Les nuits bordelaises, par Alexandre Auché (Zoobizarre)

Lieu indépendant et alternatif, à la croisée des genres et réunissant bon nombre d’artistes de la scène internationale, le Zoobizarre ouvrit ses portes en 1997 et marqua de son empreinte la scène musicale, artistique et nocturne bordelaise. Avant-garde électronique, rock indé et performances expérimentales aux formes variées faisaient résonner les murs de ce qui fut l’un des premiers lieux associatifs nocturnes à Bordeaux. Son fondateur, Alexandre Auché (qui vit aujourd’hui à Montréal où il est directeur artistique de la SAT), nous raconte ce club emblématique et précurseur qui agita les nuits bordelaises entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000.

Les nuits bordelaises est une série d’articles dédiée à celles et ceux qui façonnent la vie culturelle nocturne à Bordeaux. Gérant·es de clubs, promoteur·ices d’événements, activistes de la nuit : ils et elles partagent leur vision sur l’évolution des nuits bordelaises et sur la scène artistique locale.

Le Type : Le Zoobizarre a ouvert ses portes au milieu des années 1990, peux-tu nous raconter comment est né ce projet ?

Alexandre Auché

Dans les années 90 je trainais souvent au Jimmy, le club rock emblématique de Bordeaux, j’ai aussi travaillé au Grand Phylloxéra, un resto-café associatif pour les artistes de la scène alternative, autant en musique, littérature que cinéma. Malheureusement ils ont fini par fermer, créant un manque de lieu sur Bordeaux.

À l’époque, je jouais également dans un groupe, et lors de nos tournées, on a découvert des lieux marquants en France ou en Belgique (comme Pezner ou Magasin 4). Ça m’a donné envie de monter un endroit plus hybride, avec des alternatives sur d’autres formes de créations, des expos décalées, des concerts de musique électronique, de rock expérimental, de musique industrielle ou de free jazz. Nous avions envie de jouer sur différents formats d’expression, différents styles.

Nous avons repris un ancien magasin d’électroménager que l’on a transformé en petite salle de spectacle indépendante, sans trop de moyen, avec beaucoup de bonne volonté.

Alexandre Auché

Qui était à l’initiative du projet et comment s’est-il concrétisé ?

C’était un projet collectif, une association loi 1901. Nous avons repris un ancien magasin d’électroménager que l’on a transformé en petite salle de spectacle indépendante, sans trop de moyen, avec beaucoup de bonne volonté.

La programmation a commencé par des petits évènements underground. Le public a suivi rapidement et les profits réalisés ont été réinvestis dans des rénovations majeures (escalier, scène, etc.) pour en faire une salle aux normes. Nous avons alors eu accès à plus d’artistes de la scène internationale, ce qui a permis d’étoffer la programmation.

L’entrée du lieu était un hall-vestiaire que l’on avait transformé pendant un moment en galerie d’art et en petit magasin de disques et livres indépendants. En suivant se trouvait le bar et au sous-sol la salle de concerts, petit club de 150 places. Le format nous a permis de tester plein de projets différents. C’était vraiment un lieu d’expérimentation pour des gens qui avaient soif d’art et de contre-culture.

J’aime beaucoup les endroits à taille humaine, ils permettent une prise de risque artistique et une proximité avec le public.

Dj Vadim au Zoobizarre

Justement comment fonctionnait le club, quelle était sa programmation ?

Nous avons commencé avec une programmation plutôt axée sur le post-punk, la new wave, le rock expérimental, le free jazz (Jean-Louis Costes, Gallon Drunk, Lydia Lunch, Herman Dûne, The Ex, The Hives…). Progressivement la musique électronique s’est imposée avec des artistes de labels comme Ninja Tune (Dj Vadim, Amon Tobin), Mego (Pita), Warp (Antipop Consortium) ou Reflex, le label d’Aphex Twin.

Des évènements réguliers étaient aussi programmés par d’autres collectifs comme Ubahn (disquaire indépendant relié à la scène industrielle et techno), Koffee Beatz, MA ou 80’s Sucks, qui a d’ailleurs repris l’endroit pendant un temps à la suite du Zoobizarre, mais aussi des sessions de cinéma expérimental avec les Chercheurs d’Ombre…

Aujourd’hui, j’ai l’impression que sur Bordeaux l’IBOAT est dans la continuité de ce que l’on proposait à l’époque en matière de programmation, d’esthétique musicale.

Pita (Peter Rehberg) du label Mego au Zoobizarre

Comment êtes-vous passés de l’organisation de soirées de temps en temps à de la programmation régulière de groupes et d’artistes ?

Grâce aux aides de la ville de Bordeaux, le lieu s’est « professionnalisé ». Nous sommes devenus la salle des cultures alternatives de la ville, avec une certaine reconnaissance, ce qui nous a permis de faire des évènements plus importants, hors les murs, à la Base sous-marine ou au CAPC, le musée d’art contemporain.

Au bout d’un moment, le lieu s’est créé une bonne crédibilité, en France et à l’étranger. Les agents ont commencé à nous contacter et nous inscrire sur leur routing de tournées. Nous avons pu inviter de plus en plus d’artistes de la scène internationale et nous constituer un bon réseau.

Quelle était l’identité du Zoobizarre, sa raison d’être ?  

Le maître mot c’était : underground ! C’est peut-être un mot un peu galvaudé aujourd’hui mais à cette époque nous étions vraiment dans cette idée de cultures émergentes, souterraines. Il y avait aussi une forte communauté derrière le projet, car il fonctionnait sous forme d’association, avec des cartes d’adhérent·es notamment.

En matière de programmation ça tournait toute la semaine, les weekends ? Qui était votre public ?

Plutôt jeune, entre 18 et 35 ans. Des fans de musique, des artistes, des étudiant·es en arts. Nous étions assez proche de l’école des Beaux-Arts avec qui nous avons collaboré quelques fois.

Le lieu était ouvert uniquement si nous avions des spectacles ou des soirées. Ça pouvait être du dimanche au dimanche ou fermé pour plusieurs jours. On ne s’imposait aucune règle, car on ne sortait pas au Zoobizarre comme dans un club régulier.

Le public venait au Zoobizarre sans savoir ce qui allait s’y passer, mais il savait que cela allait être une expérience

Alexandre Auché

La salle a donc pris une dimension internationale et est devenue une référence en France avec le passage de groupe comme Animal Collective, Antipop Consortium, Amon Tobin, ou même de Justice, venu au Zoobizarre en DJ set. Comment avez-vous réussi à donner cette dimension au lieu ?

Grâce aux artistes et à l’état d’esprit de l’endroit. Nous n’avons jamais dérivé vers des aspirations commerciales. Nous sommes toujours resté·es dans une ligne artistique expérimentale et indépendante. Le public venait au Zoobizarre sans savoir ce qui allait s’y passer, mais il savait que cela allait être une expérience comme par exemple un show de Jean-Louis Costes (artiste-performeur des plus radicaux, ndlr) !

J’avais aussi créé des liens avec d’autres lieux en France, comme le Batofar et Mains d’œuvre à Paris, le Confort Moderne à Poitiers, le Lieu Unique à Nantes… On s’aidait beaucoup entre nous, ce qui a permis d’organiser des tournées. J’aimais bien la communauté des programmateur·ices français·es.

Peux-tu nous raconter quelques évènements du Zoobizarre qui ont marqué ta mémoire ?

La dernière soirée du Zoobizarre, décadente avec les murs tagués en rose. Le système de son qui a lâché pendant le set d’Amon Tobin à cause de la chaleur, il y avait trop de monde ! La première soirée du label Ed Banger en dehors de Paris avec Justice, Busy P et Some. Cette rencontre fut très forte, ce sont devenus des amis que j’ai reprogrammés plusieurs fois à Montréal. Le passage d’Animal Collective qui à l’époque commençait à peine à être connu. Antipop Consortium qui ont enregistré le son du compteur d’eau pour le sampler sur un de leurs albums (Arrhythmia, ndlr). Le concert de Gonzales accompagné par Feist et Peaches, à qui on a offert un gâteau d’anniversaire sur scène. Il y a eu tellement de soirées…

Quelle relation le Zoobizarre entretenait avec son terrain de jeu, Bordeaux ?

Petit à petit, nous sommes sortis de la cave du club pour aller faire des évènements de plus grande envergure. Par exemple nous avions organisé en collaboration avec l’école des Beaux-Arts une grosse exposition d’œuvres en sérigraphie Hôpital Brut avec le collectif d’arts graphiques Le Dernier Cri, mais aussi un mini festival au CAPC en collaboration avec les amis du musée « les entrepôts électro » avec D.A.F., Kid Koala, DMX Crew, Jeans Team.

Certains évènements que nous avons produits à la Base sous-marine (cellule 5) ou au TNBA ont été réalisés dans le cadre du festival Nov’art, un festival organisé par la ville (des évènements un peu partout dans Bordeaux). Nous nous étions occupés d’une partie de la programmation musicale avec ses artistes comme Ryoji Ikeda, Alva Noto, Gonzales, Feist, DJ Hell, Amon Tobin, Robot in Disguise, TTC. Je peux dire que la ville nous a bien soutenus.

Quels étaient tes rapports avec les pouvoirs publics en ce sens ? As-tu rencontré des difficultés dans la gestion du club ou au contraire en quoi cela vous a-t-il permis d’avancer ?

Notre relation avec la ville de Bordeaux s’est assez bien passée, ils nous ont aidés quasiment dès le début du projet. Monsieur Ducassou (décédé depuis) qui était le chargé de la culture était vraiment quelqu’un de compréhensif. Nous n’avons jamais eu de gros financements mais la ville nous a soutenu pour les travaux et des petites subventions au fonctionnement.

Les subventions dans le milieu culturel bordelais ont toujours été un gros sujet. Peut-être que ça a changé, mais à l’époque ce n’était pas facile. Côté contraintes le plus gros problème a toujours été les nuisances sonores auprès du voisinage. Étant un lieu installé dans le centre-ville dans un immeuble d’habitation, ce n’était pas facile tous les jours.

O.Blaat

Au tout début ça a failli péricliter à cause de ça, non ?

Oui, c’est vrai ! Au tout début ce n’était pas évident mais on était assez punk quand on a ouvert le lieu, en mode : « ok, on met du son, c’est parti ! ». Avec le temps et des moyens, nous avons pu faire des travaux d’insonorisation, des mesures acoustiques. Nous avons préservé au mieux nos voisins.

Après la fermeture en 2004, tu as quitté Bordeaux, qu’as-tu fait après ? Je crois que le Zoobizarre a traversé les frontières !

Je me suis installé à Montréal début 2005 et j’y ai rouvert le Zoobizarre. Le club était situé dans une fausse cave en pierre au deuxième étage d’un immeuble dans le local d’une ancienne crêperie bretonne. Mythique et kitch à souhait. J’ai également organisé, entre autres, les premiers shows de LCD Soundsystem et M.I.A, programmé les artistes du festival MEG avec mon acolyte Alexandre Lemieux, monté une scène au festival Osheaga, organisé des tournées pour des artistes français en Amérique du Nord (Kap Bambino, Yuksek, Brodinski…), produit beaucoup de spectacles de musique électronique (Justice, Metronomy, M. Oizo, Flying Lotus…).

En passant de Bordeaux à Montréal quelles ont été les principales différences rencontrées d’une ville à l’autre ?

Les deux villes sont très différentes, mais l’esprit du Zoobizarre est resté le même. Du défrichage artistique pointu sans vraiment de concession. On a réussi à créer une communauté autour du lieu assez rapidement. Les gens m’en parle encore même si l’endroit est fermé depuis 2009 (évidemment à cause des plaintes de bruit). Il y a des problèmes universels dans le monde de la nuit.

En quoi ton expérience du Zoobizarre t’a amené à ce que tu fais aujourd’hui à la SAT (la Société des Arts Technologiques, centre d’arts hybride de recherche dans les arts numériques et d’expression artistiques et musicale, ndlr) à Montréal en tant que directeur de la programmation ?

J’ai appris le métier de programmateur en le faisant. Toute mon expérience acquise me permet maintenant d’avoir une vision globale de ce métier et de pouvoir proposer des spectacles ou des expériences originales et créatives au sein d’une institution comme la SAT. J’y travaille comme directeur de la programmation. J’essaye de ramener le même état d’esprit que j’avais à l’époque du Zoobizarre : une programmation pointue et des expérimentations.

La SAT est un centre d’art numérique avec un dôme de projections immersives pour des expériences sensorielles audio et vidéo assez uniques, une salle de spectacle de 1000 places, un café, un restaurant, un centre de recherche, des formations, des résidences d’artistes, une webradio (Shift Radio).

Quelles évolutions esthétiques ou musicales perçois-tu en ce moment ?

Je trouve que la musique électronique a pris de plus en plus de place ces dernières années. Il y a une belle scène underground qui s’est développée avec beaucoup d’expérimentations. J’aime beaucoup les programmations de festival comme Dekmantel à Amsterdam, Sonar à Barcelone, Making Time à Philadelphie, Unsound, Mutek… Leur programmation est très pointue mais avec un esprit hédoniste.

Une nuit au Zoobizarre.

Comment la scène nocturne a évolué selon toi ?

Aujourd’hui, au-delà de la qualité artistique qui est indéniable pour plein de musicien·nes, il y a aussi une prise de conscience de l’environnement direct du public qui participe aux évènements. Je trouve que c’est un gros changement plutôt salutaire. Avoir un système de son de haute qualité, un design épuré et immersif, des safe space, des organismes et une politique contre le harcèlement permettent au public d’avoir une belle expérience dans un espace sécurisé.

Les pratiques changent, des études montrent que les jeunes sortent de moins en moins… Y-a-t-il encore de la place pour des projets culturels nocturnes alternatifs ?

On est toujours dans un renouvellement perpétuel avec la musique, ça fonctionne par cycle. Après la Covid-19 où tout le monde a été frustré, ici à Montréal on a vécu une euphorie totale. Les gens sont sortis dans les soirées comme jamais. Il y a de plus en plus de nouveaux collectifs qui organisent de supers évènements. C’est plutôt excitant.

Moins de lieux, plus de collectifs ?

Oui et non, Montréal a toujours eu une culture des évènements pirates. Il y a beaucoup de frustration à cause de l’heure de fermeture des clubs à 3 heures du matin, alors des collectifs louent un entrepôt, montent un bar et créer leurs propres soirées qui ferment en général beaucoup plus tard que les lieux officiels. Ces dernières années il y a eu pas mal de très bons collectifs qui se sont créés comme Homegrown Harvest, Exposé Noir, Re:Union, Isotone. 

Il y a toujours autant d’artistes intéressant·es, toujours plein de cultures de marge à explorer.

Alexandre Auché

Penses-tu qu’un lieu comme le Zoobizarre pourrait ouvrir aujourd’hui ?

Monter un endroit implique beaucoup de contraintes. À l’époque, on a pris un local, on a foncé tête baissée. Je pense qu’on a eu de la chance. Honnêtement, je ne sais pas si le refaire maintenant marcherait de la même façon. Pour nous, l’expérience aurait pu durer deux ans et s’arrêter. C’est difficile de le faire sans argent et surtout dans un centre-ville. Ça, je pense que ce ne serait plus possible. En tout cas, il y a toujours autant d’artistes intéressant·es, toujours plein de cultures de marge à explorer et donc de la place pour faire un lieu de contre-culture dans une ville.

Les autres épisodes de la série Les nuits bordelaises sont disponibles :

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