Le mardi 28 septembre, Bordeaux Open Air organise une conférence et un open-air au pied de la Cité du Vin, avec Jennifer Cardini et Cornelius Doctor. Une table-ronde introduira l’événement, qui explorera les liens entre musiques, du vin et des sexualités, en compagnie de Fabrizio Bucella (physicien et professeur d’œnologie), François Richard, (chargé de prévention au Comité d’Étude et d’Information sur la Drogue et les Addictions), ainsi que Jennifer Cardini, DJ, productrice et fondatrice du label Correspondant. En amont de l’événement, on se penche sur le thème de la table-ronde. Retrouvez la table-ronde en direct sur la page Facebook de Bordeaux Open Air dès 19h00.
L’art de faire la fête souffre de nombreux stéréotypes – notamment en ce qui concerne l’alcool. Qu’en est-il vraiment ? Entre les grands noms de la musique qui ne boivent plus d’alcool, les artistes qui prônent une fête éco-responsable comme Simo Cell, et les sober parties qui fleurissent, il est temps de s’interroger sur nos pratiques. En effet, l’amalgame est rapide : les jeunes sont généralement associés à la consommation d’éthanol, qui plus est dès lors qu’on parle de musiques électroniques.
Pour autant, le milieu de la fête ne réfléchit-il pas à des alternatives ? La libération des mœurs, et de la sexualité, à l’heure où la vague #musictoo est autant libératrice que nécessaire, a-t-elle un lien avec l’ivresse ? Quels liens entre musique, sexe et vin ? Doit-on également penser les avancées dans ces trois domaines à travers le même prisme que la fête ? Peut-on imaginer que la biodynamie et le vin nature influent sur notre manière de faire la fête ? La sexualité des fêtards modifie-t-elle notre perception de la fête ?
Musiques et vins, quel assemblage ?
Né à Milan, Fabrizio Bucella est physicien, docteur en sciences, sommelier, entre autres. Il enseigne également l’œnologie et la technique de la dégustation. Nous voulions donc nous tourner vers lui pour tenter de percer l’accord musiques et vins. Existent-ils des cépages plus adaptés à la disco, à la house, ou à la techno ? Quid de la bass music ?
De prime abord, nous nous sommes dit que la musique et le vin, ou l’alcool, nous semblait bien éloigné pour tenter de les rapprocher selon des liens plus ou moins logiques. Mais finalement, c’est exactement ce qu’il nous a semblé juste de demander à Fabrizio Bucella compte tenu de son parcours et de ses recherches. Alors on lui a demandé d’emblée si selon lui il était possible d’accorder musiques et vins, à l’image d’un restaurant gastronomique.
Ils ont préféré le vin rouge avec la musique rapide et le vin blanc avec la musique lente.
Fabrizio Bucella
Il nous explique : « L’idée générale est qu’un mode sensoriel (ici l’écoute de la musique) influence un autre mode (la dégustation du vin) ». Jusque-là tout le monde est d’accord, c’est après que les Romains s’empoignèrent. Certains spécialistes prétendent par exemple que les musiques puissantes s’associent aux vins puissants et les musiques légères aux vins légers. Cela a été publié dans la littérature scientifique. Si vous écoutez le « O Fortuna » de Carmina Burana (Carl Orff) spontanément, on l’associerait à un vin rouge. La musique est décrite comme puissante et intense et s’apparie « naturellement » avec un vin rouge tannique. Si par contre on prend le morceau intitulé « Poules et coqs » du Carnaval des animaux (Camille Saint-Saëns), spontanément on le combinerait avec un vin blanc. Plus généralement, la littérature insiste sur l’association entre rythmes rapides (par exemple « Poules et coqs ») et vins blancs, et rythmes plus lents (par exemple « O Fortuna ») et vins rouges. Tout ceci semble logique. Nous avons reproduit l’expérience avec mes étudiants, sans leur dire ce que préconisait la littérature scientifique. Bardaf (c’est du belge), ça n’a pas loupé, ils ont préféré le vin rouge avec la musique rapide et le vin blanc avec la musique lente. Nous venions de réaliser une expérience à l’encontre de la littérature scientifique, ce n’est pas si rare, mais il y a une suite à l’histoire. Juste après l’expérimentation, les étudiants l’ont commentée. En vérité, ils avaient bien subodoré que Carmina Burana était prévu pour le vin rouge et ils trouvaient cela normal « avant » de réaliser l’expérience, c’est-à-dire en écoutant la musique « sans » boire le vin, en imaginant la perception. Quand ils ont bu le vin, ils trouvaient que la musique le rendait en fait trop lourd. C’était un accord en phase si vous voulez, mais le renforcement était trop fort. Par contre, la musique légère rendait le vin rouge plus léger. C’était un accord en opposition, plus adéquat. »
On comprend qu’il est possible d’essayer d’accorder les musiques et les vins, mais selon quels critères ? Est-ce vraiment personnel ? Comme toujours, on imagine que c’est une affaire de goûts et de couleurs. Peut-on imaginer une expérience mêlant musique et alcool ? Y a-t-il des alcools qui pourraient se prêter plus facilement à un genre musical ? Des cépages fonctionnent-ils mieux pour des styles de musique ? Fabrizio Bucella poursuit ses explications : « Il se trouve que je dirige un séminaire scientifique sur l’évaluation sensorielle à l’Université libre de Bruxelles et, depuis deux ans, nous travaillons sur les associations entre vin (et bière) et musique. Cette année, nous avons travaillé avec un spectre plus large, par exemple avec des musiques consonantes et dissonantes, que mes étudiants avaient créées pour l’occasion. Alors que les fréquences d’un intervalle constant peuvent être résolues par les neurones du système auditif, la plupart des fréquences d’un intervalle dissonant sont trop proches pour être résolues. Ces fréquences non résolues interfèrent l’une sur l’autre, entraînant la perception d’une rugosité qui indique une dissonance. Notez que la préférence pour la consonance ne semble pas être un phénomène appris. Plusieurs études ont indiqué que les bébés naissent avec une préférence innée pour la consonance plutôt que pour la dissonance, malgré les stimuli auditifs prénataux. L’expérience sensorielle (vin rouge et musiques dissonantes et consonantes) a montré que les participants préféraient le vin rouge avec la musique dissonante que la musique consonante. Le fait peut surprendre a priori, mais il est cohérent avec la littérature scientifique. Plusieurs études ont montré l’effet positif de la dissonance sur les capacités cognitives, le cerveau n’étant pas accaparé par la musique, comme il le serait avec une musique consonante. »
Mais alors, la question qui nous taraude avec tout cela, l’ivresse tient-elle une place importante dans l’appréciation de la musique ? Là encore, le chercheur nous éclaire : « Cette affaire de lien entre le vin et l’ivresse préoccupait déjà les anciens. Le grand Platon lui-même en faisait une maladie. Il voulait boire, tout en évitant l’ivresse, ou du moins en l’évitant pour les plus jeunes, c’était une conception assez moderne. D’un point de vue scientifique et sans que l’effet soit totalement bien compris, on suppose que la molécule d’éthanol, en se fixant sur les récepteurs du GABA, principal neurotransmetteur du système nerveux, inhibe la noradrénaline et la sérotonine. Ces neuromodulateurs ont un effet stabilisant sur l’attention et la vigilance (noradrénaline) ainsi que l’humeur et l’émotivité (sérotonine). Les neurotransmetteurs du GABA relâchent (un peu) de dopamine et d’endorphine, provoquant une petite analgésie locale et une sensation de bien-être. En d’autres termes, toutes les tâches perceptives sont affectées, dont celle que vous évoquez, la perception croisée d’un vin en présence de musique. Nous avons également travaillé sur le phénomène qui se déroule dans une boîte de nuit, où l’on boit certes moins de vin, mais autant d’éthanol (si pas plus). La perception est totalement modifiée, à la fois par le manque de lumière ou l’abus de lumière ultra-violette et stroboscopique, la musique très forte, surtout les basses vibrantes, et bien entendu l’ingestion de substances psychotropes, en premier lieu l’éthanol, et donc l’ivresse qui lui est associée. La simple perception de l’espace en est tellement modifiée, que les endroits apparaissent plus grands et plus vastes qu’ils ne sont. Faites l’expérience de visiter une boîte de nuit en journée, à jeun, elle vous semblera assez quelconque en vérité, un ou deux parallélépipèdes, un vestiaire, deux escaliers, les toilettes et c’est tout. Nous avons appelé cette distorsion de la perception spatiale « l’architecture de la boîte close ». Aussi étrange que cela puisse paraître, le concept de la « boîte de la nuit » est assez récent, il date des années 1960 en Italie. Sans modification sensorielle, elles seraient toutes faillies. »
Musiques et sexualité, quel cocktail ?
Poursuite de la réflexion globale avec cette fois-ci les liens entre sexualité et alcool. Nous nous sommes demandés si la libération des mœurs et de la sexualité, parfois liée au microcosme festif, car ils peuvent créer des opportunités (atmosphère, autrui, alcool), a augmenté les comportements à risque ? François Richard, éducateur spécialisé et chargé de mission prévention au Ceid Addictions à Bordeaux, nous explique : « La fête existe dans toutes les sociétés et toutes les cultures et ce depuis la nuit des temps, il y a donc une nécessité, un besoin naturel des êtres humains à faire la fête. De plus, les psychotropes accompagnent presque systématiquement ces moments. Le contexte social et culturel joue énormément dans la façon dont les gens font la fête. On ne fait pas la fête dans une petite ville des Landes en 1989, dans un club en Belgique dans les années 2000, ou dans une forêt du nord de la Sibérie actuellement. Les codes sociaux et les transgressions ne sont pas les mêmes. Les produits consommés non plus. Dans nos sociétés occidentales orientée vers un individualisme parfois forcené, il y a des injonctions à consommer qui se rajoute à des injonctions de performance, ce cocktail crée ce que certains auteurs ont qualifié de société addictogène. La disponibilité des produits liée à internet et aux réseaux sociaux favorise également l’accès et donc l’usage. »
Lorsqu’on demande à François Richard quels sont ces comportements à risque, celui-ci détaille : « Une des raisons essentielles de la fête est de dépasser, transgresser les codes sociaux existant dans chaque sociétés, de servir de soupape aux contraintes. Les substances permettent ce lâchage, cette désinhibition recherchée. Mais il est toujours compliqué de maîtriser les dosages et les conséquences associées. D’où les débordements… Il existe deux types de dommage, ceux liés à l’intoxication aiguë : la perte de contrôle, les violences, les accidents, la victimisation, et l’over-dose. Chaque élément pouvant amener à des conséquences plus ou moins dramatiques ; et ceux liés à une intoxication chronique qui va provoquer en fonction des substances diverses pathologies (addiction, cancers, maladie cardiovasculaire…) ».
En ce qui concerne la prévention, François Richard explique : « L’alcool, du fait de son statut légal, de sa disponibilité, et de ses effets extrêmement efficaces, reste le produit le plus utilisé dans le cadre festif. Donc il est responsable de plus de dommages. Les drogues illégales sont de plus en plus associées à de l’alcool et leurs effets se conjuguent parfois de façon très délétère, en fonction des pharmacologies propres à chaque substance. Pour éviter de passer pour un vieux réac il faut se placer du côté de l’usager, écouter ce qu’il a dire, s’intéresser à ses motivations de consommation, s’appuyer sur l’analyse des dommages qu’il perçoit éventuellement de sa consommation, et lui donner des outils pour réduire ces risques et s’il le souhaite dans un second temps l’invité à réfléchir sur cette consommation. C’est ce que nous faisons avec Hangover Café. »
Et parlant de fête, nous avions besoin d’un regard éclairé, d’une expérience des clubs autour du monde. C’est avec Jennifer Cardini que nous avons ouvert le débat autour des sexualités et de la fête puisqu’elle fait preuve d’un engagement constant pour la communauté LGBTQIA+. Avec quinze années de carrière derrière les platines et des dj sets dans les meilleurs clubs du monde comme le Panorama Bar à Berlin, De School à Amsterdam, le Lux à Lisbonne ou encore le Good Room à New York, mais également une casquette de D.A. à travers son label principal Correspondant et son plus expérimental Dischi Autunno. On a voulu questionner le rapport à la fête post-covid, essayer de comprendre comment nous pouvions rendre les lieux de fêtes plus sûrs mais également comment repenser les rapports répressifs envers la jeunesse.
Pour cela, nous avons d’abord demandé s’il est aujourd’hui nécessaire de prescrire une fête responsable ? A ce propos, Jennifer nous indique qu’il « est difficile de dire aux jeunes comment ils doivent se comporter, c’est aux organisateurs de fournir un maximum d’informations. Les clubs doivent faire un vrai travail avec leurs équipes qui gèrent la sécurité, notamment au niveau de la gestion des problèmes qui peuvent survenir. Ils doivent prendre conscience qu’ils ont en charge la sécurité des personnes également, non pas que du lieu. On doit également faire un travail important sur le respect des personnes LGBTQIA+ et des personnes queer. On doit également apprendre à gérer les gens qui ne se sentent pas bien. Il y a des situations qu’on a encore du mal à gérer. L’information c’est important, et d’ailleurs je trouve que le fait de pouvoir tester ses drogues c’est très bien, je suis pour !
Pour ma part, il faudrait envisager la légalisation car économiquement, on s’y retrouverait, cela permettrait d’investir plus d’argent dans la prévention, à l’image du Portugal et des Pays-Bas. On a une politique de répression en France et non de prévention. Pendant la pandémie, il n’y a pas eu de discussion avec les acteurs de la scène pour trouver des solutions, et ce même à un niveau culturel plus large. La culture a été oubliée durant la crise. Cela soulève une question : quelle jeunesse ont-ils envie d’avoir ? On aurait pu faire des choses, créer des espaces ouverts et à disposition ! Pourquoi n’y a-t-il pas de dialogue ? Il n’y a aucune volonté de le faire de la part du gouvernement mais ils font du techno washing à l’Elysée. C’est aberrant. »
Mais alors, quels conseils peut-on donner pour une fête plus responsable aux fêtards ? Et aux organisateurs ? Et aux djs ? Jennifer Cardini explique que « beaucoup de personnes ne voient pas que la société change et qu’ils ne peuvent plus continuer leur carrière de star sans intégrer les femmes, les personnes queer, LGBTQIA+ ainsi que les personnes issues de minorités. La scène tourne en vase clos.
La jeunesse l’a bien compris et je me sens plus à l’aise avec eux : la société change et il faut se bouger à tous les niveaux. Les programmations des clubs, des festivals, on voit bien qu’ils invitent souvent les mêmes djs, les mêmes personnes, et ce sans ouverture. Il n’y a pas de jeunes ni de minorités représentés. »