Ash Love : « Faire place à des histoires aujourd’hui effacées »

Rencontre avec Ash Love à l’occasion d’un récent projet de résidence artistique réalisé à Bruges. Un projet qui fait écho à la démarche de l’artiste pour valoriser des récits marginalisés et redonner une dimension politique à l’art. Entretien.

Le Type : Tu as été en résidence artistique à Bruges dans le cadre du programme PRISMES, porté par BAM Projects et financé par Bordeaux Métropole. Cela a donné lieu à la pièce Parle-moi / parle-moi / parle-moi (de ton cœur). Raconte-nous ce projet. Comment s’est déroulée la résidence ? Quel a été le point de départ de ta réflexion ? 

Ash Love : Ce projet, porté par BAM Projects était à la fois une résidence d’un an dans une commune proche de Bordeaux, un projet de recherche sur le territoire, un programme de médiation avec les habitant·es et une commande publique non-pérenne. 

J’ai l’habitude de travailler avec les lieux dans lesquels mon travail s’inscrit, et souvent ce sont des lieux d’exposition. Je compose avec ce que le lieu me renvoie : ses formes, son usage, ses légendes, son architecture et son histoire. À Bruges, c’était la première fois que je travaillais à une si grande échelle : celle d’une ville.

Parle-moi / parle-moi / parle-moi (de ton cœur) — (Ash Love)

Je me suis particulièrement intéressé·x à l’histoire de la ville, qui était auparavant un marécage, une terre gorgée d’eau. Cette présence de l’eau est venue ponctuer ma recherche. C’est un élément fluide, avec une symbolique liée aux émotions, présent en très grande quantité dans notre corps, qui nous permet de vivre. Ce qui est fluide, se retrouve souvent en trame de fond dans mon travail. 

Bruges était aussi une ville maraîchère, donc une terre qui faisait pousser des choses, pour nourrir les gens. Je me suis pas mal inspiré·x de cette idée d’une terre féconde, de laquelle les graines poussent, grandissent, s’épanouissent. Cela se retrouve dans la pièce que j’ai créée avec cette trame en acier. Ce tressage fait à la fois écho au mobilier urbain qui segmente, sépare, empêche le passage et à la fois au treillis sur lequel les fleurs viennent s’adosser pour grandir. Il y a souvent ce double-sens dans mon travail, une polysémie au niveau sémantique qui rend les choses à la fois dures et douces, mignonnes mais espiègles, d’un amour teinté de mélancolie. 

En discutant avec les habitant·es de Bruges, je me suis rendu·x compte que l’eau n’avait pas totalement disparue de la ville et qu’elle était toujours présente sous la forme d’un maillage de cours d’eau souterrain. Sous nos pieds, invisible, il y a l’eau qui serpente, qui se croise et se mélange. J’ai essayé de réinvestir ces notions de visible et d’invisible dans la pièce. La grille projette une ombre sur le mur : on se rend compte que les tiges ne sont pas totalement droites, qu’elles sont courbées, tordues et rappellent la trame des cours d’eau qui serpentent sous nos pieds, mais aussi que les choses qui ont fonction d’empêcher peuvent se tordre.

Il y a dans ton travail cet intérêt pour les récits, quils soient marginaux ou marginalisés… Dans ce projet, quels sont ceux qui tont inspiré·x ? 

Le point de départ de cette pièce se trouve autour du geste de nouer : une promesse, un message, un rêve, une pensée. Sceller un vœu. C’est un mouvement simple, précaire, que l’on fait au quotidien (nouer ses lacets). C’est aussi un geste qu’on retrouve dans beaucoup de traditions païennes à travers le monde.

Ce qui se retrouve dans mon travail, c’est l’envie de faire place à certaines histoires qui ont été et sont aujourd’hui effacées.

Ash Love

J’en viens là à mon travail de recherche parallèle sur le cimetière de Crossbones Graveyard, situé dans le Sud de Londres, qui est aujourd’hui un lieu de pèlerinage où de nombreuses personnes en marge de la société se rendent. Ce cimetière a accueilli le corps de personnes paupérisées et travailleur·euses du sexe. Aujourd’hui, des personnes du monde entier viennent déposer sur les grilles du cimetière des vœux, des fleurs, des rubans. C’est une sorte de mémorial de trajectoires de vie considérées comme marginales. Ce qui se retrouve dans mon travail, c’est l’envie de faire place à certaines histoires qui ont été et sont aujourd’hui effacées.

Parle-moi / parle-moi / parle-moi (de ton cœur) — (Ash Love)

Pour revenir à Bruges, une légende qui m’a particulièrement intrigué·x est celle de Sainte Quitterie. Elle est représentée avec une clé qui pouvait, selon la légende, guérir les malades de la rage. D’autant plus que la clé est un élément récurrent dans mon travail plastique, je trouve cette légende très belle : elle n’a pas de lien avec une réalité objective, mais plus à voir avec la magie. C’est une histoire à laquelle les habitant·es de Bruges sont très attaché·es.

Un art qui se dit apolitique rejoue seulement les codes d’un discours dominant.

Ash Love

Tu décris le statut d’artiste comme étant un « espace situé dans le monde ». Quel est cet espace ?  

Pour moi il est très évident que ma position d’artiste dans le monde est une position située politiquement. Pour reformuler les propos de l’auteur Geoffroy de Lagasnerie, il n’y a pas d’art qui n’est « pas politique ». Un art qui se dit apolitique rejoue seulement les codes d’un discours dominant.

Être artiste est aussi selon moi une responsabilité. Ce qui m’est donné est un espace à investir avec ce que j’ai à dire, et il est important de réfléchir à la manière dont je vais l’occuper.

Dans nos métiers de travailleurs et travailleuses de l’art, je pense qu’il est important de réfléchir aux méthodologies de travail qu’on met en place. On vit dans un monde régit par le capitalisme qui pénètre toutes les sphères, qu’elles soient professionnelles ou privées et cela me donne envie de réfléchir à ma manière de vivre, de consommer, de relationner mais aussi de travailler.

Je crois qu’on a besoin d’inventer des méthodologies de travail qui ne sont pas délétères pour nos corps, pour notre santé mentale. On travaille énormément quand on est artiste. En fait, je travaille un peu tout le temps, même quand j’essaie de me reposer. Mais j’essaie de ne pas tomber dans des logiques de constante production, je m’entoure de personnes qui sont douces, à l’écoute et j’essaie de faire preuve de la même chose en retour. Ce dont je veux parler c’est de care mais j’essaie d’en parler sans mentionner le mot car le capitalisme en a fait un objet marketing et l’a récupéré en le substituant de son sens premier. Heureusement, on peut quand même le pratiquer !

À Bruges, tu as notamment travaillé avec les habitant·es… Comment as-tu mis en œuvre ces méthodes de travail ? 

J’ai invité les habitant·es à exprimer un vœu, quelque chose d’intime, de secret, qui ne serait pas dévoilé. Ces vœux étaient placés dans des petites fioles, roulés et scellées. Il y avait aussi la possibilité d’écrire sur des rubans qu’elles et ils pouvaient nouer. Comme s’exprimer ne passe pas qu’à travers des mots, il y avait aussi la possibilité d’ajouter des symboles, des objets, de dessiner des formes.

Parle-moi / parle-moi / parle-moi (de ton cœur) — (Ash Love)

Puisque cela touche à l’intimité de la personne, je tenais à élaborer une relation de confiance avec le public. Je tiens à dire que je n’ai pas travaillé seul·x sur ce projet. J’ai été accompagné par Anne-Sophie Jean, chargée de médiation, Laura Bongio, chargée de production et Loé Arnaud, assistant·e dans mon travail plastique ainsi que l’équipe de BAM Projects.  C’est un réel travail d’équipe de produire des formes, des idées et des réflexions qui font sens à cette ampleur. Je suis hyper reconnaissant·x de leurs actions à mes côtés.

On a rencontré des publics variés, notamment des enfants, beaucoup d’enfants, qui sont parfois dans des contextes de vie compliqués. J’ai essayé de les inviter à exprimer leurs individualités et leurs singularités.

Je pense qu’il faut montrer beaucoup de sincérité à l’autre pour lui faire comprendre qu’on est dans un contexte hors quotidien, non-hiérarchique. J’avais envie de transmettre aux participant·es cette idée que la pièce existe parce que chacun·e y a participé, et même si on ne peut pas forcément localiser la petite chose qu’on a faite, on sait qu’elle est là. Finalement, mon rôle à l’issue de Parle-moi/Parle-moi/Parle-moi (de ton cœur) c’est aussi le rôle du gardien des secrets. Prendre soin des pièces, conserver ces armures aux secrets et garder les fioles bien scellées.

Mon rapport a la musique est vaste, nécessaire, fusionnel.

Ash Love

Le titre de l’ œuvre Parle-moi / Parle-moi / Parle-moi (de ton cœur) fait référence à des paroles de chanson. Quel est ton rapport à la musique dans ton travail?

Mon rapport à la musique est vaste, nécessaire, fusionnel. La musique est ultra importante dans mon quotidien et dans mon travail plastique. Je travaille en écoutant de la musique, je me déplace en écoutant de la musique, je m’endors en écoutant de la musique. Je crois que c’est le premier outil que j’ai découvert enfant pour me connecter à mes émotions.

Me connecter à mes émotions m’a permis d’observer, de m’affirmer, de me sentir dans mon corps. Parle-Moi / Parle-Moi / Parle-Moi (de ton cœur) fait référence à une chanson de Nâdiya. Évidemment, en tant que late millennial, j’ai été façonné par la pop des années 2000. Je me souviens écouter le Top Hits sur NRJ ou aller chez une amie le soir après l’école et regarder les MTV Hits. Je collectionnais les singles que j’écoutais sur ma petite radio portative. Les clips aussi étaient fascinants, faits d’un vrai langage à part entière. J’étais époustouflé·x, bercé·x et je reste dans une écoute presque vitale de mes albums préférés. Il y a des albums de cette époque (que j’ai sur CD d’ailleurs) que je trouve toujours superbes. Love Angel Music Baby (2004) de Gwen Stefani, Loose (2006) de Nelly Furtado, Elephunk (2003) des Black Eyed Peas et 16/9 (2004) de Nâdiya, entre autres !

Tu te nourris de différents récits dans ton travail, mais quels sont ceux que tu veux créer ? Quels sont les nouveaux récits que tu as envie de raconter ?

J’entrevois mon travail comme un millefeuille, comme des couches sédimentaires – mais de sens ! – qui se complètent. Je définis souvent ma pratique artistique comme poétique et politique car je crois que ce sont les deux termes qui s’entremêlent le plus. Je cherche à ce que mon travail reste ouvert, qu’il puisse être appréhendé de multiples manières. Cette multiplicité de niveaux de lecture permet de cacher des secrets dans ce labyrinthe sémantique. Des secrets dont je suis parfois le seul·x à avoir la clé, des secrets parfois partagés.

Un sujet qui revient, en creux ou de manière plus évidente est celui de l’(A)(a)mour. C’est un mot qui a été prononcé fréquemment dans mes échanges avec les participant·es aux ateliers à Bruges. Qu’est-ce que l’amour ? J’ai posé cette question à des enfants, depuis la maternelle au Collège et c’est incroyable de se rendre compte à quel point elles et ils savent très bien y répondre.

Parle-moi / parle-moi / parle-moi (de ton cœur) — (Ash Love)

Pour elle et eux, l’amour est quelque chose de multiple. Ce n’est pas que l’amour romantique, ça peut être l’amour pour son chien, pour son jeu préféré, pour son fruit préféré, ses adelphes, ses frères et sœurs, pour ses parent·es, pour ses meilleur·es ami·es,.. C’était très chouette de se rendre compte que les enfants ont saisi cette multiplicité des manières d’aimer, bien qu’il n’y ait qu’un seul mot dans la langue française pour dire qu’on aime. J’ai eu l’impression qu’il y avait une compréhension polysémique de ce que voulait dire aimer, c’était très beau à voir !

Après ta résidence à Bruges, quels sont tes prochains projets ? 

J’ai enchainé ma résidence à Bruges et l’inauguration de la commande publique avec une résidence au Centre d’Art – La Synagogue de Delme où je vis actuellement. Je suis pour 3 mois dans un village de 209 habitant·es à Lindre-Basse, en Moselle. C’est un moment de ressourcement et de recherche mais aussi d’expérimentation avec de nouvelles matières. Je travaille par exemple avec le verre (Ash mime le geste du pouce contre index, ndlr).

J’étais récemment à Biarritz pour une exposition collective à Encooore. C’est une curation de Léna Peyrard et de Margaux Henry-Thieullent avec 3 autres artistes (Audrey Couppé de Kermadec, Prune Phi et Laure Subreville) avec qui j’ai hâte de montrer mon travail ! L’exposition a verni le 12 avril et sera visible jusqu’au 5 mai 2024. Je serai ensuite en résidence à Turbigo, en Italie, à RITA et participerai à l’exposition collective annuelle qui se tiendra au début du mois de juillet. Après… ce sera l’été !