Les « initiatives transversales » de Talitres et son événement de rentrée

Label bordelais reconnu au sein de la scène musicale, Talitres cultive depuis 2001 une identité et une ligne artistique singulière dans le champ culturel contemporain. C’est notamment son fondateur, Sean Bouchard – avec qui nous avions échangé au début de la pandémie en 2020 -, qui a l’habitude de partager sa vision et ses diagnostics sur l’état du paysage artistique actuel. À l’occasion de la tenue de Talitres In Wave ce samedi 17 septembre au MADD, nous lui avons reposé quelques questions. À la fois pour faire le point deux ans après nos échanges, comprendre en quoi l’approche du label Talitres a évolué depuis la pandémie de COVID-19, et en savoir plus sur l’organisation de cet événement de rentrée.

Le Type : Comment la vision de la scène culturelle et de l’industrie musicale de Talitres a évolué depuis le Covid ? Quels changements la période que nous avons traversé a apporté à un label comme le vôtre ? De la même manière, votre relation avec les artistes a-t-elle évoluée à l’aune de cette période ?

Sean Bouchard : La récente période a chamboulé nombre de choses. Mais en tant que structure indépendante, œuvrant au sein de l’industrie musicale, et naissant à l’orée des années 2000, n’avons-nous pas toujours connu la crise ? La pandémie fut dévastatrice pour nombre de structures et nombre de personnes, mais si les bonnes questions sont posées, une crise peut également devenir structurante. Il faut se donner les moyens qu’elle le soit. Faire que les belles paroles ne restent pas lettre morte et qu’elles puissent engendrer des actions concrètes, plus éthiques, plus durables, plus humaines. Elle a renforcé chez nous notre envie de porter plus loin encore les projets que nous défendons, la persuasion que nos artistes et nos actions sont essentiels.

Les événements récents nous ont incité à recentrer certaines pratiques et démarches : notre imprimeur est désormais situé à Bordeaux, nous nous détournons des commerces en ligne bon marché pour ne privilégier que les commerces de proximité (papeterie, fournitures diverses,) et ainsi créer du lien local. Conséquence directe de la pandémie, le processus de fabrication des vinyles a été mis à mal il y a deux ans. Là encore l’attitude méprisante des plus importantes usines de pressage nous a obligé à prendre le taureau par les cornes : devenir co-propriétaire d’une presse manuelle que nous mettons à disposition de Vinyl Records Makers à Châtellerault, ce qui nous permet de maitriser davantage nos outils de production. Le mépris peut rendre service.

Le catalogue de Talitres est constitué de nombreux groupes internationaux, issus de différents continents. Il ne convient en aucun cas de se détourner d’eux mais il a été indispensable de mener une réflexion quant à la nécessité de collaborer davantage avec des projets français : proximité, logistique moindre, transports réduits, réactivité… et sans cesse essayer de rester proche des artistes que nous accompagnons, les guider, les épauler.

Le samedi 17 septembre, vous organisez donc Talitres In Wave : d’où est venue l’idée de proposer cet événement ?

Symboliquement, cet événement prend corps sur un terrain de jeu. Le terrain de basket dressé dans la cour d’honneur du Musée des Arts Décoratifs et du Design (MADD) à l’occasion de l’exposition Playground – Le design des sneakers. En décembre 2020, la pandémie traîne sa longue cape de restrictions, et vagues après vagues la situation reste durablement figée : les sorties d’albums sont bouleversées, les tournées de nouveau reportées ou annulées, les artistes internationaux cantonnés sur leur territoire.

Les musicien·nes ne sont plus sur scène, il s’agit de trouver une alternative à leur représentation publique. Pochettes de vinyles sous le bras, nous organisons des expositions éphémères à travers Bordeaux, au gré des promenades, des rencontres et des envies. Le terrain de basket nous tend les bras, nos pochettes s’y installent et nous commençons quelques clichés. Carine Dall’Agnol (chargée de communication du musée) vient me voir, nous discutons, échangeons avec l’idée de prolonger cette rencontre et d’entamer des réflexions quant à une possible collaboration. Dont acte ! Nous prenons rendez-vous avec Inès (chargée de communication de Talitres, ndlr) quelques mois plus tard et débutons l’envie de mettre en place un événement ensemble.

Il me semble nécessaire de créer des ponts avec des structures d’autres champs culturels

Sean Bouchard

Au-delà, cela fait de nombreuses années qu’il me semble nécessaire de créer des ponts avec des structures d’autres champs culturels. Ne pas se cantonner aux acteur·ices de l’industrie musicale mais initier des initiatives transversales, pousser des portes, engendrer des collaborations entre acteurs ayant des envies et des philosophies communes.

Comment a-t-il été construit ? Quelles relations et partenariats ont été noué en vue de sa confection ?

Un tel projet ne se construit pas seul. Nous pouvons en être à l’initiative mais pour le porter au mieux il faut des partenaires et d’autres forces vives. Le Musée des Arts décoratifs et du Design en premier lieu bien sûr, emballé par l’idée, qui nous a ouvert ses portes. Le soutien indispensable de toute l’équipe de Musiques de Nuit qui maitrise beaucoup mieux que nous les problématiques techniques et logistiques liées à l’organisation d’un tel événement.

Le cadre dressé, la musique et l’artistique est notre motivation première et le cœur de notre métier. Il y a bien sûr cette volonté de rendre hommage à ce formidable duo qu’est Maxwell Farrington & Le SuperHomard (et aux trois musiciens qui les accompagnent sur scène). Leur musique nous habite depuis deux ans désormais, il convenait de leur donner l’écrin fidèle à l’élégance de leurs compositions. L’histoire vécue avec eux est encore courte et pourtant le sentiment est là que cet accompagnement est déjà durablement inscrit, et que d’autres belles pages s’inviteront. Nadine Khouri est une très récente signature (son album Another Life ne parait que le 18 novembre prochain) mais là encore l’engouement suscité par sa musique et son univers ne pouvaient qu’engendrer cette invitation.

Nous souhaitions également donner une autre envergure à cet événement, au-delà des concerts, proposer des rencontres croisées, des discussions. Ainsi la veille, le vendredi à 17h00, aura lieu sur les marches de la cour une invitation destinée aux étudiant·es (et à toute personne souhaitant y assister) pour qu’ils puissent découvrir les coulisses du projet, nos partages d’expériences, nos points communs, patrimoine et spectacle vivant. Le samedi, à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine, une visite de l’exposition Nanda Vigo, l’espace intérieur et des collections de design en présence des musicien·nes, et diverses rencontres.

Quels liens Talitres entretient avec les autres acteurs de la scène culturelle locale ? Tu nous parlais en 2020 d’une initiative pour solidariser des projets locaux, où est-ce que ça en est ?

Nous sommes chacun·e accaparé·es par nos quotidiens, nos problématiques journalières, une logistique chronophage et une nécessité de nous projeter à court, moyen ou long terme. Impératifs qui nous cantonnent, nous réduits aussi parfois. Il est indispensable de mener de front des projets d’entreprise qui nous sont propres et œuvrer pour le collaboratif. C’est une gageure.

Nous avons trouvé au sein du 12, place de la Victoire, (nous partageons nos locaux depuis quasi 20 ans avec les labels Vicious Circle et Platinum) un mode de fonctionnement vertueux. Nous avons chacun des projets singuliers mais des envies communes. Des catalogues nécessairement différents mais de fortes aptitudes à collaborer, à s’entre-aider, à se soutenir et à se conseiller. C’est rare : nous faisons tout pour le préserver. 

J’ai eu la chance de rencontrer Patrick Duval de l’association Musiques de Nuit il y a de cela plus de 15 ans. Patrick a été sensible à l’esthétique du label, à l’implication humaine, et soutient, dès lors, le plus largement possible nos productions : concerts en différents lieux bordelais, puis au Château Palmer en préfiguration de l’ouverture du Rocher de Palmer, depuis au sein de ce même Rocher.

Nous avons tenté de structurer différents producteurs indépendants locaux pendant la pandémie (labels, éditeurs de livres ou des bandes dessinées, vignerons bio, brasserie artisanale, etc…). Là encore, à travers cette initiative, l’idée était d’échanger, de partager nos problématiques et d’avoir un projet commun, une Cagette Culturelle au sein de laquelle chacun pouvait proposer une œuvre, une production. L’idée est belle, elle joue sur le local, sur la proximité, sur l’envie d’aller vers le public, de croiser les réseaux, les savoir-faire et les compétences. L’idée est belle mais elle nécessite un suivi régulier, une implication forte. Elle est à ce jour en veille mais pas tout à fait endormie, elle nous tient beaucoup à cœur.

On avait aussi évoqué à l’époque la question de la concentration croissante au sein de l’écosystème culturel, en France notamment : comment observes-tu les évolutions à ce niveau-là ? Les rachats se poursuivent…

Il suffit de regarder l’évolution des marchés, et plus spécifiquement du marché de la musique pour comprendre que cette tendance à la concentration tant redoutée est bien réelle, et a sans doute tendance à s’accentuer. Les aides gouvernementales ont permis de tenir à flot de nombreuses structures pendant la crise. Il reste que beaucoup sont fragiles et très certainement la proie de plus grands groupes.

Défendre l’émergence au sein d’une industrie plus resserrée est une nécessité absolue.

Sean Bouchard

Défendre l’émergence au sein d’une industrie plus resserrée est une nécessité absolue. Porter le plus loin possible des projets qui n’auraient pas droit de parole ou d’exposition s’ils n’étaient pas soutenus pas des indépendants. Concentration des pouvoirs et des médias, prédominance d’une poignée d’artistes sur l’ensemble du marché, industrialisation de certains festivals, programmation molle et consensuelle qui écarte toute prise de risque, rachat de ces mêmes festivals par des fonds de pension ou des multinationales non issues du milieu. La liste est longue. Mais plus la liste se rallonge plus la motivation est renforcée et plus la fierté décuplée. Il faut garder la main et rester maitre de notre avenir.

Il demeure qu’en France les aides publiques permettent à l’indépendance de porter des projets singuliers et exigeants, je doute qu’il en soit de même dans certains territoires proches ou limitrophes. En cela, il faut rendre aussi hommage à la politique de la Région Nouvelle-Aquitaine qui a su accompagner les acteurs·ice, durablement et de façon diablement constructive.

En 2022, tout comme en 2020 : les indépendants toujours moteur de la création et de la diversité artistique ?

Oui et il est important qu’ils le restent. Il est essentiel qu’ils conservent une certaine forme d’intransigeance constructive, qu’ils évitent de ne se faire aveugler par les paillettes ennuyeuses de l’industrie musicale. Nous ne sommes pas des lapins paniqués la nuit par les phares d’une voiture. Certaines propositions sont des leurres, certaines tentations non-bienvenues. Nous ne sommes pas là pour gagner des parts de marché mais pour accroitre la visibilité de nos artistes, pour leur permettre de créer dans la plus grande sérénité, de faire suffisamment de cachets pour qu’ils puissent acquérir le statut d’intermittent. Sans doute est-ce très simple, sans doute est-ce aussi formidablement complexe.

Quelles sont les actualités à venir pour Talitres ?

Nous sommes perpétuellement à la recherche de nouveaux artistes. Ces nouvelles découvertes qui nous motivent et nous permettent d’aller de l’avant et d’entreprendre plus encore. Les véritables coups de cœur ont toujours été rares, les années s’écoulant sans doute encore un peu plus. L’exigence, maître mot, est plus que jamais d’actualité. Mais la jeune création est motrice et si parfois les nouveaux venus tardent, ils arriveront.

Outre l’album de Nadine Khouri, nous pensons éditer cet automne deux vinyles 10 pouces de Flotation Toy Warning (EP initialement édités en CD avant même la parution de leur premier album). L’idée là est de jouer sur la rareté, ils ne seront disponibles que via notre boutique en ligne ou via Bandcamp. Un nouvel album des Apartments est également attendu pour l’année prochaine, puis Raoul Vignal dont leur dernier album continue de chavirer nos nuits. Thousand nous l’espérons. Idaho nous y croyons encore. Les géorgiens d’Eko & Vinda Folio.

L’idée également est que cet événement ne soit pas ponctuel. Il y a d’autres lieux à explorer, de nouvelles configurations possibles, de nouvelles idées à venir…

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