Alors que partout la fête reprend du poil de la bête, laissant présager une période estivale événementielle chargée, quel bilan tirer de la période que l’on vient de traverser ? Comment celles et ceux qui avaient pour habitude d’organiser fréquemment des fêtes avant la crise du COVID-19 ont-ils traversé l’année et demi qui viennent de s’écouler ? Nous nous intéressons ici à 5 collectifs affiliés à la scène électronique alternative – voire rave – locale, afin de comprendre précisément comment ils se sont adaptés à la crise sanitaire. Entre envie de continuer d’organiser des teufs, responsabilités et exploration de nouveaux terrains de jeu : comment ont-ils fait face à ces nouveaux défis. Et quel a été l’impact du contexte sur leurs activités ?
Crédit photos : Annabelle Salvan
Fermeture des cinémas, des musées, des salles de concerts… Fermeture des centres culturels, des restaurants, des bars et des clubs. Une année et demie sans saveur. Et si actuellement la vie culturelle commence à reprendre ses droits après l’hiver glaçant qu’a constitué la crise sanitaire du COVID-19, il convient de se demander à quel point cet épisode a marqué certains pans de la scène artistique locale, et comment il en a influencé les pratiques. En l’occurrence, c’est des acteur.ices de l’underground techno bordelais dont il sera question ici. En se penchant sur différentes structures actives dans le monde de la nuit au niveau local, il s’agira parallèlement de s’interroger sur les enjeux auxquels font face ces collectifs. Au total, cinq collectifs ont répondu à nos questions : Marée Basse, Fugitiv’, Molécule, Mates et Distill.
Les nouveaux défis de la rave
Si les collectifs organisateurs de raves en tout genre se passent généralement d’autorisation pour faire ronronner leurs systèmes son, on peut malgré tout se demander de quelle manière la crise sanitaire a impacté leurs activités. C’est-à-dire : au-delà des risques judiciaires habituels que représente l’organisation de soirées sauvages, à quels nouveaux défis cette scène a-t-elle dû faire face ? Entre l’angoisse d’être à l’origine d’un cluster, celle de ternir l’image de la « teuf » auprès de l’opinion publique et – plus que jamais – la crainte d’être l’objet d’une chasse aux sorcières ; les collectifs bordelais (et au-delà ; mais l’article comme l’ensemble du média Le Type prend la scène locale comme terrain d’étude, ndlr) ont dû faire preuve de prudence et d’inventivité, et ont même parfois dû s’investir plus sérieusement dans d’autres activités pour rester productifs.
Par ailleurs, précisément parce que la période du COVID-19 s’est surtout caractérisée par l’arrêt de toute forme de soirées déclarées, se pose également la question de savoir si, malgré les risques latents qu’elles impliquent, les raves n’auraient pas incarné un rôle de bouée de sauvetage pour certains collectifs qui, à la base, ne s’y étaient pas spécifiquement intéressés. Poser cette question, c’est implicitement interroger le rapport de ces acteur.ices à l’underground – ou à ce qu’on peut qualifier de scène festive alternative.
Si certains collectifs davantage investis dans l’organisation d’évènements encadrés (en clubs, dans l’espace public de manière autorisée, etc.) ont pu se détourner de ces règles sous l’ère COVID-19, nous avons été amenés à reconnaître le fait que les collectifs que nous avions initialement considérés comme underground pouvaient par ailleurs être investis dans le secteur officiel (avant crise sanitaire). Par conséquent, si notre question consistait à se demander comment la crise sanitaire a impacté la scène underground locale, dans un dernier temps, nous voudrions interroger la pertinence d’un clivage identitaire entre « organisateurs de raves sauvages » et « organisateurs de soirées officielles » en milieu urbain. En effet, il semblerait qu’en la matière, l’underground soit devenu une simple modalité d’action, plutôt qu’une fin en soi.
À ce titre, nous verrons que les collectifs interrogés sont de plus en plus amenés à jongler entre une collaboration avec les réseaux officiels et la production d’évènements autogérés. De plus, dans la mesure où nous verrons que même en période de COVID-19 il semble impensable pour le public amateur de techno de cesser de se réunir, nous nous demanderons finalement si, en se faisant les premiers expérimentateurs de tels évènements en pleine crise sanitaire, ces collectifs ne seraient pas les plus indiqués pour fournir les termes d’un débat public qui, demain, posera les bases du monde de la nuit de demain.
La fête (responsable) à tout prix
Pour Marée Basse, Fugitiv’ ou encore Molécule, qui sont d’abord connus pour leurs soirées dites « sauvages », la période de restrictions sanitaires a sans surprise été synonyme d’un ralentissement d’activité. Et, si des évènements ont pu continuer de voir le jour la nuit pour eux, ceci n’a été possible qu’avec certaines précautions prises par ces organisateur.ices.
À rebours des clichés qui entourent l’imaginaire du raveur trop souvent considéré comme irresponsable par le discours médiatique dominant, les collectifs à l’initiative de ces soirées sont pour la plupart bien conscients des enjeux de sécurité, en particulier dans le contexte actuel. Ces derniers ont ainsi été actifs dans la réduction du risque de contamination au sein de leurs soirées. On peut noter d’ailleurs que la très grande majorité des évènements qui ont eu lieu lors des 18 derniers mois se sont déroulés pendant les périodes dites de couvre-feu voire hors couvre-feu, et non pendant les confinements. Même si le risque zéro n’existe pas et que de tels rassemblements comportent des risques de transmission du virus, il convient donc de rappeler ici que ces manifestations sont loin d’être synonymes d’inconscience ou d’incivilité.
Ainsi, pour ces collectifs, l’enjeu a surtout été de trouver un compromis entre, d’un côté, le fait de continuer leurs activités comme si de rien n’était et, de l’autre, celui de tout bonnement renoncer à toute possibilité de se retrouver pour partager ces moments. À ce titre, l’une des premières contraintes a bien sûr été de réduire le nombre de participant.es aux événements, de façon drastique. Cette volonté s’est notamment manifestée à travers le renouvellement des formes de communication (renforcé par la nécessité de ne pas éveiller les soupçons des autorités publiques).
Là où tout rassemblement pré-COVID-19 pouvait en effet faire l’objet de campagnes intenses sur les réseaux sociaux, ici c’est le modèle « teuf » qui a primé, avec la création de groupes Facebook dédiés par exemple, mais surtout des échanges effectués directement avec les communautés concernées, sans intermédiaires. Ces soirées, qui pour la plupart ont eu lieu dans des hangars en périphéries urbaines, étaient ainsi généralement limitées à une cinquantaine ou une soixantaine de personnes. Si certains de ces événements ont pu accueillir à quelques occasions un nombre de participant.es plus important, les consignes sont restées strictes et explicites, autant pour les bénévoles que pour les artistes : port du masque (autant que possible) et respect des gestes barrières. En ce qui concerne les personnes participantes, elles sont bien sûr toujours invitées à suivre les mêmes consignes, bien que chacune soit garante d’elle-même et engage sa propre responsabilité quant aux risques qu’elle encourt et fait courir aux autres.
Création, production, chaîne de podcasts : nouveaux terrains de jeu
L’événementiel ayant largement été freiné par la crise sanitaire, les collectifs concernés ont exploré de nouveaux terrains de jeu : ceux de la production, de la création de contenus. Dès le premier confinement, Fugitiv’ a ainsi lancé sa chaîne SoundCloud, avec des séries de podcasts mettant en avant des artistes venu.es du monde entier, plus ou moins connu.es. En jouant un rôle de tremplin pour ces dj’s, le collectif fait parler de lui au-delà de la Nouvelle-Aquitaine, et même de la France : de plus en plus fréquemment, des amatconfroeur.ices de leur chaîne leur envoient en effet leur travail dans le but de le voir partagé par le collectif bordelais. Les membres de Fugitiv’ n’en sont pas restés là, puisqu’ils ont également lancé leur label en juin 2020, Fugitiv’ Records, avec la sortie d’un EP de 4 titres signés par H.Mess, Porteix, Racine Carré et Mechanic Enigma, un artiste nantais du collectif Texture. Un prochain EP de six titres devrait normalement sortir sous peu, avec entre autre la participation de l’autrichien Specific Objects ainsi que de l’artiste locale DJDonna.
En ce qui concerne le collectif Molécule, il n’a pas non plus été en reste avec son projet de chaîne de mixes Particule, qui compte pas moins de 28 podcasts de différent.es artistes, majoritairement du coin. Il faut dire que l’une des caractéristiques de leur ligne artistique réside dans la promotion des acteur.ices de la scène techno et minimale de la région Nouvelle-Aquitaine.
Il convient de préciser que si la période que l’on vient de vivre a été l’occasion pour ces collectifs de se recentrer sur une dimension de production voire de média, ce choix n’est pas non plus innocent. Pour eux, il s’agit également de continuer d’alimenter leurs réseaux sociaux respectifs, de maintenir une forme d’activité, tout en continuant de trouver des façons de proposer de nouvelles expériences musicales à leurs publics à travers ces nouveaux EP, mixes ou podcasts.
Underground local, de quoi parle-t-on ?
Parallèlement à cette bascule opérée vers la production, les rencontres réalisées avec les collectifs de musiques électroniques bordelais ont permis de prendre conscience de leur rapport avec la légalité. En effet, si historiquement on a pu représenter le secteur underground comme cherchant à se définir à travers l’organisation de soirées clandestines, une telle acception peut être relativisée au regard des pratiques de la scène électronique alternative locale actuelle. Car celle-ci brouille aujourd’hui (et cela bien avant l’épisode du COVID-19) les frontières entre événements légaux et rassemblements sans autorisations.
Il faut dire que les infrastructures de la scène électronique locale officielle (clubs, bars associatifs…) ne sont pas insensibles à cette démarche, et peuvent être bien souvent intéressés par une collaboration avec ces collectifs. Fugitiv’ a par exemple déjà organisé un certain nombre de soirées dans des clubs tels que le Parallel, le Hangar FL et même l’IBOAT, ce qui leur a notamment permis d’inviter des artistes internationaux comme Hector Oaks, Nene H, Kepler et d’autres.
De plus, selon les membres de Marée Basse, qui projettent depuis un petit moment déjà l’organisation d’un festival qui n’a pas (encore) pu aboutir du fait des restrictions sanitaires, les évènements officiels ont un autre avantage : le système son peut potentiellement y être exploité au maximum. Ainsi, les circuits officiels peuvent parfois permettre la mise en place d’évènements de plus grande envergure. On peut donc finalement penser que cette scène dite underground est avant tout portée par le désir d’expérimenter un maximum de médiums afin de pouvoir s’exprimer de diverses manières et explorer un maximum d’horizons musicaux.
Éclore sous COVID-19
Dans un même temps, on peut aussi s’intéresser à des collectifs qui sont nés sous COVID-19, et qui ont donc forcément dû s’adapter à la situation. Et faire des choix : organiser des événements ou attendre que l’orage passe ? Ces interrogations, Mates y a été confronté. Pensé par une bande de potes pour mettre en place des soirées aux sonorités électroniques, le projet est né lors du premier confinement. Alors que toutes leurs dates pour mai et juin 2020 ont été balayées, les 7 amis ont finalement décidé d’expérimenter une formule clandestine. Le 1er août 2020, malgré le contexte, Mates organise son premier évènement, non-déclaré. La soirée réunie environ 500 personnes, une belle réussite. Il faut dire qu’en cet été culturellement désertique, pareil évènement est une véritable oasis pour le public amateur de techno à Bordeaux. Depuis, les membres du collectif ont pris goût à cette aventure et ont organisé pas moins de 4 autres soirées clandestines dans des hangars abandonnés sur l’année scolaire 2020-2021. Un micro-festival mis en place par Mates vient d’avoir lieu début juillet, et les membres envisagent désormais de proposer principalement des soirées dites légales – ce qui correspond davantage à leur identité selon leurs propres mots.
L’émergence de Mates à Bordeaux confirme une tendance qui se dessine au sein de la scène musicale électronique alternative locale. À savoir que certains des collectifs interrogés se plaisent à jouer sur deux tableaux en même temps, selon leurs désirs et la volonté de leurs événements. Ils jonglent habillement entre une image underground et l’acceptation éphémère de certaines règles en vue de produire quelques-uns de leurs rassemblements. À ce titre, on peut citer le travail du collectif Distill, dont l’identité musicale est nettement plus éclectique que celui des autres collectifs mentionnés précédemment. Il incarne à son échelle l’ambivalence de cette scène associative électronique locale, à mi-chemin entre culture underground et mouvance clubbing, dont l’aspiration première reste celle d’explorer un maximum de possibilités et de « toucher à tout ». Cela a pu être le cas à travers l’organisation de soirées « sauvages » (bien avant l’épidémie de COVID-19), bien qu’aujourd’hui Distill évolue principalement au sein du circuit de diffusion « officiel », dans des clubs tels que l’IBOAT, le Parallel, mais aussi en bars associatifs. C’est en ce sens que les dix-huit mois d’arrêt du secteur ont marqué un gros coup de frein aux activités du collectif émergent.
Pour continuer d’exister malgré ce contexte, ils ont eux aussi multiplié les supports d’expression : chaîne de podcasts, prescription de contenus sur leurs réseaux sociaux, festival, émissions radio… Étant par ailleurs bien connectés avec les autres collectif susmentionnés, les membres de Distill ont pu régulièrement être invités sur les line up d’autres événements, bien qu’eux-mêmes avouent ne pas avoir voulu prendre le risque d’organiser de telles soirées en période sanitaires, pour des questions de responsabilités. En ce sens ils oscillent eux aussi entre respect des règles et volonté de partager leur passion : c’est ainsi qu’ils ont mis en place pendant l’été 2020 un micro-festival de 80 personnes. Une expérience réitérée en mai 2021, qui s’accompagnait d’une obligation de présenter un test COVID-19 négatif de moins de 48 heures.
Une autre image de la teuf
L’un des aspects fondamentaux de toutes ces organisations officieuses réside dans le fait qu’elles donnent lieu à la production de structures éphémères autogérées. De telles modalités soulignent combien la scène techno, et plus largement celle des musiques électroniques, défend une nouvelle représentation culturelle de la fête, où les participant.es sont de plus en plus amené.es à être acteur.ices plutôt que simples consommateur.ices.
Qu’on le veuille ou non, les défis imposés par la crise du COVID-19 doivent également nous amener à repenser la structuration et le fonctionnement du monde de la nuit : plus d’évènements en plein air, plus d’engagements, plus de valeurs défendues – et ce même au sein des circuits officiels. En ce sens, la scène techno et rave peut jouer un rôle de laboratoire pour répondre à ces nouveaux enjeux au regard de ce qu’elle expérimente au sein de ces espaces festifs.
Les clubs d’hier vont-ils devenir obsolètes ? Leur mode de fonctionnement doit-il être repensé ? Voilà le genre de questions qui risquent d’être au cœur des débats et de modifier nos rapports à la fête dans les années à venir. Or, en incarnant la figure d’un carrefour entre club culture et scène underground, les collectifs cités ici peuvent être moteurs pour contribuer au débat et ainsi proposer une autre image de la fête.