C’est au détour d’une newsletter de La Fabrique Pola, « lieu dédié à la création contemporaine, à la production et à la diffusion artistique », qu’on est tombé sur le nom d’une école qui nous a interpellé. Les Beaux Hacks. Quelques recherches internet plus tard et après lecture de quelques articles sur le sujet, une personnalité émerge : celle du directeur d’une institution pédagogique alternative fascinante sur le papier. En creusant un peu, on découvre les différentes activités de Pierre Grangé-Praderas, qualifié ici et là de hacker ou de crypto-marxiste… Pour comprendre un peu plus la démarche dans laquelle s’inscrit ce dernier, nous sommes allés à la rencontre d’un activiste du numérique local qui milite entre autre pour le partage des savoirs, la survie des abeilles, le rapprochement des artistes et des libristes ou encore contre la centralisation et la concentration des pouvoirs.
Le Type : Bonjour Pierre. On lit pas mal de choses sur vous sur internet : artiste hacker, crypto-marxiste, Benevolent Dictator for Life… Comment peut-on vous présenter ?
Pierre Grangé-Praderas : Je m’appelle Pierre Grangé-Praderas, je suis artiste, « artiste-plasticien » plus précisément. Je travaille également au Fab Lab de l’Université de Bordeaux et je m’occupe aussi de l’OpenBeeLab pour lequel je suis Benevolent Dictator for Life (BDFL), c’est-à-dire « dictateur bienveillant à vie ». C’est un projet de ruches connectées : on fait des capteurs connectés pour aider les apiculteurs à récolter des données sur les abeilles. Je m’occupe aussi de l’école des Beaux Hacks où j’essaye de donner des ateliers pour aider les artistes à passer aux logiciels libres et à essayer de se faire une culture hacker.
Est-ce que vous pourriez nous donner votre définition du hacker ? Quel est son rôle dans la société ?
Je reprendrai la définition de Steven Levy dans son livre sorti en 1984, L’éthique des hackers. Le hacker est quelqu’un qui met tout en place pour le partage de la culture et de l’information. Ce sont des gens qui se battent pour la liberté du partage du savoir et des connaissances, et qui font du détournement. Ils utilisent des machines, des outils engagés, en prennent un bout, les découpent et les utilisent ailleurs pour des usages pour lesquels ils n’étaient pas prévus. C’est à rapprocher du « pirate ». Non pas au sens informatique mais du sens de pirate des mers. Ça tend vers des sociétés autogérées ; à un moment ils se rebellent, récupèrent un outil et avec font quelque chose qui leur semblent moins injuste. Contre les puissants, et contre la centralisation surtout. Ils sont en opposition avec à tout ce qui est centralisé, pour en faire profiter un maximum de gens.
Vous parlez de Steven Levy, mais y-a-t-il d’autres figures qui font partie de cet univers du « hacking » ? On est tombé notamment sur un certain manifeste de McKenzie War…
McKenzie Wark fait effectivement partie des références, comme temporary anonymous zone de Hakim Bey. Ce sont plutôt des références écrites. Il y a aussi des gens comme Aaron Swartz, quelqu’un qui a sacrifié sa vie. Vivre libre ou mourir. Un peu comme les pirates qui ne reconnaissent pas ce qu’ils font comme un crime. Pour eux, partager ou libérer des esclaves n’est pas un crime. Plutôt que d’aller en prison, Aaron a préféré mourir ; son seul crime ayant été d’aider au partage de la connaissance. Des gens comme McKenzie Wark sont plus dans la théorie et essayent de voir le rapport entre le marxisme et le mouvement des hackers. C’est une vision moins opérationnelle mais très intéressante. On peut lire les publications de McKenzie Wark régulièrement, c’est un universitaire, un écrivain. C’est pas tout à fait la même façon d’agir que celle d’Aaron Swartz… D’ailleurs il n’y a pas que Aaron ; Edward Snowden par exemple. Il y a des gens qui sont plus dans l’action, mais les deux sont nécessaires et importants. Hakim Bey aussi est une référence très importante.
Pour revenir à vos actions au niveau local, vous avez mentionné les ruches du CAPC, pourriez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
J’ai été invité à poser des ruches sur le toit du CAPC avec l’OpenBeeLab, un groupe de bénévole qui développe des outils technologiques pour aider les apiculteurs et les scientifiques. C’était aussi pour développer le côté technique et créer les ruches connectées. On a en même temps pu développer des expériences artistiques : on a pu faire flûter les abeille, et aussi un concert avec un musicien qui fait de la musique électro-acoustique, François Dumeaux. On a aussi eu la chance d’enregistrer le chant des reines et pu entendre le bruit qu’elles font dans les ruches et en faire un concert.
Pouvez-vous nous présenter les Beaux Hack, cette école atypique dont vous êtes le directeur ?
On se réunit quand on peut. Là, par exemple ça fait deux mois qu’on a pas eu d’événements. On s’organise car nous n’avons pas de murs à nous. Par contre, on a un blog sur lequel on se retrouve où on publie des résultats de ce qu’on fait. On organise parfois des Instal Party, pour aider les artistes à passer à Linux et au logiciel libre, parfois on fait des cryptoparty pour aider à retrouver de la vie privée. Ça peut être aussi des ateliers-conférences, voire on se réunit pour faire des fanzines, pour publier ce qui nous intéresse. Le but est d’aider les artistes à se libérer, à passer aux logiciels libres et à comprendre les enjeux numériques qui arrivent pour eux et la société. D’un autre côté on prend des libristes et on aimerait les aider à produire de l’imaginaire. Ce sont ceux qui comprennent le code informatique, ce sont eux les lettrés du code informatique qui participent à la production de ces outils et qui sont du bien public. Ça va très loin, ce n’est pas que du code, ça peut aller jusqu’à la monnaie. Il y des monnaies libres, il y a du hardware libre aussi maintenant… Ça peut toucher absolument tous les secteurs de la société. Il y a aussi des expériences qui sont faites de démocratie.
Avec l’école il y a une vraie volonté de rapprocher cet univers libriste et des codeurs avec le milieu artistique ?
Oui, tout à fait. Je pense qu’ils ont beaucoup à partager sur un plan politique et sur le plan des enjeux, dans le rapport au pouvoir. L’artiste a tout intérêt à se tenir assez éloigné du pouvoir, de s’en méfier. Ce qui caractérise les pouvoirs c’est la concentration et la centralisation. Les lettrés du code comprennent ce qui est en train de se passer, et les artistes ont aussi intérêt à comprendre cela aussi, sans quoi ils deviendront aussi des bénévoles chez Google à force de n’utiliser que des outils Google. Ou des bénévoles de Facebook lorsqu’ils utilisent Facebook comme moyen de communication unique. Des esclaves d’Apple ou de Adobe car ils n’utilisent pas d’autres outils car ils ne savent pas les utiliser alors qu’il en existe des libres. Adobe peut choisir demain de ne plus faire fonctionner aucun logiciel pour lire ce qu’ils ont produit il y a dix ans. On a donc des problèmes de conservation d’un côté ; tout ce qu’on fait sur un logiciel propriétaire ; il n’y a pas de garantie de pérennité dessus. D’un point de vue de la production de l’imaginaire ; Facebook filtre ce qu’il te montre. Tout comme Google. Ils ont un effet catastrophique sur l’imaginaire collectif et ça ça intéresse les artistes au premier plan.
Comment intègre-t-on l’école des Beaux Hacks ?
Il suffit de venir aux événements. On s’inscrit sur la mailing list, on va sur le site, on se connecte à l’IRC. Le mieux est de s’inscrire à la mailing list ; on reçoit des news et on rejoint les événements, la participation est libre.
Est-ce que vous avez des « alliés » au niveau local, que ce soit des lieux avec qui vous êtes plus ou moins proche, des associations, votre réseau ?
On a un certain nombre d’amis au niveau local qui nous aident beaucoup, à commencer par Aquilenet, fournisseur d’accès à internet associatif de Bordeaux. Ensuite il y a la Fabrique Pola qui nous accueille souvent quand on a besoin de locaux. Il y a également un café qui nous accueille souvent pour faire des réunions ; le Roasted, cour de la Marne. On a aussi tous les amis libristes ; l’association Giroll. Ce sont des réseaux de libristes d’un côté, et des réseaux d’artiste de l’autre.
Étant dans ce combat, quelle est votre vision du pouvoir à Bordeaux, considérez-vous que c’est une ville centralisée ?
Je m’intéresse très peu à cette question ; c’est quelque chose sur un temps court. Je n’ai pas trop d’avis sur la politique à Bordeaux. Quand je parle de Politique, je parle de choses beaucoup plus généralistes, je ne suis pas beaucoup dans l’événement. Ça me convient mieux sur des temporalités plus longues ou sur des espaces plus importants. Parce que les problèmes qui m’intéressent, je n’ai pas forcément l’impression qu’ils sont localisés ; ils se répètent partout dans l’humanité depuis longtemps. L’arrivée des internets et de l’ordinateur change encore énormément les choses, à l’image de l’imprimerie. Tout s’accélère, les coups de production diminuent. Avant, quand on écrivait quelque chose, ça pouvait produire des effets sur d’autres humains. Aujourd’hui, on écrit et ça produit des effets sur de la matière inerte, sur des machines, on se rapproche de la magie. Tous ces enjeux là sont énormes d’un point de vue politique. Les schémas que je vois et auxquels on essaye de s’attaquer et qu’on critique ; ils se reproduisent absolument partout. Bien au-delà de Bordeaux.
Souhaitez-vous rajouter quelque chose ?
Venez à l’école ! Et pas que les garçons ; c’est un milieu où on a du mal à atteindre une certaine mixité. A l’école des Beaux Hacks on en est pas loin ; que ça continue, sentez-vous autoriser à venir, même si vous ne comprenez rien à l’informatique !