Une architecture pour le bien commun : entretien avec Fabrizio Gallanti (arc en rêve)

Directeur d’arc en rêve depuis avril 2021, Fabrizio Gallanti insuffle depuis son arrivée un nouveau souffle au sein de cette institution culturelle bordelaise dédiée à la création architecturale contemporaine. À l’occasion de son intervention dans le cadre de la Nuit des idées de Fimeb à Bordeaux le jeudi 27 janvier, nous lui avons posé quelques questions, autour des liens entre architecture et écologie.

Le Type : Quel rôle peut – ou même doit – jouer l’architecture à l’heure du changement climatique? 

Fabrizio Gallanti : Nous avons des données assez contradictoires sur ce sujet. Il semble néanmoins qu’il y ait un consensus sur le fait que l’industrie de la construction contribue grandement à la production de CO₂. On estime qu’entre 20 et 30% des émissions de gaz à effets de serre sur la planète sont le résultat de la construction.

Par ailleurs, on sait aussi que seulement 5% en moyenne au niveau mondial de ce qui est construit sur la planète est le produit d’architectes. Une majorité de bâtiments, infrastructures ou éléments de constructions n’est pas réalisée par des architectes. Ce sont souvent d’autres structures qui interviennent. C’est le cas notamment dans des pays en développement, dans lesquels la construction spontanée est très importante, ou dans les pays riches avec de nombreuses boîtes d’ingénierie qui vont réaliser la majorité des projets.

Fabrizio Gallanti, directeur d’arc en rêve

Ainsi, je dirais que le rôle que peut jouer l’architecture dans la construction globale s’est réduit. Elle ne représente qu’une petite partie d’une industrie gigantesque qui consomme des millions de tonnes de béton et d’acier et de métal chaque année. En ce moment, au sein même du milieu de l’architecture, il y a un changement de paradigme par rapport à la « culture de la construction ». Ce changement pousse les décideurs et les gens qui font partie de ce processus, à comprendre comment et pourquoi il n’est plus envisageable de continuer les pratiques utilisées jusqu’à présent. Notamment les pratiques extractives qui vont faire sortir des matériaux de la terre, les convertir et les agencer dans les bâtiments.

Quand j’entends certains adjectifs associés à l’architecture, ça me pose question. On parle d’architecture verte, d’architecture durable, d’architecture écologique… Je crois que l’objectif, c’est que toute architecture soit considérée comme attentive à ces questions-là.

Fabrizio Gallanti

D’un autre côté, je note aussi une tendance à concevoir la démolition et la reconstruction comme le mécanisme de réalisation des transformations. C’est à cet endroit que certains architectes ont un rôle à jouer, dans le but d’avoir un impact sur les lois et les règles. Car plus les règles et les lois vont imposer aux constructeurs d’intégrer des notions de durabilité, de recyclage, de réutilisation des matériaux, plus on pourra lutter contre les conséquences de la construction. 

Quand j’entends certains adjectifs associés à l’architecture, ça me pose question. On parle d’architecture verte, d’architecture durable, d’architecture écologique… Je crois que l’objectif, c’est que toute architecture soit considérée comme attentive à ces questions-là. Si l’on prend un peu de recul, on constate par exemple que maintenant tout projet doit répondre à des règles de protection contre les incendies. Il serait ridicule aujourd’hui de parler d’une architecture « anti-incendie ». Toute architecture doit l’être. C’est en ce sens que je suis assez optimiste sur le fait que, dans un futur proche – car l’accélération du changement climatique nous pousse à accélérer – il soit question d’incorporer, dans le savoir-faire architectural, des notions de contrôle énergétique, de recyclabilité… Et ce de manière à ce que l’on arrête de coller une étiquette de durabilité à un certain type d’architecture, pour que tout le monde soit amené à suivre un parcours qui soit cohérent, et qui considère avec beaucoup plus d’attention, les conséquences de la production.

Vous êtes critique sur la notion d’architecture écologique ou d’architecture durable ?

Les architectes les plus brillants et prometteurs, sont déjà dans cette démarche. Il faut aussi préciser que la vision selon laquelle l’architecture sera faite par des architectes-génies, seuls, est désuète. Elle a permis l’apparition de ces « archistars » – principalement des hommes blancs âgés considérés comme des thaumaturges capables de tout gérer dans le processus. En réalité, c’est une narration complètement fausse. Un projet ou un bâtiment sont toujours le résultat d’une concertation entre beaucoup d’acteurs. Clients, sociétés gérant la maîtrise d’ouvrage, ingénieurs, consultants… C’est une constellation de sujets, où les architectes ont parfois un rôle de chefs d’orchestre, mais où ils ne sont pas seuls. Et c’est la même chose concernant la démarche de durabilité dans l’architecture : plusieurs forces s’activent dans cette direction.

Crédit photo : Ludmilla Cerveny

Même le marché est motivé par ces considérations. Il y a aussi une demande citoyenne forte. C’est là que les choses sont en train de bouger. Mais cela doit également passer par le politique – bien que les architectes ont perdu le rôle social qu’ils ont pu jouer pendant des décennies. C’est aux politiques d’établir des lois, des règlements, et d’encourager cette dynamique. C’est là où je vois qu’il y a une possibilité intéressante à explorer. Cela change beaucoup selon les pays. 

Dans certains pays, les architectes possèdent encore un prestige, qui les amène à être écoutés. Par exemple en Espagne ou en Allemagne. C’est moins le cas en  France : un récent comité du gouvernement sur la question du logement n’intégrait pas d’architectes, par exemple. Ici, c’est plutôt aux architectes de revenir à une idée de travail commun, de travailler avec les autres professionnels et corps de métier, pour pouvoir mettre de la pression sur le législatif afin de mettre en lumière cette nécessité de changement.

Mais encore une fois, je dirais surtout qu’on voit une mobilisation collective face à ces enjeux aujourd’hui. On voit par exemple de nouvelles entreprises de consultants en ingénierie d’environnement qui commencent à s’affirmer, qui sont de plus en plus fréquemment amenées sur les chantiers. Ceux qui ne vont pas suivre cette tendance vont se retrouver totalement coupés du marché d’ici 5 ans : si un bâtiment n’a pas de certification écologique ou s’il n’est pas conçu et réalisé de manière intelligente, les promoteurs se rendront compte que ce n’est plus un modèle économique jouable. 

Malgré tout, est-on en mesure d’apporter une définition à cette galaxie architecture qui s’inscrit dans cette démarche écologique ?

Le terme est assez vaste, voire un peu ambigu. En son sens usuel, la définition du concept d’architecture écologique varie beaucoup selon les lieux, et les auteurs. Toutes ces définitions sont assez différentes, en termes de quantité, de langage architectural, d’emploi des matériaux, etc.. Pour certains, être écologique ça peut vouloir dire encourager le recyclage. Pour d’autres, c’est travailler avec des surfaces plus réduites. On parlera alors d’austérité architecturale, en continuant d’utiliser des matériaux qui font débat tels que le plastique, l’acier, le béton. Pour certains encore, être architecte écologiste signifie seulement utiliser des matériaux biosourcés.

C’est donc une catégorie floue – un peu comme pour les certifications d’alimentation avec lesquelles on se retrouve parfois avec des dizaines d’étiquettes différentes, et autant de labels derrière. À mon goût, tout projet d’architecture qui se préoccupe de son cycle de vie entier est écologique. Tout cela nécessite un travail en amont, avec une réflexion sur les ressources employées, leur provenance… Il y a aussi l’aval : c’est à dire imaginer que les bâtiments ne sont pas éternels, penser que ces structures vont changer dans le temps et éventuellement être démolies. Et si c’est le cas, il faut  réussir à imaginer quel sera le futur des matériaux et la manière la plus intéressante avec laquelle concevoir cette architecture. 

Est-ce qu’arc en rêve va accorder une place particulière à ce type de démarche architecturale écologique ou durable ?

Je dois être honnête, on ne va pas se lancer dans une mission de développement et d’évangélisation par rapport à l’architecture écologique. Ce n’est pas la seule arête de l’architecture qui nous intéresse. Il y a d’autres questions sur lesquelles nous aimerions travailler, comme par exemple l’équité sociale.

Nous nous intéressons aux architectes qui œuvrent pour le bien de la société, le bien commun.

Fabrizio Gallanti

Après, nous nous sommes fortement intéressés aux architectes qui sont en train de faire de l’expérimentation, de la recherche et qui essaient d’incorporer ce type de question dans leurs projets. En général, nous nous intéressons aux architectes qui œuvrent pour le bien de la société, le bien commun. On souhaite trouver des projets qui agissent à plusieurs niveaux. Tout cela est assez rare, c’est pourquoi l’architecture durable ou écologique est un angle d’étude que nous traitons à arc en rêve, mais ce n’est pas le seul. 

Pouvez-vous nous parler de quelques expositions proposées à arc en rêve et qui s’inscrivent dans cette réflexion ?

Fabrizio Gallanti : L’exposition arboretum s’inscrit dans une ligne d’expositions que l’on souhaite mettre en place : on parle de ce que l’on appelle « les matériaux du projet ». C’est une réflexion sur la façon dont les architectes ont pu utiliser certains matériaux, dans un sens plus abstrait du terme. Dans le cas d’arboretum, on considère comment les arbres ont été intégrés à l’architecture et nous présentons une vingtaine d’exemples, très hétérogènes.

Dans le futur, on souhaiterait par exemple travailler sur le thème de l’eau. On aimerait voir, dans les années 1970 ou 1980, comment certains projets ont considéré l’eau et le recyclage des eaux comme une composante architecturale – cela se fera en collaboration avec une société de consultants énergétiques et d’ingénierie d’environnement. Il y aura également un peu plus tard une exposition sur l’idée du rideau, et son rôle dans le contrôle thermique des bâtiments. On va toujours essayer de toucher à cette question d’environnement, à travers une attention particulière sur des éléments ponctuels. 

Exposition arboretum

On aimerait également faire une exposition sur l’idée de l’utilisation de la terre en architecture. C’est une technique de construction, peu coûteuse et assez ancienne, qui a beaucoup émergé ces dix dernières années. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas nécessairement la célébration du matériau en elle-même. Je ne crois pas que ces matériaux soient nécessairement pires ou meilleurs que les autres. Il s’agit surtout d’interroger la façon dont certains architectes ont pu identifier des possibilités de recherche et d’expérimentation dans l’utilisation de ce type de matériaux.

D’ici deux ou trois ans, on souhaite réaliser une exposition monographique sur l’œuvre d’un bureau de Barcelone : Flores i Prats. La grande spécialité de ce bureau, ce sont des grands projets de rénovation de bâtiments existants. Ils utilisent une technologie et une stratégie que je trouve assez passionnante, à base de dessins, extrêmement précis, pour tous les éléments qui se trouvent sur un chantier. Ils vont redessiner toutes les portes, toutes les tuiles, tous les sols et répertorier de manière quasiment archéologique tout ce qui existe dans le bâtiment avant que la démolition soit lancée, afin d’identifier les éléments qui pourront être réutilisés dans un bâtiment en cours d’œuvre. Ils ont déjà réalisé ça dans un très beau projet à Barcelone : un théâtre installé dans un ancien centre communautaire.

C’est une réflexion qui nous paraît extrêmement intéressante. Elle dépasse la vision simpliste «  C’est vieux, c’est moche, il faut détruire ». Eux, au contraire, pensent que tout ce qui est déjà en place peut être réutilisé. C’est une sorte de bric-à-brac architectural assez élégant, qui propose une autre manière d’aborder le thème de la durabilité, de recyclage en architecture. 

Avez vous foi en l’architecture de demain ? En d’autres termes, pensez-vous que l’on va vers une refonte de l’architecture, pour la rendre plus durable ? 

Je dirais que oui. Cependant, est-ce que le renfort provient de l’architecture ? Ou est-ce qu’il vient du fait que les conditions de création dans lesquelles nous évoluons sont plus restrictives ? Mais c’est vrai que, de plus en plus, on se rend compte de la place prise par ces considérations, même au niveau législatif. Il faut désormais véritablement considérer la vie d’un bâtiment après la fin de sa construction. Considérer aussi de quelle manière celui-ci est conçu pour fonctionner de manière durable du point de vue de l’énergie. 

Nous avons de plus en plus de projets qui sont à émission de gaz zéro parce que, par exemple, les bâtiments eux-mêmes sont capables de générer toute l’énergie qui sert à leur fonctionnement. Cela grâce à d’un côté l’énergie passive (on va recourir à des systèmes de ventilation ou de chauffage intelligents qui vont réduire la consommation énergétique) et de l’autre à des panneaux solaires ou autres systèmes de captation d’énergie renouvelable. Il faut aussi prendre en compte le climat et l’environnement du projet. Il est plus aisé de mettre en place un projet solaire ou thermique à Marseille qu’au fin fond de la Scandinavie !

La nécessité des humains de s’héberger, d’avoir autour d’eux un environnement sain nous pousse à nous adapter, à assurer notre survie à travers la construction. Par ailleurs, aujourd’hui, il y a des solutions durables à portée de main : on a tellement construit et pendant tellement longtemps qu’on a suffisamment de bâtiments et de matériaux qui peuvent être réutilisés. Je pense évidemment aux pays industrialisés développés. On peut par exemple réutiliser des parcs industriels, des parcs de bureaux qui, après la pandémie, ne vont pas être réinvestis à 100% par les employés. Cela représente une source très importante de matériel brut sur lequel on peut greffer de grands projets !

Au fond, je suis assez optimiste sur le fait que, inévitablement, on va vers la transformation de la manière de construire, avec une architecture qui devrait effectivement mener à une nette amélioration par rapport à ce que l’on a fait jusqu’à présent.

Percevez-vous un soutien des pouvoirs publics vis-à-vis d’une architecture plus en phase avec les enjeux environnementaux ?

J’admets ne pas être expert de la législation française, dans la mesure où je suis récemment arrivé ici du Canada. Mais globalement, j’ai la sensation que ça bouge. Une fois que les objectifs de réduction d’émission sont affichés et confirmés par les différents accords internationaux,  il faut les rendre opérant. Il y a un effet de cascade vers le bas à travers ces grandes décisions, parfois un peu symboliques. 

Généralement, les pays agissent de deux façons. Soit par des restrictions ; on l’a bien vu quand on a découvert, par exemple, que l’amiante était toxique : son utilisation est devenue interdite dans la construction. Ou à l’inverse, avec des campagnes d’incitation et de soutien, avec des crédits d’impôt, des financements qui aident à la transition écologique, etc.. Beaucoup de pays considèrent sérieusement cette hypothèse.

Y-a-t-il un projet architectural contemporain qui vous a particulièrement marqué dans cette mouvance de durabilité ? 

Je dirais toute la trajectoire de Lacaton & Vassal, qui consiste en une politique de rénovation de bâtiments existants. C’est une opération qui n’est pas franchement spectaculaire du point de vue architectural, mais qui est très fine et très intelligente du point de vue de l’amélioration des conditions de vie. Leur parti pris, c’est de dire  « il ne faut pas démolir, il faut améliorer ».

Ici à Bordeaux, on a le cas du Grand Parc qui me paraît assez exemplaire avec la réhabilitation du GHI, menée par Lacaton & Vassal avec Christophe Hutin et Frédéric Druot. On augmente légèrement la surface habitable de chaque logement, on améliore la condition thermique, et en plus, on arrive à le faire sans déloger les habitants des bâtiments. Cela me paraît être une série de conditions optimales. Malheureusement, je trouve que leur démarche n’a pas autant de suiveurs qu’elle le mérite ! 

Le paradoxe, à Bordeaux, c’est qu’à côté de ce projet fantastique, on propose par exemple de démolir des tours de logements à Pessac. Il y a une sorte de schizophrénie bordelaise concernant l’architecture. D’un côté, on célèbre dans un quartier un projet de rénovation totalement éco-responsable, et pas trop loin de là, dans la métropole on fait parfaitement le contraire.

Pour revenir à ce que l’on disait plus tôt, je suis très séduit par l’hypothèse du recyclage architectural. On a tellement construit dans les Trente Glorieuses, d’abord en France, mais aussi d’un point de vue plus général, dans la construction d’après-guerre à travers l’Europe, que l’on a suffisamment de mètres carrés publics à réutiliser pour d’autres fonctions. Et c’est dans ce genre de dynamique là que je suis enclin à trouver des projets plus intéressants encore.

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