Venue présentée son dernier film La Vénus d’Argent au FIFIB 2023, Héléna Klotz évoque la place de l’imaginaire et de la création cinématographique à travers des personnages en transition et des mondes à explorer.
Crédit photo : Carole Bethuel
Le Type : Bonjour Héléna, comment se passe le festival jusqu’à présent ?
Héléna Klotz : Le film a d’abord été présenté au festival de Toronto, il y a à peine un mois. À cette occasion, je ne stressais pas du tout, parce qu’en anglais je suis nulle ; je ne comprenais donc pas ce que les gens disaient ! Mais hier (l’entretien a été réalisé le 20 octobre, ndlr), quand j’ai présenté le film, le fait que ça soit en France, je me sentais fébrile. On a envie de danser avec les spectateur·ices, et qu’un truc se passe. Que le film ouvre des portes chez celui ou celle qui le voit.
Qu’est-ce qui a généré la naissance de ce film ?
À l’origine du projet vient l’idée d’explorer des mondes et leurs mythologies. Je pars naturellement dans des idées d’espaces à découvrir, et là, j’avais en tête le monde de la caserne avec ses tours d’habitations, et celui de la finance, avec ses propres tours des quartiers d’affaires. Deux mythologies contemporaines, côte-à-côte, qui incarnent deux endroits du contrôle, avec un personnage qui passe d’un monde à l’autre, comme une cavalière sur son scooter. Je suis partie de ça.
Après avoir écrit la scénario, j’ai commencé à visiter des casernes et je me suis rendu compte que ça ressemblait un peu à une cité. J’ai moi-même grandi dans une cité et je pense que j’avais envie, inconsciemment, de parler de ces endroits un peu hors-ville, isolés. La caserne, avec beaucoup d’hommes en uniforme et très peu de femmes à l’extérieur, me rappelait la cité.
L’héroïne de La Vénus d’Argent cherche à prendre une place dans le monde des analystes et des algorithmes de la haute finance internationale. Pourtant, elle semble craindre de perdre une part d’elle-même. Qu’avez-vous cherché à révéler à travers ce personnage ?
J’aime bien les personnages qui sont un peu inadaptés. Jeanne, elle n’a pas les codes, elle est assez introvertie. Et en même temps elle a un désir de liberté assez fort, car elle ne supporte pas l’assignation à un monde prédéterminé. Pourtant, même quand elle voudrait ressembler aux autres, elle garde une dégaine un peu bizarre. J’aimais l’idée d’avoir une héroïne qui veut à la fois être dans l’endroit le plus central et le plus puissant de la planète, tout en se sentant décalée, en questionnement avec ses aspirations personnelles. Car je crois que c’est le sentiment que rencontre aussi une partie de la jeunesse.
Dont Jeanne serait un peu une représentation ?
J’aimais l’idée de me demander : qu’est-ce qu’on propose à la jeunesse aujourd’hui ? Beaucoup vont vers ce monde-là, mais ce n’est pas pour ça qu’ils aiment ça. Il y a quelque chose d’un peu fatal. Depuis le primaire, on t’amène à choisir certains mondes, comme c’est le cas avec l’armée pour Augustin ou la finance pour Jeanne. En te répétant, « si tu veux réussir, tu vas là ». Mais pour la plupart des jeunes, le monde du travail ne fait pas rêver. Jeanne est douée en math, alors elle y va. Mais si elle est ambitieuse, c’est pour accéder à une forme de liberté. Elle ne fait pas ça pour l’argent, mais pour s’inventer, et ne pas rester assignée au milieu d’où elle vient.
La fin est incertaine, car on ne sait pas ce qu’elle va choisir. Mais elle s’est payée la possibilité d’avoir le choix, alors qu’elle est issue d’un milieu où on ne l’a pas. J’aimais aussi raconter cet apprentissage, cette ambition au féminin, comme un penchant à tous ces personnages masculins de la littérature et du cinéma qui veulent réussir.
Mes personnages restent mystérieux, y compris à moi-même.
Héléna Klotz
Jeanne se dit « neutre, comme les chiffres ». Pourquoi se définit-elle comme ça ?
Elle se trouve toujours à la frontière, jamais intégrée ni dans un endroit, ni dans un autre. On a beaucoup travaillé la gestuelle avec l’actrice pour qu’elle ait un corps différent. Elle n’est ni « homme » ni « femme », même si elle est dite « elle », mais elle a un corps qui n’est ni l’un, ni l’autre, elle est particulière. Quand elle dit être « neutre » à Farès (Sofiane Zermani), ça peut être parce qu’elle le ressent comme ça, ou aussi par calcul, parce qu’elle sait qu’il va être intéressé par elle, on ne sait pas. Elle reste mystérieuse, même à moi.
Justement, l’héroïne met son corps à l’épreuve, le confronte à d’autres. Quelle importance revêt le corps dans vos films ?
Je trouve que le désir et l’amour est un endroit de transgression par excellence. Aimer quelqu’un du même sexe que soi, quelqu’un qui a vingt ans de plus, ou qui est d’une autre culture. Depuis mon tout premier film, le rapport au désir et à l’amour n’est jamais assigné. Quand j’ai commencé avec L’âge atomique, ce n’était pas vraiment dans l’air du temps de raconter une histoire avec deux garçons plutôt androgynes, dont l’un tombe amoureux. Jeanne aime les êtres, elle n’est pas attachée à un genre plus qu’un autre. Dans son rapport à son corps, elle ne se dit pas qu’elle est une fille, elle s’en fout. Car elle est totalement dans l’invention d’elle-même. Et lorsqu’elle a du désir pour quelqu’un, c’est dans ce même processus.
La confrontation des corps entre les différents personnages s’exprime dans un langage subtil…
J’aime saisir la libido qui anime les êtres, je trouve que c’est beau au cinéma, que c’est vraiment intéressant. Notamment dans des corps un peu fermés, car il y a forcément une certaine sensualité qui s’en dégage. Sans que cela passe par des scènes forcément explicites, capter l’érotisme entre les personnages est très important pour moi.
Claire Pommet (connue sous son nom de scène, Pomme) interprète là son tout premier rôle. Connaissant l’importance qu’ont pour vous les acteurs et actrices de vos films, que vous découvrez et choisissez toujours vous-même, pouvez-vous nous raconter comment s’est opérée cette rencontre ?
Elle avait fait une interview filmée dans Mediapart où elle racontait ce qu’elle avait vécu dans l’industrie de la musique. Je me suis dit que cette fille-là pouvait comprendre ce que vivent mes personnages. Il y a très peu de femme dans le monde du trading, il y a beaucoup de pression professionnelle et en même temps le personnage de Jeanne a une ambition que Claire peut avoir. Et elle a aussi dû affirmer sa propre particularité dans un milieu qu’elle s’était choisi. Je me suis dis qu’elle allait comprendre mon personnage mieux que moi. Et quand on s’est rencontrées, ça a été une évidence.
Elle a une intensité et un magnétisme qui ressortent à l’écran.
Outre qu’elle a ça en soi, c’est une grande travailleuse ! On a travaillé sur les gestes, on a fait des séances entières sur le corps, comment elle prend un verre, comment elle bouge sa jambe, trahissant un état d’alerte, de tension. Sa façon de se réapproprier ce corps aussi, face au personnage d’Augustin (Niels Schneider) avec qui elle a eu une vraie blessure par le passé.
Dans vos films vous aimez travailler l’image, avec le son, les lumières, les couleurs. Comment pensez-vous le travail de la mise en scène ?
Se cantonner à une histoire qui passerait uniquement par les dialogues, une trame, ça ne suffit pas. L’histoire est aussi dans l’image, le son ou les costumes. Il faut créer des mondes. Pour moi, l’endroit de la forme est la facette la plus politique du film. Aujourd’hui, un film se produit d’abord si le scénario qu’on montre est accepté, et là, beaucoup de barrières se présentent. Alors que l’endroit de liberté totale pour moi, c’est la mise en scène, car personne ne pourra me dire ce que je peux faire ou pas ! C’est là qu’on peut exploser les codes, c’est pourquoi c’est un endroit à investir. Faire voyager un·e spectateur·ice dans un univers inconnu, c’est la force de l’art et c’est ce que moi-même, en tant que spectatrice, j’aime dans le cinéma. Être emmenée vers un ailleurs que je ne connais pas, être « déplacée », que ce soit dans une réflexion ou une émotion nouvelle. Ce déplacement vers l’inconnu, c’est que je recherche.
Il y a une scène sur la moto de Jeanne où semblent s’inverser les lieux communs homme-femme : Augustin s’abandonne tendrement sur l’épaule de Jeanne qui pilote. Quel est pour vous le cheminement de ce personnage, interprété par Niels Schneider ?
On est jamais assigné à un endroit et un film peut justement placer des personnages dans d’autres rôles que ceux qu’on a toujours vus. Lui, en effet, il pose sa tête sur son épaule à elle. On voit toujours les mêmes situations, mais pourquoi on ne raconterait pas cette situation-là ? Mais je n’ai même pas conscientisé ça. En fait, peu avant cette scène, quelque chose se passe entre les deux personnages qui répare leur relation, c’est aussi à ce moment-là où le visage de Jeanne s’illumine vraiment pour la première fois.
Augustin dégage une complexité avec à la fois cette force virile de l’armée et une tendresse à l’égard de Jeanne, qui elle, est aussi très masculine. Les deux personnages ont clairement ces deux facettes.
En fait j’ai l’impression que l’on peut tout à fait glisser de l’un à l’autre et que c’est juste humain et totalement vivant. C’est naturel pour moi, mais cela manque de récit au cinéma, donc j’avais envie de raconter un homme qui soit comme ça. Et c’est vrai qu’il très doux à la fin. Il y a eu une blessure profonde entre ces deux personnages par le passé, et la question c’est : qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ? La personne qui a été violente peut se mettre à la place de l’autre et demander pardon, déjà, c’est un début. Je trouve que c’est important ce déplacement qu’effectue Augustin, comme un passage de frontière. J’aime bien l’idée de fluidité et de transition de façon générale, que ce soit Jeanne qui passe d’un monde à l’autre ou Augustin qui effectue ce changement profond sur lui-même.
Comment naissent les envies qui vous animent dans la création ?
Quand je commence à travailler sur un projet, pour m’intéresser à un sujet, j’adore m’y sentir d’abord étrangère. J’ai besoin de partir dans des univers que je ne connais pas et de faire ce travail d’enquête. Il y a des réalisateur·ices qui racontent leur vie, moi ce n’est pas le cas. Même si je pense qu’on raconte aussi des choses de soi. Mais je suis avant tout questionnée par des sujets de société et comment l’âme des personnages en est traversée. Je vais donc aller aux endroits qui me questionnent.
Avez-vous des nouveaux projets ?
Oui, je suis en train de finir un nouveau scénario. En fait, quand j’écris le scénario, je ne me pose pas de questions de mises en scène mais plutôt de lieux, d’univers. Sur ce nouveau projet il y aura celui du lycée, et celui de la survie dans la rue, avec aussi cette frontière entre un monde du jour et un autre de la nuit et des personnages qui passent de l’un à l’autre. Et j’ai aussi envie d’utiliser de la pellicule. Je suis curieuse de voir quelle sera l’alchimie avec les nouvelles lumières led de la ville, la nuit.
La nuit est un univers que vous aimez explorer...
La nuit, ce sont des moments d’invention. Mais aussi de rêve, de transformation, des cauchemars. Et à nouveau, dans ce film-là, le rapport d’un des personnages à sa sexualité est multiple. Je ne sais pas pourquoi je fais ça à chaque fois, mais c’est comme ça que j’arrive à raconter mes histoires !
Les créateur·ices doivent se faire confiance, s’ils ont une intuition profonde et personnelle, ils ou elles doivent la garder. Arriver avec quelque chose qui n’a pas encore été vu, c’est ça qui est beau.
Héléna Klotz
Quel regard portez vous sur la scène actuelle du cinéma indépendant ?
Les jeunes réalisateur·ices doivent garder une certaine impudence. Quand j’ai commencé il y avait sans doute un peu plus de liberté que maintenant. On pouvait partir sur des projets pas complètement aboutis mais qui laissaient la place à une certaine créativité. On a donc pu affirmer des premiers films assez personnels, plutôt libres. Aujourd’hui, les étapes à franchir pour faire un film sont de plus en plus exigeantes. Le cinéma indépendant est un endroit génial si les artistes restent résistant·es, restent indépendant·es !
Le cinéma indépendant est tellement dur à produire, qu’il y a un risque que cela craque. Pourtant les créateur·ices doivent se faire confiance, s’ils ou elles ont une intuition profonde et personnelle, elles doivent la garder. Souvent, le marché veut quelque chose de reconnaissable. Mais arriver avec quelque chose qui n’a pas encore été vu, qu’on ne connait pas encore, c’est ça qui est beau.