« Vulgariser l’histoire coloniale française » : rencontre avec Histoires Crépues

Rencontre avec Reha Simon et Seumboy Vrainom :€ qui portent la chaîne YouTube et média Histoires Crépues, ainsi qu’avec Mariam Benbakkar de Filles de Blédards. Un échange organisé à l’occasion de la projection du documentaire Nos statues coloniales au cinéma Utopia en juin dernier, dans le cadre de la Saison de l’Institut des Afriques avec Le guide du Bordeaux Colonial. On y évoque les enjeux liés à l’histoire coloniale française.

Crédit photos : Miguel Ramos

Le Type : Comment et pourquoi avez-vous créé vos plateformes respectives ? (Histoires Crépues, Marseille coloniale et Les filles de Blédards)

Seumboy Vrainom :€ : J’ai lancé Histoires Crépues au tout début de 2020, afin de vulgariser l’histoire coloniale française. Le concept est simple : expliquer cette période complexe de notre passé à un public qui souhaite en apprendre davantage sans avoir accès à beaucoup d’informations.

Nous avons choisi les plateformes Instagram et YouTube pour diffuser nos courtes vidéos informatives. Ensuite, j’ai rencontré Reha, qui est maintenant coproducteur et coréalisateur de la chaîne. Ensemble, nous souhaitons approfondir la question du racisme et aborder tous les aspects de l’histoire coloniale.

J’ai commencé à faire un petit buzz juste après l’histoire de George Floyd. À ce moment-là, je me suis dit « J’ai les moyens de faire en sorte que ça aille un peu plus loin que simplement faire des vidéos format vertical ».

Mariam Benbakkar : Étant artiste et photographe, je me sentais un peu isolée quant aux questions de représentation d’identités multiples. En discutant avec beaucoup de monde au sujet de cette thématique, j’ai rencontré Alexia Fiasco, également photographe. Nous avons ensemble fondé en 2018 le collectif Filles de Blédards. L’objectif était d’organiser des expositions présentant des personnes issues de l’immigration en France.

Il faut pouvoir montrer des choses complexes de manière simple.

Mariam Benbakkar

Au départ, il s’agissait d’expositions. Puis, afin de couvrir nos frais, nous avons organisé des soirées mêlant discussions, projection de films, etc. Nous avons toujours organisé des évènements pluridisciplinaires, ce qui nous a aidés à entrer en contact avec plusieurs artistes. De cette manière, j’en ai appris davantage sur Seumboy. Puis, on s’est « cyber rencontré », car notre travail n’est pas dans une visée élitiste ni complexifiante de la réalité. Il faut pouvoir montrer des choses complexes de manière simple.

Reha Simon : À la base, je ne suis ni militant, ni artiste, ni vidéaste. J’ai fait des études d’ingénieur aéronautique. En 2019, j’ai arrêté mon travail, j’étais au chômage. J’avais besoin de trouver un sens à mes actions. Au début, je n’étais pas forcément engagé dans la cause antiraciste. Plus tard, lorsque j’ai créé l’association Atelier 7, une résidence de création audiovisuelle démocratique, je me suis rendu compte qu’il y avait un problème de racisme dans ce milieu. J’ai préféré faire des choses sur le terrain. Ça me permet de pouvoir me renseigner en même temps.

Seumboy Vrainom :€ et Reha Simon au cinéma Utopia
Seumboy Vrainom :€ et Reha Simon. Crédit photo : Miguel Ramos

En quoi l’assassinat de George Floyd en mai 2020 a-t-il été un tournant pour Histoires Crépues ?

Seumboy Vrainom :€ : J’avais commencé à travailler sur ces sujets vers 2018. J’étais impliquée dans diverses organisations, notamment l’Association Décoloniser les arts, basée dans la région parisienne. Je participais également au mouvement Extinction Rebellion qui fait le lien entre écologie et colonialisme. Donc, j’avais abordé ces thématiques depuis quelques années.

À partir de 2020, alors que mes engagements bénévoles diminuaient, je me suis demandé si je pouvais partager mon savoir avec un auditoire plus vaste. Cela s’est produit par hasard, car les gens étaient plus ouverts à m’écouter et à regarder ma chaîne YouTube. Ensuite, il y a eu la Marche pour George Floyd, qui n’a pas déclenché ce projet, mais qui l’a plus largement exposé.

projection du documentaire Nos statues coloniales d'Histoires crépues au cinéma Utopia, Bordeaux
Crédit photo : Miguel Ramo

Comment fonctionnent vos projets et comment parler de l’histoire coloniale française sans « tabous », notamment dans les grandes villes ?

Seumboy Vrainom :€ : Pour s’organiser, on a des emplois du temps hyper chargés. Chacun essaye de jongler entre plusieurs activités, parce que ce n’est pas très rémunérateur. Il y a beaucoup de sacrifices, de mobilisation et d’autonomie pour arriver à raconter ces histoires. Et il faut avoir assez confiance en soi pour les partager et pour que les gens puissent apprendre des choses.

Par conséquent, je m’appuie beaucoup sur le travail déjà effectué par des associations ou histoirien·nes, comme le Guide du Bordeaux Colonial. On cherche les formes les plus simples et les plus efficaces pour toucher un plus grand public tout en restant précis.

Comment avez-vous pu financer le documentaire Nos statues coloniales ?

Reha Simon : Grâce à mon petit parcours en tant que créateur à l’Atelier 7, j’ai eu la chance d’être entouré de personnes qui ont déjà postulé au CNC Talent. Ces personnes ont une petite expérience dans le milieu du financement un peu « militant ». Puis, il y a aussi Seumboy, qui avait également eu des contacts avec le CNC Talent.

Seumboy Vrainom :€ : Le CNC Talent est une division du Centre national du cinéma (CNC), qui aide les créateur·ices sur Internet à mieux se lancer et se professionnaliser. Pour être admissible, il faut avoir au moins 10 000 abonnés sur YouTube, Instagram ou TikTok. Le CNC Talent nous a aidé car les thématiques que nous abordons sont des sujets peu abordés.

Actuellement, d’autres personnes nous aident à mieux structurer Histoire Crépues et à trouver d’autres sources de financement. Une fois, on a aussi fait un crowdfunding pour le documentaire. Néanmoins, le budget était très limité, par rapport à nos ambitions. En réalité, la production coûte beaucoup plus cher. La chaîne YouTube ne génère pas encore de revenus, surtout lorsqu’on produit du contenu très engagé politiquement.

Mariam Benbakkar : Nous, pour Filles de Blédards, on n’a jamais demandé ni reçu de subvention. C’est pourquoi on s’est lancées dans l’organisation de soirées. On a toujours mis en place des coproductions avec des lieux, qui nous permettaient de couvrir nos frais d’organisation. Mais ça ne nous rapportait pas grand-chose.

On n’a pas encore trouvé de modèle économique qui nous convient. Le monde de l’art, c’est vraiment un business ! L’art contemporain, c’est soit le business, soit une association sans but lucratif. Effectivement, avec Histoires Crépues, on tente de mettre au point un nouveau modèle.

Sinon, pour Marseille Coloniale, je suis toute seule. Le compte Instagram est une initiative totalement autodidacte. Les visites guidées sont entièrement bénévoles. Mes heures en archives sont aussi bénévoles. Je fais des demandes de résidence en tant qu’artiste  ; je passe par ce biais artistique pour avoir éventuellement des subventions pour faire de la recherche. Sinon, c’est à « perte totale ».

Combien de personnes travaillent au sein d’Histoires Crépues ? Et pour le documentaire ?

Reha Simon : Il y a Seumboy et moi, essentiellement. On fait aussi appel à des personnes autour de nous, des interprètes ou des collaborateur·ices , qui viennent nous aider. Par exemple, des monteur·euses spécifiques pour des vidéos plus longues. Pour ces personnes-là, on utilise l’argent qu’on a pu récupérer grâce aux financements.

Seumboy Vrainmo :€ et reha Simon au cinéma Utopia
Seumboy Vrainom :€ et Reha Simon. Crédit photo : Miguel Ramos

Mariam Benbakkar : Notre objectif est de rémunérer correctement nos collaborateurs et nos collaboratrices. Il ne faut plus perpétuer les systèmes injustes du milieu artistique ou culturel associatif. Les gars d’Histoires Crépues paient leurs intervenant·es à des tarifs dignes. C’est une éthique de travail pour nous, mais pas forcément pour le monde de la culture en général.

Y a-t-il eu des difficultés de diffusion auprès de certaines structures culturelles, notamment les salles de cinéma ?

Seumboy Vrainom :€ : Le documentaire est découpé en quatre parties, disponibles gratuitement sur YouTube. C’est pour que le plus grand nombre puisse le visionner. Nous ne produisons pas de contenus exclusifs. Si les utilisateur·ices paient, c’est simplement pour nous soutenir, et non pour avoir accès à un contenu réservé aux abonné·es.

Les informations sont déjà suffisamment difficiles à trouver sur ces sujets. Nous ne voulons surtout pas entrer dans une logique de rétention d’information. La diffusion dans les salles de cinéma est intéressante, parce qu’elle suscite réellement des discussions et un esprit de communauté.

Mariam Benbakkar : Dans mes recherches pour trouver des salles, c’est vrai que j’ai reçu des réactions très diverses. Parfois, les gens sont très intéressé·es et très ouvert·es, même s’ils ne connaissent pas le sujet. D’autres fois, on m’a dit que ce contenu était de la télé ou de YouTube, et qu’il n’avait pas sa place au cinéma.

Ce qui est important pour nous, c’est d’aller à la rencontre du public et d’organiser des discussions. Cependant, certaines personnes ne comprenaient pas l’importance de cette initiative. Même si ces cinémas se disent indépendants, il arrive qu’une vieille garde soit présente. Elle distingue une certaine « culture supérieure » d’une « culture inférieure ». Je crois que cela a entrainé certains blocages. J’ai eu beaucoup de réactions très hautaines.

Seumboy Vrainom :€ : En réalité, il y a une raison pour laquelle nous devions passer par les réseaux. C’est parce que nous ne donnons pas la place à ces sujets dans les espaces médiatiques traditionnels classiques. De toute façon, nous n’avions pas d’autre choix que d’utiliser les réseaux. Aujourd’hui, il y a la preuve que ça peut intéresser du monde, et on est contents de le défendre. Pour ma part, je suis fier de dire : « Oui, nous sommes des Youtubeurs, nous sommes sur Instagram, mais notre film est au cinéma ».

Crédit photo : Miguel Ramos.

Mariam Benbakkar : Certains cinémas m’ont recontacté après avoir constaté qu’on avait fait une projection à l’Assemblée Nationale, deux semaines plus tôt… Ils sont revenus immédiatement. Ils ont attendu une « validation » avant qu’on puisse entrer dans leurs salles. Ce double discours est assez drôle… Et ça, c’est plutôt élitiste.

Seumboy Vrainom :€ : Ceci dit, il y a des gens que ça intéresse, partout. Plusieurs cinémas d’art et d’essai, comme le cinéma Utopia à Bordeaux, nous ont très bien accueillis. C’est pour cette raison qu’on organise ce type d’évènements. En outre, avec la situation politique actuelle, il est important de se rassembler, de discuter et d’agir ensemble.

Il faut se retrouver entre personnes intéressées par ce sujet, sans forcément être militant·es. C’est encore plus important pour les personnes racisées, qui arrivent à se réunir lors d’évènements qui les concernent. C’est plutôt rare, je trouve.

Quels regards portent les jeunes générations sur le récit du passé colonial français et comment envisagez-vous votre rôle d’éducation sur ces sujets ?

Mariam Benbakkar : Les gens ignorent encore où se situe le Laos sur une carte. Et ne savent pas non plus que la France a colonisé plus de 117 pays. C’est grave… Nous vivons dans un pays qui se vante de son passé et qui enseigne cette histoire à ses enfants. Pourtant, on constate malheureusement que l’ignorance est grande : par exemple, plusieurs personnes en Afrique connaissent beaucoup mieux l’histoire coloniale française. Je pense que ce sont les enfants issu·es de l’immigration, qui deviendront les nouveaux garant·es de cette histoire.

Crédit photo : Miguel Ramos.

Reha Simon : Pour ma part, je fréquente beaucoup de personnes qui ne s’intéressent pas trop à ces sujets. Toutefois, en raison de ce qui se passe actuellement, ces personnes ont désormais un regard différent. Avec la possibilité de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, ils se disent : « Ah ! Quand même, on sait ce que ça représente ». Je regrette qu’on doive agir dans l’urgence plutôt que d’avoir le temps de planifier des actions.

Seumboy Vrainom :€ : Il y a quelque chose auquel j’ai beaucoup réfléchi dernièrement, l’expression : « J’aime la France ». Dire cette phrase est difficile de nos jours, car c’est un marqueur politique que l’extrême droite s’approprie !

Aujourd’hui, dire « J’aime la France », c’est afficher son appartenance au mouvement nationaliste. Pourtant, moi, j’aime les paysages français, j’aime les gens en France, car j’y ai grandi. J’ai regardé Gulli comme tout le monde et ma culture c’est celle du pays où je suis né. Toutefois, si je dis « J’aime la France », on croira que je souscris aux idées nationalistes françaises… Est-ce qu’on peut trouver des expressions qui véhiculent davantage des imaginaires non-nationalistes ? Aujourd’hui, pas vraiment. Comment faire pour changer ces perceptions-là ? Le travail est colossal !

Si vous deviez refaire une série sur ce sujet, quels supports choisiriez-vous, autre que les statues coloniales ?

Seumboy Vrainom :€ : C’est vrai qu’on s’est concentrés exclusivement sur le travail entourant les statues durant les deux dernières années et demie. À la fin des quatre épisodes, je propose un lieu en région parisienne appelé Jardin d’agronomie tropicale, anciennement Jardin d’agronomie coloniale.

Ce sont des éléments centraux de la colonisation ! Ils se situent à la fois en France métropolitaine et dans les colonies. Il y a là un autre « objet » à analyser qui englobe : la colonisation, les diverses colonies et la question du vivant. Par exemple, pourquoi consommons-nous tant de chocolat, alors que ce produit est issu d’une exploitation coloniale ? Les jardins agronomiques, d’acclimatation ou botaniques sont étroitement liés à ces expériences coloniales.

Seumboy Vrainom, Reha Simon et Dana Krouki présentent le documentaire au cinéma Utopia
Crédit photo : Miguel Ramos.

Mariam Benbakkar : À Marseille, j’ai cette idée folle de créer un lieu, qui serait un musée du monde colonial avec aussi un jardin. Par exemple, le quartier Roucas-Blanc, ne compte que des villas et des bastides d’armateurs coloniaux avec des jardins botanique. Ces endroits sont magnifiques pour célébrer les cultures qui ont été apportées en France par la colonisation. Il y a des murs partout, il faut donc apprendre à mieux les exploiter !

Par ailleurs, un exemple pour sortir de la « statue », c’est la fresque murale. En France, on a plutôt tendance à vouloir « patrimonialiser les villes ». On repeint constamment les graffitis et on utilise des teintes monochromes… La peinture murale est extrêmement puissante, elle peut véhiculer des messages politiques intéressants. Pourquoi ne pas demander aux artistes de créer de grandes toiles urbaines et de raconter des histoires ? Cela me semble être une excellente idée ! Nos villes ont besoin de plus de couleur et de contenu sur leurs murs.