Les nuits bordelaises, par Leroy Washington

On a pu le croiser en soirée, juché derrière les platines de l’IBOAT, du Bootleg ou même du 4 Sans pour les plus ancien·nes. Il mène son public à la baguette tel un chef d’orchestre, l’accompagne dans la sueur jusqu’à l’aube, offrant quelques épiphanies mémorables…  Leroy Washington est un DJ bordelais qui a pris racine dans la capitale girondine il y a plus de vingt ans maintenant et à qui l’on doit quelques-uns de nos plus beaux acouphènes matinaux. Entretien fleuve avec cet artisan incontournable des nuits bordelaises.

Crédit photo : Théo Miege

Les nuits bordelaises est une nouvelle série d’articles dédiée à celles et ceux qui façonnent la vie culturelle nocturne à Bordeaux. Gérant·es de clubs, promoteur·ices d’événements, activistes de la nuit : ils et elles partagent leur vision sur l’évolution des nuits bordelaises et sur la scène artistique locale.

Le Type : Bonjour Leroy ! Lors de la préparation de cette interview j’ai pu constater que tu étais un artiste assez discret malgré un CV bien fourni. Tu as été DJ résident dans des clubs comme le Bootleg, le Void, le 4 Sans, l’IBOAT… Peu d’informations filtrent sur toi alors que tu as plus de vingt ans de carrière au compteur. A quoi tient cette discrétion ?

Leroy Washington : C’est vrai, je suis assez « off the radar ». C’est de la fainéantise je pense ! Je ne suis pas du tout dans l’autopromotion. Je n’ai même pas de SoundCloud. C’est vrai que ça aurait été peut-être mieux… Mais c’est comme ça que je fonctionne en tous les cas. Je suis quelqu’un de reconnu localement donc je ne voyais pas la nécessité de me mettre en avant. Et puis, j’ai eu aussi d’autres noms d’artiste. Vers 1996, à l’époque où je jouais de la jungle, c’était Cliff Barnes, puis quand j’ai changé de projet musical en 2004, j’ai changé de nom, il y a eu aussi le groupe Time Stretchers, le projet Tuff Wheelz

Pour ceux qui ne te connaissent pas, comment définirais-tu ton style ? Quelles sont tes influences ? Comment est-ce que cette histoire d’amour avec les musiques électroniques a-t-elle commencé d’ailleurs ?

Mon premier contact avec cette musique, c’était un reportage de Canal Plus sur The KLF. Je devais avoir 13-14 ans. Plus tard, j’ai été très influencé par la vague anglaise des années 1990, avec le breakbeat et la jungle et par la techno de Détroit.

Je me souviens aussi des clubs La Gargouille et les Deux mondes à Limoges avec Laurent Garnier qui venait déjà.

Leroy Washington

Avant que je m’installe à Bordeaux, avec mes potes on écoutait beaucoup de hip-hop aussi et quand on montait à Bordeaux, on débarquait en casquette et parka et on ne nous laissait pas rentrer dans les clubs. Et les seules soirées où on nous laissait rentrer c’était au Chat Bleu. C’est là que l’on a découvert le monde de la house music. Une ambiance hyper fraternelle où l’on ne nous jugeait pas.

Je me souviens aussi des clubs La Gargouille et les Deux mondes à Limoges avec Laurent Garnier qui venait déjà. Le Deux Mondes c’était un club avec plusieurs salles, une salle rétro, une salle funk d’un côté et une salle réservée à la techno. On a fait nos armes là-bas avec pas mal de potes qui sont devenus DJs pour certains. Il y avait par exemple David Smile, qui joue d’ailleurs à Bordeaux au Hangar FL, et John Thomas, un ami, qui est de Sarlat et qui a fait une grande carrière au Rex plus tard.

Leroy Washington. Crédit photo : Théo Miege

J’imagine que c’était le parcours du combattant quand on était un jeune DJ qui débarquait dans ces années-là à Bordeaux ?

En fait j’ai eu beaucoup de chance. J’ai rencontré William Martin, qui est devenu un ami, on a échangé sur la jungle. Il jouait dans les plus grosses soirées de Bordeaux, il connaissait Philippe Marchandin qui avait repris le 4 Sans et c’est comme ça que j’ai fait ma première soirée au Maracana avec Jean Nipon… J’ai eu un peu de chance encore une fois puisque quatre ou cinq mois plus tard je jouais au Rex Club à Paris. Comme il n’y avait pas beaucoup de monde sur la jungle, ça a démarré très vite.

Si on devait résumer ta carrière de DJ ici à Bordeaux avec un son, lequel serait-il ?

Entre ma période jungle, le 4 Sans, mon projet Tuff Wheelz et maintenant Leroy Washington, c’est 25 ans de carrière donc c’est assez difficile de résumer en un track. Mais je dirais, « Strings of Life » de Derrick May et « Homoerotic » d’AaronCarl.

Depuis ton arrivée ici, comment as-tu vu évoluer la scène locale bordelaise ?  Et par extension, la profession de DJ ?

Quand je me suis installé ici en 1995-1996, la scène club bordelaise était déjà pléthorique. Il y avait déjà deux à trois clubs de plus de 1000 personnes, des soirées tous les week-end, avec de grosses affiches, l’association Ad Libitum, des acteur·ices important·es comme Cristof Salzac… Il y avait une belle effervescence et de l’émulation. Mais je ne suis pas passéiste, les années sont très belles aussi maintenant ! Et après tout, on revient à des sons des années 1990 avec le son warehouse, la trance… C’est comme la mode ; ça revient en arrière.

Bordeaux est un village. Il faut discuter, rencontrer les gens, s’intéresser à la scène ; il faut s’y confronter pour réussir.

Leroy Washington

Quant au métier de DJ, paradoxalement, c’est aussi facile et aussi dur qu’avant pour sortir du lot. Je m’explique. Il y a de plus en plus de moyens pour se promouvoir mais le principe reste le même : c’est le talent qui pèse au final. Aussi, à une époque on pouvait être DJ sans être producteur. Aujourd’hui, il faut apporter une vraie proposition, produire… Il y a aussi le réseau qu’il faut entretenir, surtout à Bordeaux, ici c’est un village. Il faut discuter, rencontrer les gens, s’intéresser à la scène, s’y confronter.

Globalement, j’ai l’impression que les gens sont bienveillants par rapport à l’époque où il y avait quand même beaucoup de concurrence. Moi je n’étais que DJ mais j’ai l’impression qu’il y avait plus de petites guéguerres. Ce n’était pas méchant non plus. Là, aujourd’hui, les acteurs principaux se sont fédérés autour de la Fimeb (anciennement Fédération Inter-associative des Musiques Électroniques de Bordeaux, qui avait réuni en 2019-2020 plusieurs collectifs locaux, ndlr), on voit que tout le monde veut travailler ensemble. Ensemble on est plus fort, comme on dit. Surtout pour peser face aux institutions, c’est un signe de la professionnalisation du milieu.

Leroy Washington. Crédit photo : Théo Miege

On a pu surnommer Bordeaux « la Belle Endormie » ; est-ce que tu penses qu’aujourd’hui ce surnom est dépassé au vu de la culture musicale de la ville ? Ou au contraire, la scène a-t-elle vécu son âge d’or ?

Il y a eu des mutations, c’est sûr. J’ai l’impression qu’il y avait beaucoup plus de monde en soirée à l’époque. Il y avait cinq ou six clubs d’after, notamment du côté du quai de Paludate. C’était une offre énorme pour la taille de la ville. Aujourd’hui, cette offre-là n’existe plus. Dans les années 2000, il y a eu cette politique de la Ville de lutte contre le bruit et les nuisances… Cela s’est traduit par des arrêtés préfectoraux qui ont obligé les clubs à fermer leurs portes à 5 heures du matin. On n’avait pas le droit d’avoir de la musique amplifiée entre 5 heures et 11 heures. Ça a duré un an et demi mais cela a suffi pour signer la fin des after…

Je pense que « la Belle endormie » s’est réveillée en même temps qu’elle a éteint un mouvement.  Cela correspond au moment où la ville s’est beaucoup transformée avec Juppé. Ils ont fait un peu « le ménage » — c’est comme ça que je le ressens en tous les cas. Et puis il y a eu un second essor, avec l’arrivée de l’IBOAT, des tiers-lieux, des open airs en journée aussi… Ce n’est pas un déclin, c’est juste un transfert.

Selon toi, quelle serait la prochaine grosse évolution de la scène locale ?

Je ne sais pas du tout. Le Covid a mis un coup d’arrêt à pas mal de choses, ça reste compliqué pour tout le monde, il y a plein de collectifs qui se sont mobilisés et la Ville a aidé aussi pendant cette période. Mais je ne suis pas sûr que ça perdure. Cela va reposer sur la capacité des acteur·ices de la nuit à se renouveler. Et peut-être de se débrouiller en comptant moins sur la Ville.

Avec toutes les constructions, on nous repousse de plus en plus loin, les gens supportent moins le bruit. Il y a besoin d’espace et de tranquillité. Donc même avec les fêtes en journée je pense que la tolérance de la mairie a été un peu entamée. Les acteur·ices rebondiront, il y a une évolution qui se fera naturellement.

4THECLUB de Tuff Wheelz

Est-ce que tu as des anecdotes à nous raconter sur les nuits bordelaises que tu as vécues en tant que DJ, derrière les platines ? Est-ce qu’il y a un ou plusieurs épisodes particuliers qui te reviennent en mémoire ? Une rencontre ?

Je me souviens d’un premier de l’an quand j’ai coupé le mauvais fader, et j’ai joué avec les retours pendant plus d’une heure, c’était au Nautilus (rires). Il y en a aussi qui doivent rester dans le secret du club. Je me souviens aussi de ma rencontre au Bootleg (fermé en 2017) avec Tyree Cooper, un grand nom de la house de Chicago. C’était une personne hallucinante. Comme souvent avec les américains ! Je me souviens qu’il mixait ce soir-là sur Serato avec un ordinateur portable format 17 pouces, je pense qu’il n’y voyait pas grand-chose, il avait la police de caractères au maximum, toute la soirée il s’avançait pour lire sa tracklist… C’était drôle !

Pendant une soirée au 4 Sans, il y a eu une énorme descente avec 200 CRS, en plein hiver, ils ont fait sortir tout le monde. Le club a fermé trois à quatre mois après ça.

Leroy Washington

Globalement, j’ai rarement eu de déception. C’est peut-être ma chance : je n’ai jamais eu d’artistes désagréables…  En revanche, il y a une vague de répression autour des années 2005 dont je me souviens très bien. Pendant une soirée au 4 Sans, il y a eu une énorme descente avec 200 CRS, en plein hiver, ils ont fait sortir tout le monde. Le club a fermé trois à quatre mois après ça.

Le 4 Sans, club où tu as été résident, a fermé en 2011. Comment est-ce que cela t’a marqué professionnellement ?

Je connaissais très bien ce lieu puisque j’y allais aussi comme client. Cela a mis deux-trois ans à fermer, c’était dans le projet Euratlantique, on y était déjà confrontés à l’époque ! On savait que ça allait fermer, c’était inéluctable. Je pense que toutes et tous les bordelais·es qui ont côtoyé ce club pensent qu’il aurait dû être sauvegardé. À l’époque, son bar avait été élu comme l’un des plus beaux de France.

C’était grand, il y avait de la moquette au sol, un immense bar en L, de magnifiques lights, une scène énorme, une sono parfaite, une capacité de 1200 personnes, une ambiance vraiment warehouse, et des artistes de légende. C’était vivant, c’était une salle légendaire. Je suis nostalgique de cette époque.

Après, il y a eu l’IBOAT qui a pris le relais du 4 Sans dans ta carrière…

Oui, et j’y joue encore de temps en temps, j’ai été résident au tout début mais aujourd’hui je m’occupe surtout de l’accueil des artistes. L’IBOAT est dans un équilibre. Il peut accueillir moins de personnes que le 4 Sans mais il propose une programmation tout aussi pointue. Le schéma est juste différent. Cela correspond bien à l’évolution de la ville et de la scène locale sans doute.

Le Void. Crédit photo : William Millaud

Il y a eu aussi le Bootleg, le Fat Kat (ancien nom du Hangar FL), le Nautilus, le Chat Bleu, qui ont également fermé… Qu’est-ce que ça dit de la vie nocturne de Bordeaux ?

À une certaine époque, il y avait quand même trois clubs de plus de 1000 personnes et forcément ils n’étaient pas tous remplis tous les week-end. C’était impossible. Peut-être qu’il y a eu trop de clubs pour la taille de la ville. Il y avait une concurrence économique. Forcément, certains sont restés sur la touche. Le Nautilus a été détruit et c’est devenu Cdiscount, d’autres clubs ont été reconvertis en appartements… Il y aussi eu le Void (le lieu ne sera jamais plus une salle de diffusion musicale, ndlr), qui était un club en centre-ville où l’on pouvait se rendre à pied en sortant d’un bar, je pense que c’est quelque chose qu’on ne verra plus à Bordeaux.

Tu as aussi créé avec SevenFive un label, The Dead Speaker Office, en 2010 et vous avez formé le duo Tuff Wheelz. Peux-tu nous raconter votre histoire ? Comment définirais-tu l’identité du label ?

Avec SevenFive on se connaissait du Zoo Bizarre, on s’est mis à faire de la musique tous les deux. Je suis incapable de travailler seul sur la production. Je ne suis pas assez assidu, je n’ai pas la force mentale.

Quant à l’identité musicale du label, c’est de la house « leftfield », c’est un grand écart de nos deux influences : jungle, electronica, house, breakbeat… C’était de la musique plaisir. On n’avait pas la volonté de sortir des bangers, des sons taillés pour être repris dans tous les clubs. On invitait des gens, qu’on connaissait depuis MySpace. Mais depuis le confinement, c’est plus ou moins en stand-by. On va essayer de sortir de nouveaux sons petit à petit.

Quels sont les gros projets artistiques actuellement dans les cartons ?

Mon gros projet c’est de ramener mes 2000 à 3000 vinyles de jungle de chez ma mère et de les réécouter. Ils dorment dans un grenier à Périgueux depuis presque vingt ans. Je dois réécouter ce que j’ai acheté pendant 10-15 ans, peut-être que j’en ferai quelque chose… Cela fait 18 ans que je ne les ai pas écoutés. Ce sera une confrontation avec mon histoire !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *