Order 89 : histoires d’un after infini

Le quatuor post-punk Order 89 défend actuellement son second album sur les scènes européennes. Privés d’une release party d’envergure par la pandémie, on profite de la tenue imminente de son concert à domicile, ce vendredi 15 avril aux Vivres de l’Art, pour tenter de découvrir les secrets de la secte rock la plus cold de Bordeaux-Plage. 

Ce qui frappe immédiatement lors d’un concert d’Order 89, c’est cette ligne de front, portée par les quatre garçons, qui ne cesse de gagner du terrain sur son public, morceau après morceau. L’arrogance des cœurs, scandés comme les cris de ralliement d’un mouvement de guérilla, agrémente leur musique d’un geste belliqueux, dont on devinait l’embryon entre les microsillons de leur dernier album. 

« Ça vient du hardcore et de la culture des gang vocals » confie Flavien. Spontanéité live d’un atoll d’influences, convoquées là où on ne les attendait pas. Pour Luce, cette surenchère scénique est évidente : « L’album, on l’a écrit à distance, sans jamais être dans la même pièce. Forcément quand on le joue tous ensemble, il se passe quelque chose de plus ». L’ardeur de la scène et le tempo figé des boîtes à rythmes deviennent garants d’un axiome incendiaire : quand on ne peut pas jouer plus vite, on finit par crier plus fort.

D’abord éclaté entre Paris et Marseille avant de se recentrer à Bordeaux, Order 89 assume un dilettantisme essentiel, tant dans sa manière d’être que dans ses processus. Jules, dernier membre en date, admet avoir joué plus de concerts que de répétitions. À l’heure ou chaque groupe subit une injonction à se manager sur le modèle d’une start-up, je demande à Jordi ce qui se passerait pour eux s’ils décidaient de s’acheter une conduite rigoureuse : « Ce n’est pas dans notre démarche, on est dans une démarche instinctive, l’idée de répéter deux fois par semaine ça ne nous correspond pas. On ne va pas s’en cacher, on est des branleurs, ce qui a pour effet de fixer les choses dans l’instant T, toujours en espérant que ça le fasse. Le temps qu’on ne passe pas à répéter, on le passe à vivre des choses qui vont venir nourrir nos disques ». Luce d’enfoncer le clou : « Concrètement on a toujours tout fait à l’arrache et on s’en est toujours sorti, c’est à l’image de nos vies et c’est aussi la seule manière pour nous de produire quelque chose de sincère ». 

C’est d’ailleurs au cours d’afters qui n’en finissent pas que Jules fut recruté au sein de l’Ordre : « Ça nous est arrivé d’y jammer et d’être les plus créatifs à ce moment précis ». Luce souligne : « C’est aussi pour ça que Jules est entré dans le groupe, c’était évident on n’y a pas réfléchi plus de cinq minutes ». L’onirisme éclatant véhiculé par la musique des garçons émerge d’un principe dionysiaque, comme l’admet volontiers Jordi : « le chant en français s’est imposé à moi, parce qu’en after, quand tu commences à ne plus être en possession de tes moyens, tu finis par tomber, et à ce moment-là, tes rêves sont en français ». 

Jordi revient sur la manière dont le groupe aborde l’écriture d’un disque : « On a des impulsions individuelles. En général, l’un de nous compose une ligne, et puis on se la fait passer comme une bonne vieille MST et une fois que le morceau a assez voyagé, on peut le mettre sur un album. À la base du projet, c’est Flavien et moi qui proposons une base rythmique au morceau, à partir de là, Jules et Luce viennent se greffer de manière évidente, ça fonctionne comme un bâton de parole, chacun son tour ».  Ce processus leur permet de donner une véritable seconde vie au disque lors du passage à la scène :  « Les morceaux ne sont jamais vraiment fixés et continuent à évoluer en permanence. En ce sens, il y a des riffs qui peuvent être différents sur scène vis à vis des albums ».

Le post-punk, en 2022, est au sommet de sa hype, avec d’un côté le sang neuf insufflé par les orchestres de la Perfide Albion et de l’autre, un revival boîte à rythmes ponçant jusqu’à l’os les tropes goths et new wave des années quatre-vingt. Si les premiers sont taillés pour les SMAC et les festivals, les seconds nourrissent continuellement le circuit club européen, ratant bien souvent leur transition du studio à la scène.

Ces écueils, Order 89 s’en est préservé grâce à une période salutaire de recherche et de tâtonnement : « À la base, Order était un projet plus techno, voir EBM, et c’est quelque chose qui est resté ». Les influences du gang sont nombreuses, en résulte ce tableau musical convoquant la poésie d’un Noir Désir de hooligans, frappée par le rythme industriel d’une chaîne d’assemblage sur laquelle se construisent de petits cœurs en pièces détachées. 

L’équation personnelle de chaque musicien joue plus que jamais son rôle de brise-lames contre les vagues de tentations copiste-revivaliste. Pour Flavien : « Je viens de la techno, le coup des synthés et de la drum machine ça me tient à cœur. J’ai l’impression de mixer avec des musiciens devant. On est vraiment pile au milieu entre le côté club et live ». 

Luce élabore ensuite :  « Mes origines tziganes et manouches ont façonné mon jeu de guitare. Ça s’entend, c’est très oriental, dans mes choix de gammes. L’influence rock‘n’roll est contrastée par mon parcours plus flamenco. C’était l’enjeu de la new wave dans les années quatre-vingt, de mélanger des choses. Le grand drame du flamenco rejoint bien notre propos. Nous, pour qualifier notre musique, on a jamais parlé de post punk ou de new wave de nous-même, on n’est vraiment pas dans une logique de scène ».

Bordeaux est connue et reconnue pour sa scène rock à la prodigalité consanguine et dont le bastion reste le quartier Saint-Michel. Les Order 89 semblent plus attachés à leur Saint-Pierre de cœur, au sein duquel vous les retrouverez derrière un bar à servir des whisky-glace, ou derrière les platines à faire tourner des vinyles, acteurs de la nuit, en musique comme au charbon.

Pour Jordi et Luce, les choses ne sont pas prêtes de changer sur ce point : « Justement, on ne s’insère pas. Parce qu’on n’en ressent pas le besoin (…) Si on est pote avec des groupes, c’est parce que les mecs de ces groupes-là sont devenus des potes, et pas nécessairement en concert d’ailleurs. À Bordeaux ça va être Yoko ? Oh No ! et Videodrome principalement. On n’a pas envie de faire semblant de copiner avec telle ou telle personne parce qu’elle peut nous faire jouer plus souvent. On a nos potes qui ne gravitent pas tous autour de la musique et c’est une bonne chose ». 

Jordi se remémore ensuite ses premiers pas dans la musique, et les leçons qu’il en tire aujourd’hui : « Moi je viens plus de la scène post-hardcore à la base, j’étais bien plus jeune et on étaient tous de grands clichés, très sectaires et dans l’entre-soi. Aujourd’hui avec Order 89, on n’a aucune appartenance, aucune religion, aucune directive ». 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *