Regards croisés sur la Zone libre

Souvenez-vous : jeudi 11 février à Cenon, 4 heures du matin, 4 degrés Celsius. Des dizaines de bus et d’uniformes de police se dirigent vers la Zone Libre. Un squat qui depuis un an et demi abritait 300 personnes dont 108 enfants. Cette expulsion, en pleine trêve hivernale, sur fond de crise sanitaire, n’est ni la première ni la dernière sur la métropole bordelaise. C’est à travers des photographies étonnamment captivantes que, sidérés, nous découvrons les faits. A l’origine de celles-ci, il y a Alban Dejong, photoreporter. Alban fait du photojournalisme depuis trois ans, trois ans de mise en images des fluctuations de notre société.

Crédit photo : Alban Dejong, « 22h24. Je retrouve la famille à laquelle je me suis lié. La mère et le père cherchent un lieu ou dormir, au moins cette nuit. »

Particulièrement impliqué au sein de la Zone libre, Alban a rapidement accepté de répondre à nos questions. Nous avons également pu recueillir le témoignage de Bernie, membre du collectif Bienvenue, l’une des nombreuses associations intervenant à la Zone Libre. Bienvenue a été monté par d’anciens militants de la Coordination des intermittents et précaires. À l’origine il s’agissait simplement d’organiser des événements culturels en vue de collecte pour SOS Méditerranée et pour sensibiliser la population locale aux questions migratoires.

Dans une époque marquée par la profusion d’images dans un flot d’actualités constant, le travail d’Alban nous oblige à prendre le temps de regarder ceux que l’on a pris l’habitude d’ignorer.

Le Type : Parles-nous de ton implication au sein de la Zone libre.

Alban : J’ai commencé à bosser à la Zone libre en 2019 en compagnie de Bernie du collectif Bienvenue qui m’a fait faire le tour des squats de la région bordelaise. La Zone libre c’est un lieu auquel je me suis pas mal attaché. J’ai fait mon travail documentaire là-bas jusqu’à l’évacuation. Il s’agit d’un an et demi, deux ans de photographie. De manière saccadée, on est pas au zoo… on est là pour rencontrer les gens et on en tire des photos de temps en temps. La photo est un fixateur, c’est un médium assez intéressant pour rencontrer les autres.

La photo ne vient pas avant la rencontre pour moi.

Pour documenter la vie dans les squat, réaliser des portraits, comment ça se passe ? As-tu rencontré de la résistance ?

Ça dépend des gens, je ne force pas. Je rencontre des gens, on échange et ce que je fais parfois c’est que propose de prendre une photo et de leur en apporter un tirage. La démarche est humaine il y a un lien qui se crée : « ton histoire m’intéresse, ta personne m’intéresse » ensuite on documente en photo sans trop y penser, on passe du temps avec des gens et pour certain ce sont des liens d’amitié qui se créent. La photo ne vient pas avant la rencontre pour moi.

Comment décrirais-tu la Zone libre ? La vie au sein du squat, ses habitants…

La Zone libre c’était surtout des familles, ça a commencé avec 200 personnes, puis ça a évolué jusqu’à 300 dont une centaine de familles. La majorité des familles ont des enfants scolarisés, et les parents travaillent, ils ont un moyen de survie.

Les associations ont cherché à dispatcher un peu les gens au sein de la zone, notamment par communauté, c’est une réalité à prendre en compte. Les instincts communautaires sont importants quand on est à la rue depuis un certain temps et qu’on retrouve son cercle de sociabilité, donc on essaye de le faire perdurer aussi.

Au sein de la zone, une espèce de vie de village s’est organisée, où très vite tout le monde s’est mélangé. On a vraiment assistés à une vie de quartier, en un peu plus grand. C’était un ancien lotissement d’EPHAD, avec une zone ouverte au milieu et pas mal de verdure, des chemins passants à travers les petits lotissements, ce qui a permis aux gens de se rencontrer et de s’entraider, par exemple sur les parties communes, la gestion des déchets, etc.

« Les lieux sont dépeuplés. Ici et là, des vêtements et des objets que nuls ne viendra récupérer gisent. »
« Omar n’habite plus ici désormais, au numéro 5. »
« Je passe le temps avec cette famille et me demande où seront-ils demain ? Et ensuite ? »
« L’odeur du tabac froid et le silence me tiennent éveillé. Une lumière blafarde fige un duvet, couvre t-il seulement quelqu’un. »

Quand nous parvenons à joindre Bernie, elle est en pleine distribution de kit d’hygiène, un don de Médecins sans frontières. Cette dernière nous donne quelques précisions sur l’organisation de la vie au sein de la Zone libre.

Bernie : Ce qui était formidable à la Zone libre c’est que son fonctionnement était très démocratique il y avait une assemblée générale chaque semaine avec les asso et les habitants. Il y avait des commissions aussi. Une commission d’entretien, une commission logement également, parce qu’on savait qu’un squat n’a pas pour vocation de perdurer. Cette commission permettait d’avoir une vision d’ensemble sur le nombre d’entrées. Certains étaient là de façon ponctuelle il y avait des familles qui partaient d’autres les remplaçaient. Il fallait donc pouvoir les accueillir, leur expliquer les règles de vie de la Zone libre, faire une introduction dans ce nouveau lieu de vie… Une charte avait été rédigée et signée par tous les habitants pour la bonne entente des occupants.

Le Type : Comment étaient intégrés les habitants de la Zone Libre dans le quartier ? Est-ce qu’il y avait des rencontres, ou des activités communes avec le voisinage ?

Bernie : Oui régulièrement. Même si pendant la période de confinement ce n’était pas possible. On avait Kiko, un habitant de Cenon qui intervenait sur le site, il a beaucoup géré les distribution alimentaire, l’organisation de la structure… Il y a eu une grosse mobilisation. Une des asso organisait des goûters, il y avait des rencontres avec les voisins.

Bernie et Alban évoquent l’impact de la crise sanitaire et des périodes de confinement sur la vie des personnes les plus précaires ainsi que sur le travail des associations qui leur viennent en aide. Une mobilisation colossale du milieu associatif a été nécessaire auprès de publics fragilisés à différents niveaux.

Alban : On l’a vu pendant le premier confinement, il y a eu des regroupements associatifs afin de venir en aide à ceux qui en avaient vraiment besoin. Les bénévoles se retrouvent à faire de l’accompagnement social, de l’accompagnement alimentaire, de l’accompagnement psychologique aussi. Là, on parle de la Zone libre ; il faut savoir que l’évacuation est ancrée dans les esprits depuis l’été dernier. Dès ce moment, les familles qui sont là s’attendent à être expulsées. Il y a eu de temps en temps des coups de stress plus importants que les autres, jusqu’au climax qu’a été celui de l’expulsion, en février dernier.

Bernie : L’année 2020 a été particulière. De façon personnelle nous œuvrons aussi auprès des squats, dans lesquels vivent essentiellement des familles migrantes puisqu’il n’y a pas d’hébergement pour tout le monde dans les institutions. On s’est mobilisé (quand la crise sanitaire a débuté, ndlr) pour distribuer de l’alimentaire, au départ pour 400 personnes, puis 600, et rapidement on est arrivés à 1000 voire 1200 personnes bénéficiaires, vivant en squat, sur toute la période du premier confinement. On distribuait de quoi préparer au moins un repas par jour et par personne. Dans la mesure où nous n’avions pas de structure porteuse logistique, on s’est allié avec Darwin, qui avait l’espace, et on a travaillé ensemble là-dessus.

En fait, la population qui vit en squat est déjà extrêmement précaire et travaille pour la plupart de façon très ponctuelle… Et donc ce sont des populations touchées de pleins fouet par la crise, vu qu’ils ne pouvaient plus travailler (notamment en période de confinement) et n’étaient pas en mesure de toucher des indemnités. Même hors période de confinement, les activités sont réduites. Il y a la peur de se faire contrôler en allant au boulot, il y a le risque de se faire expulser. D’où le besoin de distribution alimentaire. Un soutien moral était beaucoup plus nécessaire que d’ordinaire aussi. Leur moral n’était vraiment pas bon du tout.

Les Forces de l’ordre se sont positionnées tout autour de la Zone Libre, mitoyenne à la zone commerciale de la Morlette.
Aucune issues n’est épargnées. Pour celles et ceux en situation irrégulière, il fallait partir avant l’évacuation, sous peine d’être reconduit à la frontière.
7h25, tout est en place pour l’évacuation. Des Bus Gerardin ont été réquisitionnés.

Comment s’est déroulée l’expulsion du 11 février ?

Alban : En gros, il faut comprendre que la mairie a cédé le bail… Le but derrière est d’étendre une zone commerciale sur la Zone libre. La Zone libre était vouée à disparaître pour faire place à l’extension de la zone commerciale de La Morlette. À partir de là, les occupants étaient dans l’illégalité en l’absence de bail. La loi Elan (qui date de 2018) a supprimé le principe de trêve hivernale pour les squats. On est bien loin des principes de l’abbé Pierre en 1956…

Ce qui veut dire qu’on est dans une situation de stress pour les familles qui est atroce. La situation de précarité pour celles qui décident de monter dans les bus (des autorités, ndlr) est plus que certaine.

Après, pour donner des détails sur la nuit de l’expulsion ; lorsque je suis arrivé là-bas, il était 20h00. Quelques familles partaient, j’ai discuté un peu avec les enfants et j’ai passé avec eux la nuit dans le froid. À 5h30, les premiers bus sont arrivés. À 6h00 les policiers sont à l’intérieur de la Zone, à 6h15 il n’y a plus personne, et vers 10h30 les tractopelles arrivent pour crever les plafonds dans le lotissement… C’est une façon assez crue d’empêcher les gens de revenir.

« Une femme et son enfant quittent les lieux, derrière eux, un graffiti ‘ L’avenir s’ouvre au pied de biche’. »
« Quelques militant-e-s et ou concerné-e-s sont là pour faire face à la Police. Il est trop tard. »
« Tout proche, une bombe lacrymogène a irrité quelques visages. J’aimerai croire que ses larmes sont celles de l’émotion. »

À l’heure actuelle, que sait-on de l’avenir de ces personnes expulsées ?

Bernie : Là, on gère le relogement d’un certain nombre de personnes avec d’autres asso, puisque la préfecture annonce que tous les expulsés ont été relogés, mais ce n’est pas tout à fait vrai.

Des gens se sont vus transférés dans d’autres départements aquitains, comme en Creuse ou en Charente. Cette proposition ne prend pas en compte la réalité sociale de ces personnes ; par rapport à leur travail, à leurs enfants, à leurs études. Par exemple, on avait un jeune, Omar, qui était en section aéronautique et spatiale (BEP) ici. Il s’est retrouvé transféré à Guéret où il ne pouvait pas poursuivre ses études. Et en plus, au moment de monter dans les bus, personne n’était prévenu d’où on les emmenait… Ce n’est qu’une fois partis qu’ils se sont rendu compte qu’ils partaient très loin, à 3 ou 4 heures de route !

Du coup, la plupart sont revenus sur Bordeaux. Ici ils ont leurs démarches administratives, mais aussi leurs travail, pour certain des CDI. Plusieurs d’entre eux avaient des papiers, des titres de séjour en règle. Michaël, par exemple. Il est père de 4 enfants, sa femme est en CDD (un contrat de 2 ans) et il a un double-emploi. Il est auto-entrepreneur avec Uber, et il a aussi un CDI comme plongeur chez McDo. On lui a proposé un logement à Angoulême, il a accepté, confiant. Sauf qu’une fois sur place, en allant chercher du travail, toutes les agences d’intérim lui disaient qu’il n’y avait pas de boulot dans le nettoyage, encore moins en plonge. Et qu’Uber, ce n’était pas possible parce qu’Uber n’est pas installé à Angoulême. Sa femme s’est retrouvé aussi sans travail. En plus de ça, ils ont eu rendez-vous avec une assistante sociale, un peu moins d’une semaine après l’expulsion. Celle-ci leur a annoncé qu’ils n’avaient droit qu’à 15 jours d’hébergement. Après ça, il ne savaient pas s’ils seraient accompagnés ou même si on serait en mesure de leurs proposer un logement social. Tout le monde est revenu quasiment.

On ne prend pas toujours la mesure du nombre de vies impactées sur le long terme par ces expulsions. Alban nous raconte s’être particulièrement rapproché d’une famille primo-arrivante avec laquelle il communique souvent via le cadet, qui parle français couramment.

Alban : Quand j’ai appelé la mère pour lui annoncer que la Zone libre c’était bel et bien fini elle m’a répondu : « je suis désolée je ne comprends pas, mon fils est à l’école ». Voilà de quoi on parle ; de personnes qui essayent de vivre naturellement et qui sont chassées du peu d’abris qu’ils peuvent avoir. Des gens qui n’ont pas de solutions et qui pourtant tentent quand même de s’insérer. J’ai du mal à comprendre que l’on n’arrive pas à saisir l’urgence de cette situation à Bordeaux, une des villes les plus riches de France. Il y a des gosses qui vont à l’école et qui sont à la rue.

Je vois là dedans une anomie sociale vraiment très profonde et je ne vois pas comment ça peut être perçu comme acceptable par les pouvoirs publics qui – en plus – savent.

« Un ami photographe est là lui aussi, Ken. Il saura saisir la lumière des visages de celles et ceux qui disent, non. »
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