«C’est ma première interview en face à face» lâche Kayo, attablé à une terrasse ensoleillée avec un demi-pêche, à deux pas de l’arrêt de tram Hôtel de Ville à Bordeaux. Malgré le fait que ce soit une première pour lui, le rappeur/beatmaker, casquette vissée sur les dreadlocks et t-shirt soigné, se révèle plutôt à l’aise dans l’exercice, comme s’il affrontait tout avec un flegme naturel qui le rend serein dans n’importe quelle circonstance. On comprend maintenant pourquoi pour son nom de scène, après Kayo, il ait choisi d’apposer « The Chillin’ Champ », le champion du chill… Résultat ? Une discussion à la cool d’un peu plus d’une heure, durant laquelle il est revenu sur son parcours, des premières scènes avec les Worldwide Kids, en passant par les instrus pour Nekfeu et L’Entourage, jusqu’à la sortie de son premier EP solo, le très bon Twenty Five, dévoilé le 25 août dernier.
Crédit photo : Valentin compagnie
L’odyssée de Kayo dans le rap commence assez jeune. Alors que ses parents sont plutôt branchés soul et musiques africaines, ses sœurs écoutent du R&B, et son frère du rap US. Sauf qu’à une époque que les moins de 20 ans ne connaissent pas, internet n’en est encore qu’à ses balbutiements. Et le seul moyen de mater des clips de rap à ce moment-là, c’est d’avoir le câble. Heureusement, plusieurs potes de son grand frère l’ont, enregistrent les clips de « One more chance » de Notorious B.I.G. et « The world is yours » de Nas («mon rappeur préféré pendant longtemps») sur des cassettes VHS, et leur filent pour qu’ils puissent aussi en profiter sur le magnétoscope de leur maison, à Canéjan.
Plus tard, alors qu’il va au collège de Gradignan, c’est son grand frère qui jouera à son tour le rôle de prescripteur pour les autres en téléchargeant des albums entiers sur le logiciel Soulseek, en les filant à ses potes. Parfois contre de l’argent : « on gravait les CD, on imprimait les pochettes des albums, on les mettait dans des boîte CD, et on les vendait aux potes… Quand mon frère téléchargeait sur Soulseek, j’avais l’impression que c’était un pirate informatique » se marre Kayo. Un business à la fois lucratif et éducatif, puisqu’il se met alors à écouter tous les grands noms du genre : Gangstarr, Mobb Deep, Dr Dre, N.W.A, Snoop Dogg… En parallèle, son frère fait le DJ dans des soirées en passant du son sur des platines. Et entre deux représentations, il laisse le jeune Kayo se faire la main dessus.
un jour, il propose ses prods à un pote qui rappe, Kool A. Banco : son pote kiffe ce qu’il fait
À la fin du lycée à Talence, ce n’est pas son frère, mais son cousin qui le laisse cette fois-ci utiliser sa MPC 2000, le célèbre sampleur utilisé par Kanye West, Dr Dre et autres RZA pour composer leurs prods. Le rêve pour l’adolescent qu’est alors Kayo, qui s’est toujours plus intéressé aux prods qu’aux textes des rappeurs. Dès lors, quand il ne va pas à la fac d’anglais où il est inscrit, il s’enferme dans sa chambre, et compose sans arrêt. Et un jour, il propose ses prods à un pote qui rappe, Kool A. Banco : son pote kiffe ce qu’il fait, et décide de poser dessus. Plus tard, alors qu’il assiste aux répétitions de Kool A, Kayo (qui se fait appellé Ko Kid à l’époque) se pose derrière une batterie, commence à jouer, et se rend compte qu’il arrive à tenir la mesure. Puis, au fil du temps, il se perfectionne, et devient finalement batteur autodidacte du groupe qui accompagne Kool A sur scène, les Worldwide Kids.
1up World, L’entourage et «Ma dope»
Parallèlement à l’aventure Worldwide Kids, Kayo fait la rencontre d’un certain Romain dans une soirée de sa cousine. Les deux s’entendent bien, s’aperçoivent qu’ils font tous les deux des prods. Il se mettent alors à bosser ensembles sous le nom de 1up World, puis à placer des prods par-ci par-là, dont notamment une pour Infinit’, qui en est encore aux prémices de sa carrière. Alpha Wann aime la prod du morceau, le fait savoir sur Twitter, et Kayo en profite pour lui envoyer un message. L’Entourage étant de passage sur Bordeaux pour un concert, ils décident de s’y voir pour discuter. Résultat ? 1up World fait la prod de « Double P majuscule », morceau présent sur le premier EP d’Alpha Wann, Alph Lauren. Quelques mois plus tard, L’Entourage prépare leur premier album. Alpha leur parle des prods de 1up World. Bingo : sur une dizaine de prods envoyées, 3 sont retenues pour leur album Jeunes Entrepreneurs.
Un an après, en 2015, c’est Nekfeu qui décide de se lancer sur son premier album solo, Feu. 1up World lui envoie une palette de prods, dont une retiendra son attention. Sauf qu’il manque quelque chose dessus. Alors ils montent sur Paris, et se rendent au studio de DJ Elite, chez qui Nekfeu enregistre ses morceaux. Ils discutent avec Ken, changent deux ou trois trucs sur la prod, rajoutent un effet. Le rappeur parisien kiffe, va en cabine, fait tourner la prod en boucle, et ressort au bout d’une demi-heure avec un texte déjà prêt, qu’il enregistre dans la foulée, pour ce qui donnera le morceau « Ma dope ». Quelques semaines plus tard, de retour à Bordeaux, ils reçoivent le morceau terminé. Surprise : alors que Nekfeu leur avait dit qu’il y aurait BJ the Chicago Kid sur le refrain (il l’invitera finalement sur le morceau « Rouge à lèvre » sur l’album Les étoiles vagabondes), c’est finalement S.Pri Noir qui s’y est collé. Résultat ? Après « On verra », « Ma dope » est le deuxième plus gros tubes de Feu. Il est clippé, il tourne en boucle à la radio, et il est joué à chacun des concerts de Nekfeu. « Encore aujourd’hui, je touche de l’argent dessus ! A ce moment-là, avec les potes, on s’est rendu compte que c’était possible de gagner de l’argent avec la musique ».
Pendant ce temps-là, Kayo continue les études. Et après la fac d’anglais et de communication, il enchaîne avec une formation d’ingénieur-son, où il rencontre notamment Plae Casi, qui deviendra le pianiste des Worldwide Kids, et l’un de ses meilleurs potes de son et dans la vie tout court. Ensembles, ils vont en soirée, et rencontrent successivement le rappeur Joey Larsé, ou encore le beatmaker Yepes, avec qui ils se retrouvent souvent le soir pour faire de la musique. Avec Plae Casi, ils travaillent tous les deux sur le premier projet de la chanteuse bordelaise Naë. Une révélation : alors qu’ils l’aident à trouver des mélodies, des flows et parfois même des paroles, ils se disent tous les deux qu’il n’y a aucune raison de ne pas se lancer eux aussi dans une carrière solo. Mais alors que Plae Casi se lance direct, Kayo met un peu plus de temps à s’y mettre. Il faut dire que Plae a déjà l’habitude d’écrire dans son coin depuis l’adolescence, ce qui est tout nouveau pour Kayo. Mais malgré tout, lui qui a déjà l’habitude de baragouiner des flows sur les prods qu’il fait, il a déjà le sens des placements de rimes. Alors, à son tour, il se lance dans un premier projet solo.
Je n’aurais jamais imaginé que j’allais rapper un jour
Entre temps, l’aventure 1up World s’achève lorsque Romain part vivre à Londres. Un mal pour un bien pour le bordelais. « Je me reposais pas mal sur lui. Quand ça s’est terminé, j’ai dû m’émanciper. J’ai pris confiance en moi, alors que j’étais assez réservé. J’allais pas au maximum de ce que je pouvais… Par exemple, je n’aurais jamais cru que j’allais rapper un jour. » Malgré tout, KO the kid, devenu Kayo « The Chillin’ Champ » entre temps (« Je ne suis plus un kid ! ») aime être entouré pour faire de la musique. Alors, pour se lancer dans l’élaboration d’un premier projet solo, il fait appel à deux potes à lui, Chief Saï et Skulk Muzik, qui forment le groupe The Cookin’ Club. À eux trois, parfois rejoint par Yepes, pendant 6 mois, ils se retrouvent régulièrement le soir après le boulot pour faire du son. De ces sessions découlent les 6 morceaux que l’on retrouve sur Twenty Five, appelé ainsi parce qu’ils sont tous les trois nés un 25 du mois, d’où une sortie programmée le 25 août. « Même s’il n’y a que moi qui rappe, c’est vraiment un projet à trois. C’est pour ça aussi qu’on nous voit tous les trois sur la cover ».
Une cohérence dans la date de sortie et le choix de la cover donc, qui montrent que chez Kayo, derrière ce côté chill, tout est extrêmement bien pensé dans les moindres détails. À commencer par leur stratégie de communication : deux singles hors projets clippés et balancés en amont pour faire monter la sauce, et un projet 6 titres en guise de première carte de visite, plutôt qu’un album de 15 titres. « C’est la norme aujourd’hui : il faut que les morceaux soient clippés, sinon les gens n’écoutent pas. Et ça ne sert à rien de sortir des projets trop longs lorsqu’on vient de se lancer en solo. De toute manières, peu importe ton niveau de notoriété, lorsque c’est trop long, les gens n’écoutent plus. C’est dommage… mais c’est comme ça, alors on s’adapte ».
Cette cohérence, on la retrouve aussi dans sa musique : alors que parfois, certains rappeurs donnent l’impression de faire des freestyles sans réelle cohérence sur leurs morceaux, chez Kayo, pratiquement chaque titres a un thème précis. « Pour moi, la musique, c’est que du feeling. La plupart du temps, l’instru me met dans un mood, m’inspire un refrain, et en découle le texte. Selon moi, le rappeur est un instrument en plus sur l’instru. Ca vient certainement de mon côté beatmaker. » Résultat, on a droit à 6 morceaux à thème, avec notamment une valorisation du travail sur « Marathon » (titre en référence à Nipsey Hustle, l’un des ses rappeurs favoris) et « 25/24 », morceau en featuring avec son pote Joey Larsé, avec qui ils envoient un passe-passe à l’ancienne de haut vol, pour l’un des meilleurs morceaux du projet.
Insomnies, racisme ordinaire et regrets
Sur « Insomnies », Kayo évoque les problèmes de sommeil qui découlent de ce côté travailleur. «Pendant le confinement, je travaillais dans un centre d’appels. Entre chaque appel, je pensais qu’à ma musique, et ça me poursuivait le soir… C’est thérapeutique, un échappatoire, et ça prend beaucoup de place. Mais j’ai la chance de vivre avec quelqu’un qui accepte ça, me comprend, qui me soutient. » Sur E.T. il parle du racisme ordinaire, et de cette impression d’être souvent vu comme un extraterrestre par les autres. « Comme je suis noir, la première question qu’on me pose, c’est : tu viens d’où ? Et à chaque fois que je réponds que je suis de Pessac, ça déstabilise les gens… On me fait aussi sentir que j’ai une couleur de peau différente dans d’autres aspects de la vie de tous les jours : quand je vais dans un magasin, je me fais suivre par le vigile. Ou quand je passe un barrage de police, dans 90 % des cas, je me fais arrêter… Mais c’est pareil, quand je vais au Tchad d’où mes parents sont originaires : là-bas, pour eux, je suis un blanc. Dans ma façon de marcher, dans les habitudes, la façon de parler…». Enfin, au détour de certaines punchlines comme « il m’a fallu du temps pour comprendre, que la chance faut pas l’attendre mais la prendre », il esquisse quelques regrets. Trop chill le Kayo ? « Avec Ma dope, j’ai peut-être cru que j’avais déjà un pied dans l’industrie, que ça allait venir tout seul. Avec le recul, je me dis que justement, c’est à ce moment-là qu’il fallait travailler deux fois plus ».
Visiblement, le rappeur/beatmaker a bien retenu la leçon, puisque la suite s’annonce chargée : deux nouveaux clips devraient voir le jour pour donner encore plus de visibilité à Twenty five, Chief Sai, l’un des deux beatmakers du Cookin’ Club prépare un projet solo sur lequel Kayo devrait poser sa voix aux côtés de Joey Larsé et Plae Casi, et des singles sont déjà en préparation pour annoncer la suite, qui sera sans doute un nouvel EP. Beaucoup de travail en perspective pour Kayo donc. Mais on lui fait confiance pour rester chill en toutes circonstances…