Bâbord : bifurcations artistiques

En Nouvelle-Aquitaine, plusieurs structures dont une majorité de producteurs et productrices de la scène musicale se sont alliées pour lancer un nouveau label de qualité, Bâbord. Grâce à une liste de critères à respecter, le dispositif encourage les acteurs et actrices qui en bénéficient à repenser leurs pratiques, notamment sur le plan écologique, pour ainsi bâtir un écosystème musical régional plus vertueux. Une manière aussi de renseigner le grand public sur la fabrication de la musique qu’il écoute. Le label se lance samedi 3 juin au Rocher de Palmer.

Cet article est extrait du troisième numéro de la revue papier Akki qui traite des liens entre art, culture et écologie. Pour commander un exemplaire, vous pouvez nous écrire à contact@letype.fr

Une volonté de faire un « pas de côté ». Lorsqu’on lui demande ce qui l’a mené à la création de Bâbord, Pauline Gobbini rembobine. 2020. La pandémie de COVID-19 ravage alors l’ensemble du secteur culturel, tout particulièrement celui de l’événementiel. Un moment que certain·es mettront à profit pour marquer le pas. Pour d’autres, comme Pauline, ce sera plutôt l’occasion de s’activer, se regrouper pour repenser la façon dont l’industrie dans laquelle elle évolue fonctionne, se structure. « Ces idées circulaient déjà » confie-t-elle. Ces idées ? Construire un écosystème plus vertueux, basé sur des valeurs écologiques, d’inclusion et de solidarité. Avec la coopération entre comme mode opératoire en lieu et place d’une concurrence trop souvent à l’œuvre dans le secteur. Un secteur repensé, capable de se saisir des défis contemporains.

Bâbord en chantier.

« Avant le COVID-19, on était dans une course permanente, il était difficile de se poser pour penser un projet comme celui-ci » explique Ophélie Herraire, co-fondatrice et co-coordinatrice de la structure girondine Lagon Noir. « On a besoin de solidarité et de non-concurrence entre acteurs et actrices du secteur musical » poursuit celle qui accompagne des groupes comme Blackbird Hill, I Am Stramgram ou encore Moloch/Monolyth. Membre du Réseau des Indépendants de la Musique (RIM) comme Pauline, c’est naturellement qu’elle rejoint l’aventure Bâbord, initiée par sa consœur. Cette dernière coordonne de son côté KiéKi Musiques, association qui œuvre elle aussi dans le développement et la diffusion d’artistes dont les musiques viennent des Comores, d’Espagne, du Maroc ou encore d’Inde.

Il existe des labels pour l’alimentation, pour garantir la provenance de certains produits. Pourquoi ne pas appliquer la même chose à la musique ?

Pauline Gobbini (KiéKi Musique et Bâbord)

Après un travail discret orchestré par un petit groupe de travail, Bâbord verra le jour officiellement en 2022, et se dévoilera progressivement en 2023. Avec, comme ligne directrice, l’envie de promouvoir un label en mesure de certifier les bonnes pratiques des structures qui en sont dotées, comme l’explique Pauline : « Il existe des labels pour l’alimentation, pour garantir la provenance de certains produits. Pourquoi ne pas appliquer la même chose à la musique ? »

Aventure collective, combats communs

L’histoire de Bâbord démarre en marge du RIM, le Réseau des Indépendants de la Musique qui rassemble les structures de l’écosystème des musiques actuelles en Nouvelle-Aquitaine. Parmi les 208 organisations adhérentes, certaines commencent à se regrouper dans le courant de l’année 2020 pour réfléchir à l’avenir de leur secteur. « On a commencé par fédérer une dizaine de structures néo-aquitaines » se souvient Pauline Gobbini de KiéKi Musiques, l’association qui porte le projet depuis ses débuts. Si l’envie initiale de créer un label de producteur·ices est réelle, émerge rapidement la volonté d’intégrer d’autres types de structures dans la démarche, pour avoir une approche plus globale des problématiques et des enjeux abordés par celui-ci : « On a donc proposé à des radios ou des salles de concert de rejoindre l’aventure » poursuit Pauline.

Une ouverture bienvenue pour des structures qui partagent la vision de Bâbord, à l’instar de la radio angoumoisine Zaï Zaï au sein de laquelle Jimmy Kirnisky est réalisateur et producteur délégué. « C’était une évidence pour nous de rentrer dans Bâbord, car on travaille déjà avec les acteurs et les actrices de la filière dans la région », explique-t-il. Depuis Angoulême, son média promeut la scène musicale locale et s’engage sur plusieurs des sujets qui sont aujourd’hui au cœur du projet Bâbord. Rejoindre l’aventure était donc une évidence pour lui, d’autant que « Les premières réunions pour structurer le label ont eu lieu en Charente » se rappelle-t-il.

On s’est dit qu’il fallait donc créer un réseau de producteurs et de productrices éthiques, pour défendre des combats communs.

Florian Rouil (Uni-son)

À environ 70 kilomètres de là, l’association Uni-son s’inscrit également dans cet état d’esprit. Florian Rouil qui en est chargé de production, évoque les discussions initiales ayant conduit à la création du label Bâbord : « Dans la région Nouvelle-Aquitaine, il y a beaucoup de discussions entre salles de spectacles par exemple, mais assez peu entre producteurs et productrices qui ont pourtant un rôle à jouer face aux nombreux défis actuels. On s’est dit qu’il fallait donc créer un réseau de producteurs et de productrices éthiques, pour défendre des combats communs ». 

Bonnes pratiques 

Un « petit noyau » voit ainsi le jour pour dessiner les contours du futur label. De nombreuses discussions émergent, des sous-groupes de travail se forment. « On a mis en place des réunions régulières, pour se poser la question de ce qu’on voulait proposer avec ce label » se remémore Pauline. Quatre grandes thématiques ressortent des échanges : l’emploi et les conditions de travail ; la mixité et la parité incluant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ; les bonnes pratiques liées aux questions de transparence, de solidarité et d’émergence ; et, enfin, l’écoresponsabilité. Quatre priorités, et autant d’axes de réflexions et de sujets de travail pour le collectif derrière l’initiative qui entend les explorer et ainsi infuser l’écosystème musical régional.

Travaux de Bâbord en chantier.

Concrètement, Bâbord labellise des structures de production musicale qui en émettent le souhait et s’engagent sur une liste d’engagements. Une fois estampillées par le label, ces organisations peuvent arborer une pastille rose fluo, sur un disque, une affiche, un programme de festival à côté du nom d’un artiste lorsqu’il ou elle est produit·e en Nouvelle-Aquitaine, en respectant ces critères. Au total, il y en a 40 au sein de la charte, explique Ophélie Herraire : « Quand tu adhères au label, tu reçois notre charte d’engagement avec les 40 points. Tu dois en cocher au minimum 22. Et, chaque année, tu dois en cocher une en plus ». Davantage pensé comme un outil d’amélioration permanente de ses membres que comme un dispositif punitif, Bâbord entend inciter à la formation, aux échanges de bonnes pratiques au sein du secteur. « L’idée, c’est plutôt d’encourager que de distribuer des bons ou mauvais points » résume Pauline Gobbini.

Pour le collectif derrière Bâbord, l’objectif est d’essayer de trouver des solutions ensemble, d’établir des relations de confiance entre membres plutôt que d’établir une marque de garantie. Si pour l’instant le projet repose essentiellement sur la bonne volonté de ses initiateur·ices, soutenu·es par le Contrat de filière « musique et variété », dans le cadre d’un appel à projets pour la coopération, la question de sa pérennisation se pose, à travers la future embauche d’une personne dédiée à la gestion du projet.

Les pistes de travail de Bâbord sont nombreuses, et l’engagement des 10 premières structures fondatrices  — et de la vingtaine impliquée dans les discussions (regroupant des médias, des tiers lieux, des collectivités, des salles) — témoignent de la dynamique en cours et des réflexions qui les animent. Dans l’ADN du label, on retrouve par exemple l’approche du « circuit court musical », un critère que le site web du projet présente notamment comme la nécessité qu’ « une majorité de partenaires et de prestataires (de la structure) soient installés en Nouvelle-Aquitaine et permettent donc de soutenir l’emploi dans la région. ». Une dimension qui fait écho avec d’autres considérations éco-responsables, au cœur de la démarche de Bâbord.

Label écologique 

Dans le chapitre « Environnement, écoresponsabilité » de la charte de Bâbord, on retrouve plusieurs critères à respecter ou sur lesquels travailler en vue de bénéficier du label. Parmi eux, on retrouve pêle-mêle la demande de réalisation d’un bilan carbone et un engagement de le réduire de « 10 % par an », ou encore la nécessité d’avoir 50 % de son catalogue installé en Nouvelle-Aquitaine. Mais aussi : l’éco-conception des spectacles, l’adaptation du rider notamment pour les caterings avec des produits locaux et de saison, la réduction de plastiques, le passage à une communication plus locale ou encore l’assouplissement des clauses d’exclusivité territoriale visant à faciliter les tournées.

Locaux de la radio Zaï Zaï

La construction de tournées plus vertueuses en favorisant au maximum le train apparaît comme l’un des points clés de la charte de Bâbord. « Au sein de la scène musicale, il faut sortir de la date sèche (un concert seul et isolé, qui n’est pas relié à d’autres événements, ndlr) des artistes, même si on travaille avec des profils en développement et qu’il est difficile pour nous économiquement de refuser des dates » détaille Pauline Gobbini. Cela implique dès lors de renforcer la coopération avec les lieux de diffusion, de sortir  aussi « des relations de pouvoirs avec ces salles » selon elle.

Concernant les clauses d’exclusivité, Florian d’Uni-son les considère comme « aberrantes et illogiques » ; elles desservent les artistes et les publics. Alors qu’il est lui-même en train d’établir le bilan carbone des groupes de sa structure, il pense également à l’éco-conception de ses futures dates, pour éviter de devoir à l’avenir faire se déplacer ses artistes avec trop de matériel, en encourageant la location de celui-ci là où ses groupes se déplacent. Si cette question concerne moins directement Zaï Zaï qui est une radio, Jimmy Kirnisky confie « essayer d’avoir une pratique similaire dans (son) activité. On regarde beaucoup nos frais de déplacements. La Charente est un grand département, on réfléchit donc à réduire et optimiser toutes nos mobilités ».

Il y a pas mal de critères de la charte Bâbord qui visent à faire s’améliorer les structures signataires

Ophélie Herraire (Lagon Noir)

Globalement, « Il y a pas mal de critères de la charte Bâbord qui visent à faire s’améliorer les structures signataires » indique Ophélie Herraire. Elle-même travaille d’ores et déjà sur une adaptation du rider d’accueil de ses artistes. Le passage par des prestataires locaux est également devenu plus naturel pour elle ; lorsqu’un de ses groupes a sorti un album en 2022, elle a ainsi choisi de faire presser des vinyles en Occitanie plutôt qu’à l’étranger. 

Circuit-court, scène locale

Pour les structures impliquées dans Bâbord, le recours au circuit-court est une approche largement privilégiée. « Le circuit-court comme l’aborde Bâbord c’est de pouvoir faire travailler les gens d’ici, en bonne intelligence, parce qu’il y a un savoir-faire sur la musique dans la région – et pas qu’à Bordeaux » insiste Jimmy Kirnisky de la radio Zaï Zaï, média de proximité qui mise lui-même beaucoup sur la scène musicale locale pour ses programmations. « C’est aussi défendre une certaine logique que de s’inscrire dans une telle approche, poursuit-il ; souvent, l’imprimeur du coin est à peine plus cher que celui basé à l’autre bout de l’Europe de l’Est. » Une façon pour lui de construire et d’entretenir des liens privilégiés et de confiance avec ses interlocuteurs et ses interlocutrices, de « consommer de manière artisanale. »

Il y a une sorte de YouTube charentais qui est en train de voir le jour. C’est typiquement ce genre d’initiative vers lesquelles nous allons nous tourner pour encourager des liens de proximité plus en phase avec nos valeurs.

Jimmy Kirnisky (Zaï Zaï)

Pour Jimmy, s’emparer de ce sujet en tant que radio passe aussi par la recherche d’alternatives pour son fonctionnement, de passer par des plateformes numériques plus vertueuses pour héberger leurs podcasts par exemple. « Il y a une sorte de YouTube charentais qui est en train de voir le jour. C’est typiquement ce genre d’initiative vers lesquelles nous allons nous tourner pour encourager des liens de proximité plus en phase avec nos valeurs ». 

Au-delà des prestataires, la valorisation de la scène musicale régionale est au cœur du projet, même si Bâbord précise que « les musiques que nous produisons viennent de partout en France et dans le monde ». Pauline insiste sur ce point : « On n’avait pas envie de réduire la circulation des artistes et pas non plus envie d’arrêter de travailler avec des artistes d’horizons variés ». Pour concilier approche locale et ouverture sur le monde, ce sera donc le chiffre de 50 % d’artistes du territoire du catalogue des producteurs et productrices labellisé·es qui sera retenu. Une façon d’articuler une nécessaire curiosité artistique globale tout en encourageant chacun·e à s’intéresser à la production musicale du territoire de la Nouvelle-Aquitaine. Une vision résumée par la vidéo de présentation du projet, accessible en ligne depuis le site web de Bâbord : « Bâbord n’est pas là pour faire de l’ombre à Beyoncé, mais pour vous faire découvrir celle qui se planque… à Guéret ! »

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