Entretien avec avec Nahia Garat, photographe basque de l’intime et artiste pluridisciplinaire alliant images, musiques et mouvements.
C’est à l’occasion de l’exposition Islada, présentée à la Maison Basque de Bordeaux du 18 avril au 18 mai dernier, que nous avons pu découvrir l’univers de Nahia Garat, artiste pluridisciplinaire, installée au Pays basque. Sous la forme d’un documentaire, réalisé durant cinq années successives à accompagner des enfants lors de leurs colonies de vacances itinérantes dans le sud de la France, Islada (« le reflet » en basque) est un travail de proximité, mené à l’argentique noir et blanc, d’une profonde intimité émotionnelle.
À travers une série de portraits, de détails du quotidien et de moments de vie en collectivité, l’artiste nous immerge dans ses propres souvenirs d’enfance marquants en tout un chacun·e, la découverte de l’autonomie, de soi et des relations aux autres. Nous revenons ensemble sur ce projet photographique, sur le rapport de Nahia Garat à cet art mais aussi aux autres médiums avec lesquels elle jongle quotidiennement et sa manière de les partager avec les autres.

Le Type : Tu exposais tes photos à la Maison basque de Bordeaux, du 18 avril au 18 mai dernier. Cette exposition, nommée Islada, était présentée comme une immersion dans tes propres souvenirs d’enfance. Peux-tu nous expliquer l’origine de ce projet ?
Nahia Garat : J’étais animatrice en colonie de vacances entre 2013 et 2017. J’ai amené mon appareil photo argentique, car à ce moment-là, j’étais en école de photo. Je commençais à faire des prises de vue de façon tout à fait intuitive, chaque été, quand j’y retournais. Je travaillais ensuite la sélection, durant l’année, en écartant progressivement le contexte de colonie de vacances (les animatrices, les activités…) pour me concentrer sur les visages et les corps des enfants, dans leur vie entre eux, en collectif d’enfants.
C’est une série photo qui renvoie à des souvenirs d’enfance où je m’attache à rendre visible des choses sensorielles.
Nahia Garat
Comme cela ne leur arrive jamais, cela devient un lieu d’apprentissage assez intense, ce qui me renvoyait à mes propres souvenirs d’enfance. Un lien se faisait en permanence, une sorte d’aller-retour, d’où le titre Islada qui désigne le miroir, le « reflet » en basque. De façon générale, c’est une série photo qui renvoie à des souvenirs d’enfance où je m’attache à rendre visible des choses sensorielles, des corps en mouvement.

Entre le quotidien de ces enfants profitant de leurs vacances en colonie dans les années 2013 à 2017 et ton enfance, est-ce que de claires ressemblances ou bien des dissonances ont pu apparaître ?
Je n’ai pas fait beaucoup de colonies de vacances. Mais j’ai quand même expérimenté, comme tous les enfants, la découverte du collectif dans d’autres cadres. Ce qui m’a particulièrement intéressée dans ce travail-là, c’est la tension et une certaine lourdeur ou fragilité dans les regards. On peut sentir qu’il y a une complexité. À l’époque, je disais timidement que j’y voyais une violence invisible. Ce à quoi on me répondait : « Mais non, ils vont très bien ces enfants ! ». Aujourd’hui, je l’assume avec plus de conviction.
Ce qui m’attirait, me faisait résonance, c’était de capter des états de mal-être chez des enfants qui ne le verbalisent pas forcément, mais qui se voient, à travers des expressions ou des comportements. Les endroits indicibles. En photo, on en parle souvent car c’est une forme d’expression non-verbale. Dans l’enfance, cela plane beaucoup toutes ces choses qu’on ne dit pas. Les enfants se retrouvent en collectif et amènent avec eux des bagages, des petits boulets, qui viennent parfois de la maison, mais aussi entre eux, au sein du collectif. C’est cette espèce de mélange d’énergies brutes qui m’attirait : ces belles énergies de vie entre eux, qui viennent d’eux, mais aussi ces énergies plus obscures.
On ressent beaucoup d’intimité dans l’ensemble de tes photographies. Comment as-tu su trouver ta place auprès de ces enfants ? De façon générale, comment établis-tu cette confiance avec les sujets que tu photographies ?
Avec ces enfants, cela a été très simple. Comme j’étais animatrice, je faisais partie de la communauté. J’étais une référente adulte et j’étais dans ce quotidien, cette intimité. J’en faisais partie et l’appareil photo, je ne le sortais que par moment. Je ne faisais jamais de photo posée donc, quand je voyais quelque chose qui surgissait ou qui allait surgir, je sortais mon appareil photo.
De façon générale, cette intimité-là est assez récurrente. C’est une intimité qui m’attire et m’inspire, de l’ordre de la fragilité, de la vulnérabilité, des liens et de la rencontre. Je la provoque, car je m’y mets, j’en fais partie. Je suis engagée dans cette intimité. Par exemple, pour des portraits de rue, quand je demande à une personne de la prendre en photo, moi aussi, je me mets en danger. Je crée un jeu dans lequel je suis impliquée et moi aussi, je suis mal à l’aise avec mon appareil photo. C’est un échange, des regards, un moment dans lequel on n’est pas très à l’aise, mais on fait avec. C’est grâce à tout ceci que se crée une alchimie.
En photo, je travaille à chaque fois une écriture différente en fonction du sujet.
Nahia Garat

Comment définirais-tu ton style photographique ?
Je dirais que je suis bien ancrée dans la photographie de l’intime. Mais, si je dois me définir au travers d’un style photographique, je préfère employer le terme de caméléonique parce que je travaille à chaque fois une écriture différente en fonction du sujet. Il y a des choses comme le rapport au corps, à l’espace, l’intime et la vulnérabilité, qui vont apparaître de manière récurrente, mais qui trouveront des formes plastiques différentes.
Quand on fait le tour de ton site, on perçoit aussi une attention toute particulière portée à l’écriture. On peut lire pour chaque série de photos des textes aux allures poétiques. Quel lien fais-tu entre ces deux formes d’expression ?
Je me sers souvent de formes d’expression non-verbale pour verbaliser. Cela peut être la photo, mais aussi, la musique. Je m’en sers de support pour écrire ou pour parler, et c’est parce que ce sont des formes non-verbales sensibles que cette écriture est naturellement très imagée donc poétique. Ce n’est pas une recherche ou un but en soi.
C’est quelque chose que tu partages aussi car tu organises des ateliers à destination des publics. Peux-tu nous dire comment ils s’organisent ?
Exactement ! Je mets en place le dispositif dans lequel je suis complètement ancrée. C’est la meilleure des façons pour transmettre, au mieux, une façon de faire et d’être que l’on a en nous. Mon dispositif est assez simple. Je l’adapte plus ou moins en fonction des publics, mais cela se base sur une prise de vue intuitive et du mouvement. Je mets de plus en plus en jeu la musique.
À partir des prises de vue qui ont été faites, on analyse les images durant des lectures collectives pour mieux comprendre ce qui se passe, ce qui nous attire et ce qu’on va devoir aller chercher. On pose des mots de façon verbale ou écrite. Cela peut se passer en milieu scolaire ou au sein de différentes associations. Pour assister à ces temps collectifs de création, il faut me contacter sur mon site. On essaie au maximum de s’amuser car c’est le but : un jeu pur et doux.
Qu’est-ce que cela t’apporte dans ta pratique artistique ?
C’est comme une énergie qui circule, que je partage. Elle vient de mon intérieur. Je la renvoie vers l’extérieur. Elle se nourrit d’autres énergies et me revient en boomerang. Ça m’apporte un enrichissement humain incroyable du fait que mon activité au quotidien soit solitaire. Aussi, j’ai des capacités et un enthousiasme certain à accompagner l’autre, les autres, dans l’exploration de leurs sensibilités. C’est un endroit que j’aime beaucoup.
Récemment, tu as présenté Mangladi ton projet musical en solo lors d’une interview pour Muzzart. La musique occupe aussi une place importante dans ton univers artistique. À quel moment arrive-t-elle ?
En fait, la musique a toujours été là. Seulement, de part des raisons diverses et variées, je l’ai toujours dissimulée. Je me suis d’abord visibilisée en tant que photographe et, ces dernières années, je me visibilise de plus en plus comme musicienne mais elle a toujours été là.
Depuis petite, je fais de la musique seulement, pour moi, c’était plus naturel de me mettre derrière un appareil photo et de mettre en lumière les autres. Pour info, mon projet Mangladi sera en tournée au mois de juin du Sud-Ouest au Sud-Est avec des dates que l’on peut retrouver sur ma page Instagram.
Comment articules-tu ton quotidien artistique entre tous ces différents médiums ?
Question délicate… Je prends souvent la comparaison de la cuisine en disant que j’ai différentes casseroles sur les feux et je change de casserole en fonction de la température. Je laisse mijoter… C’est vraiment un jeu de jonglage. Il y aurait peut-être une autre image pour l’expliquer mais, plus ces pratiques deviennent fluides dans mon jeu personnel, plus j’ai de facilité à les réaliser, à les transmettre et plus elles communiquent entre elles. Ces dernières années, et en même temps, il y a trois domaines qui prennent davantage d’ampleur : le mouvement, l’image et la musique. Je commence à assumer des projets où ces trois domaines se nourrissent, des projets pluridisciplinaires où je ne dissocie plus les formes d’expression. Elles s’articulent entre elles.
Le mouvement, c’est quoi ?
Le mouvement, c’est la danse. J’explore depuis ces dernières années la danse contemporaine. J’ai réalisé un travail photo qui s’appelle Les corps sauvages qui tournait beaucoup autour du mouvement du corps et de mon mouvement en tant que photographe car le flou était très présent, comme dans les Barnez Kanpo. Mais ces dernières années, je l’ai beaucoup plus exploré de manière très consciente à travers la danse.
Dans les moments de création collective, j’amène aussi les participant·es à entrer dans un mouvement à travers la musique pour être pris en photo, mais aussi pour prendre en photo. Cela peut être des mouvements assez simples : avancer, reculer, lever les bras… et cela peut aussi être des mouvements dansés où je guide un mouvement puis on entre dans une danse improvisée mais je ne le nomme pas ainsi pour éviter de faire peur.
Est-ce que tu penses à de nouvelles formes d’expérimentation ?
Ce mois-ci, j’ai créé une association qui s’appelle Kameleoia, caméléon, en basque. C’est une structure qui permet la création, la production et la transmission de projets artistiques mêlant spectacles vivants et arts visuels. En résumé : forme hybride, approche sensible, expérimentale et pluridisciplinaire du monde réel. C’est une structure qui va me permettre de développer la multiplicité de ces projets dans les formes et les partenariats. Je finis par m’ancrer en tant qu’artiste pluridisciplinaire, avec des créations d’images, de musiques et de mouvements, plutôt qu’en tant que photographe.