoire sur un long format. On est aussi prêts à assumer la sortie de styles de musiques plus variées, y compris sur une même sortie, du moment que ça se tient et qu’on peut lui donner du sens.

Quel a été le déclic pour toi, Jus Jam, pour te lancer dans la confection de ce projet, après la sortie de plusieurs EPs ?

Jus Jam : J’ai effectivement sorti plusieurs EP, sans parler des mes deux précédents alias (Maarius, D. Fine). Je pense que depuis quelques années ma musique devient de moins en moins club, même s’ il y a toujours quelques clins d’oeils (« Midnight Marauder », « Way Off Way Out » ou « Stonk »). C’est pour ça que la création d’un album m’a parue beaucoup plus intéressante aujourd’hui, j’ai pu développer mon univers plus facilement.

Je ne suis pas un technicien, je fais de la musique à l’instinct, sans cahier des charges.

Jus Jam

Quelles sont les principales différences d’approches artistiques entre la réalisation d’un album et d’un EP ?

Jus Jam : Sur un EP on est limités par le nombre de morceaux. Ça implique, pour moi en tout cas, de garder une logique sur les quelques titres afin de ne pas partir dans tous les sens. 

Sur un album, je peux exprimer plus de choses, tout en gardant une logique, un univers. J’ai de nombreuses influences, mais je pense que je n’ai qu’un univers quand je compose. Je ne suis pas un technicien, je fais de la musique à l’instinct, sans cahier des charges. Je ne sais pas où je vais, j’ai besoin de me laisser porter. Sur un album, c’est beaucoup plus simple je trouve.

Jus Jam, artiste et D.A du label Broken District

Que souhaitais-tu raconter à travers cet album ?

Jus Jam : C’est dur à dire. Raconter quelque chose en musiques électroniques (sans chanteur), c’est dur. Il y a bien évidemment des valeurs que je porte et que j’aimerais transmettre, mais en parler à travers ma musique, c’est plus dur.

J’essaye plus de faire ressentir des choses. J’ai envie qu’on puisse écouter les différents titres et que ça génère du ressenti chez les gens. De la nostalgie, les faire planer, les détendre. Leur faire oublier leur quotidien pendant un court instant. Je pense que je cherche à reproduire ce que la musique des autres me fait quand je l’aime.

Je ne veux pas représenter un style musical, mais défendre des projets et des univers.

Jus Jam
L’équipe de Broken District

Par les esthétiques et les sonorités qu’il défend, on peine parfois à se dire que Broken District est un label bordelais. Comment envisagez-vous l’articulation entre l’image d’un label à l’envergure internationale, grâce à des collaborations avec des artistes d’un peu partout et une visibilité construite surtout à cette échelle, et un ancrage local ?

Jus Jam : Je parle pour moi, mais, je n’ai jamais compté sur l’ancrage local. Malheureusement, je trouve qu’on est dans une ville ou il y a beaucoup de crew mais trop peu d’entraide, et c’est dommage. Tout le monde tire un peu la couverture sur soi. 

Après, et c’est encore un avis personnel, je ne fais pas de la musique dans un contexte local. Je pense qu’on a créé Broken District pour pouvoir sortir ce qu’on aime car, effectivement, ce qu’on défend comme direction artistique n’est pas trop représenté à Bordeaux – et peut être même en France.
L’idée de base était de créer un label de musiques électroniques alternatives – un peu comme Warp ou Ninja Tune. Je ne veux pas représenter un style musical mais défendre des projets et des univers. Je ne vois pas l’intérêt de sortir 40 disques de house avec la même vibe, par exemple. Mais défendre l’univers d’un artiste, oui !

On vend plus de disques chez Gimme Sound qu’à la Fnac, ou en ligne sur Juno Records.

Antwan (Broken District)

Antwan : L’ancrage local, c’est quand même ce qui a permis de créer le label. On a beaucoup rincé la scène locale pendant 10, 15 ans, Stéphane (le prénom de Jus Jam, ndlr) et moi. Lui en tant que DJ principalement (au 4 Sans, à l’IBOAT et un peu partout à Bordeaux), et moi en tant que collectif organisateur de soirée principalement à l’IBOAT avec une résidence pendant 6 ans. Stéphane et moi, on s’est rencontrés comme ça. On est devenus amis, mais c’est vraiment la musique et la scène locale qui ont fait qu’on s’est rencontrés.

Antwan, du label Broken District

A partir de là, le label a été créé. En effet, on n’est pas restés hyper ancrés localement. On a préféré trouver des projets musicaux qui résonnent avec nos influences et nos goûts musicaux, avec la tonalité qu’on souhaite donner au label, et ce sans se donner de limite géographique.

L’ancrage local après, on essaye par contre de le maintenir surtout avec les disquaires à Bordeaux qui sont nos principaux revendeurs. On vend plus de disques chez Gimme Sound qu’à la Fnac ou en ligne sur Juno Records ! Et pour ça, on sera éternellement reconnaissant envers Erwan (prénom du gérant du disquaire gérant Gimme Sound, ndlr) qui a compris le projet du label et qui le vend à merveille.

Comment s’est construite l’image et l’identité du label en bientôt 8 ans ?

Antwan : On avait une idée assez précise de ce qu’on souhaitait mettre en avant dans ce projet, à savoir un prisme musical électronique mais pas forcément « club », avec des influences hip-hop, jazz, nu-soul. On a lancé le label avec 3 VA (Various Artists, c’est-à-dire une compilation, ndlr) qui ont donné la tonalité, puis derrière on a sorti 4 mini-albums, des sortes d’EPs avec 6 titres originaux, sur lesquels on a essayé de développer les univers musicaux des différents artistes.

Il y a eu Sofatalk, un artiste italien de house-music avec des influences jazz, broken beat et blues ; Interface Palm, artiste australien de deep-house influences nu-jazz, broken beat, hip hop avec un traitement un peu lofi ; Jus Jam en electro, breaks influences UK garage, jazz, nu-jack swing, hip hop vaporwave ; Slowaxx avec un concept album d’un artiste electro aux côtés de  6 musiciens de jazz et un rappeur. 

On est déjà sur des projets bien marqués, qui sont la continuité de 3 premiers VA sortis mais viennent apporter une autre couche de complexité et de maturité, qu’on renforce encore aujourd’hui avec la sortie de l’album de Stéphane

Jus Jam : L’image s’est construite petit à petit (rires). C’est du boulot. Pour le coup, la personne qui a le plus développé le projet c’est Antoine. Moi je suis le mec relou qui gère la direction artistique et qui est un poil trop pointilleux. 

On vient effectivement de changer la DA du label pour lui offrir une maturité visuelle. Le label évolue avec nous, c’est vrai qu’au début on a eu une direction plus ciblé électronique influencé jazz, soul et hip hop. Mais au final, en 8 ans, on évolue. On s’est rendus compte qu’on voulait aller plus loin. J’espère que cet album va donner envie au reste du crew de proposer ce genre de choses.

Jus Jam du label Broken District

Quel bilan tirez-vous de ces bientôt 8 années d’existence du label ?

Antwan : Gérer un label n’est vraiment pas facile, en tous cas à notre niveau. C’est un investissement conséquent en termes de temps, de gestion. D’argent aussi… 

Par contre, j’en retire beaucoup de fierté et des belles rencontres avec des artistes aux univers complémentaires qu’on a d’ailleurs parfois fait se rencontrer. Personnellement, c’est mon leitmotiv : rencontrer, échanger, s’enrichir culturellement et musicalement grâce à ces rencontres, ces partages. Le label a pu servir de vrai catalyseur pour ça. 

Le bilan aussi que je vois, c’est qu’aujourd’hui un artiste a plus besoin d’un label pour sortir sa musique. S’il vient aujourd’hui nous voir, c’est parce qu’il a écouté notre univers et que la direction qu’on a prise résonne avec ses sensibilités personnelles. Et aussi qu’il ou elle souhaite un accompagnement pour co-créer un EP, un album, donc on est fiers de voir que le travail qu’on a mené jusqu’à présent a porté ses fruits.

Faire vivre un label est dur. On prend pas mal de risques financiers car la musique ne rapporte plus rien.

Jus Jam

Jus Jam : Que faire vivre un label c’est dur. On prend pas mal de risques financiers car la musique ne rapporte plus rien. On va tout faire pour continuer à défendre notre projet parce qu’on aime la musique et qu’on l’aimera toujours. Encore une fois, entre nous deux, ce qui m’intéresse c’est la musique qui en sort. Antoine est plus investi sur le plan humain, ce n’est pas que cela ne m’intéresse pas mais on a bien dépassé la trentaine ; on a des vies qui vont avec, donc il faut faire des choix. J’ai préféré passer du temps en studio !

Un projet de label indépendant comme Broken District peut-il être économiquement soutenable ?

Antwan : Ça dépend de ce qu’on met dans la balance, et à quel niveau. Si on met tout le projet au global dans la balance, on s’en sort, on arrive à l’équilibre. 

En fait, notre « charge » principale c’est de fabriquer des vinyles, ça coûte cher. On finit toujours par les vendre, mais pas toujours rapidement. Après, c’est aussi ce qui me fait vibrer dans ce projet : sortir de la musique sur format physique. Il y a peut-être un côté prétentieux mais je trouve que les vinyles sont aussi une forme d’héritage qu’on laisse. Nos vinyles seront potentiellement dans la bibliothèque d’amateurs de musique dans 50 ans, ou dans 100 ans ! 

Tout ça pour dire que la production de vinyle rend le projet un peu bancal financièrement. Pour rentrer de la trésorerie et rendre le projet viable, le rôle des gigs (concerts ou DJ sets en clubs ou lors d’événements, ndlr), des dates en club ou dans les bars est indispensable… Cette réflexion elle est globale, c’est pas que pour les labels indé, c’est le cas pour la grande majorité des artistes dans le milieu des musiques électroniques.

Il y a un décalage entre ce que gagne un artiste en tant que créateur de musique à travers la vente de sa musique, les recettes du streaming, et ce qu’il peut gagner en faisant 2 heures de set. Ce n’est pas logique, parce qu’un artiste, ce qu’il veut surtout c’est faire de la musique. Et tout le monde n’est pas « câblé » pour aller sur scène jouer pour 400, 1000 ou 2000 personnes. Mais c’est l’état actuel du marché des musiques électroniques. C’est un sujet qui revient toujours depuis plus de 10 ans maintenant, avec la dominance des grandes plateformes de streaming

Jus Jam : C’est économiquement soutenable si les auditeur·ices achètent les disques déjà et en streamant, en diffusant. Je pense que la meilleure façon de soutenir c’est de diffuser au maximum. Après, vous pouvez nous envoyer des sous, on dira jamais non !

Quels sont les projets à venir pour Broken District ?

Antwan : Continuer de construire des sorties avec nos artistes, et proposer aussi de nouveaux projets, on échange depuis quelques temps avec un artiste pour sortir un album d’ambient par exemple, et un français installé à Londres pour un EP plus club que nos sorties habituelles mais avec un son très electro UK : bass music, garage, dubstep. 

Jus Jam : Personnellement je vais essayer de proposer un live sur mes prochaines sorties. On aimerait bien pouvoir appliquer cela à d’autres artistes du label. Donc je dirais, que l’idée générale c’est continuer à développer les projets d’albums et des projets lives associés à ces albums avec des artistes qui ont leur univers…

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