Faut-il quitter X en tant que structure culturelle ? Quelles alternatives existent face aux algorithmes qui enferment dans des bulles ? Comment l’IA va-t-elle transformer le paysage musical ? Entretien avec David Pucheu, fondateur du label bordelais Banzaï Lab et maître de conférence à l’Université Bordeaux Montaigne en sciences de l’information et de la communication.
En plus d’avoir fondé en 2008 le label bordelais Banzaï Lab – dont il est toujours président –, David Pucheu est maître de conférences en Sciences de l’Information & Communication à l’Université Bordeaux Montaigne. Ayant beaucoup travaillé sur le capitalisme des plateformes numériques en relation avec les industries culturelles, il pose un regard critique sur les dévoiements du monde digital contemporain et ses impacts sur le secteur culturel. Nous lui avons posé quelques questions à l’aune de l’actualité internationale et des dérives de certains grands patrons de la tech étasunienne.
Le Type : Comment analyser l’exode de la plateforme X d’un certain nombre d’artistes, de structures culturelles et de médias la période ?
David Pucheu : Ce départ n’est pas un événement. On en parle beaucoup aujourd’hui car c’est désormais affiché au grand jour ; Elon Musk est au pouvoir avec Trump. On assiste à une dérive réactionnaire aux États-Unis. Mais la dynamique de cette dérive de la tech était déjà en place, depuis que Musk a racheté Twitter/X.

Retirer la modération de ces plateformes, voilà où ça nous mène. La sacralisation de la liberté d’expression permet de légitimer toutes les dérives, de laisser courir des discours qui théoriquement ne devraient pas avoir leur place sur ces réseaux sociaux.
On assiste à une guerre idéologique. Par la voix de ces acteurs, les États-Unis imposent leur vision de la liberté d’expression. Celle du premier amendement de leur constitution : tant qu’il n’y a pas de trouble à l’ordre public, chacun·e est libre d’exprimer ses idées comme il ou elle l’entend. Or, ce n’est pas du tout notre vision : nous interdisons les discours qui appellent à la haine, notamment raciale.
Que les structures culturelles se positionnent par rapport à ce phénomène, c’est normal. Néanmoins, X n’est pas le centre de la culture. Les autres réseaux sont plus souvent utilisés. Avec Banzaï Lab, nous n’avons par exemple quasiment jamais utilisé Twitter/X.
Il y a un débat au sein de nombreuses rédactions de médias en France sur le fait de rester ou non sur X/Twitter. Beaucoup ont finalement quitté la plateforme, bien que certains hésitaient, indiquant qu’après tout, alimenter ce réseau avec des contenus utiles et d’intérêt public était une de leur mission… Qu’en penses-tu ?
Effectivement, si toutes les personnes de bonne volonté désertent X, un phénomène de polarisation va s’amplifier. Il y a des initiatives vertueuses sur ces plateformes. Prenons l’exemple de la chaîne Curieux. Elle est particulièrement suivie sur TikTok par des millions de personnes. Elle est aussi sur X. C’est une chaîne qui a été construite par les acteurs et actrices de la médiation scientifique et industrielle.
Il y a un intérêt à ne pas forcément quitter des plateformes comme Twitter / X, mais plutôt de les investir pour lutter contre la bêtise de certains discours.
David Pucheu
Sur leurs réseaux et leur site, Curieux propose des mini-contenus de science vulgarisée. Et c’est fait de manière très intelligente, en s’appuyant sur des personnalités du monde de la recherche. Il est intéressant de constater que des structures scientifiques ont pris la décision de se positionner sur ces réseaux sociaux, pour proposer des contenus de qualité, instructifs et sérieux. Cette décision montre bien l’intérêt de ne pas forcément quitter ces plateformes, mais plutôt de les investir pour lutter contre la bêtise de certains discours.
Je suis donc assez partagé. Je comprends très bien qu’à titre individuel les gens quittent le réseau X. Mais je trouve problématique que les médias le quittent. Par exemple StreetPress (média d’investigation, particulièrement actif sur la montée de l’extrême droite, ndlr) ; il ne faut pas que ce média parte de X. Son équipe propose un discours alternatif, on a besoin de ce média.

Tu évoquais tout à l’heure le fait que le secteur culturel est davantage présent sur d’autres plateformes que X. Comme par exemple Instagram, TikTok ou Facebook. Quand on y regarde de plus près, ces réseaux sociaux aussi sont problématiques à bien des égards (l’algorithme de TikTok est comparé à du crack en termes d’addiction ; le patron de Facebook a récemment annoncé la fin de la modération sur la plateforme…). Faut-il aussi les quitter par souci de cohérence ?
On ne peut pas les quitter. C’est impossible pour des acteurs et actrices du secteur culturel. Ces plateformes sont vitales en termes de visibilité. On n’existe pas sans elles : on en est complètement dépendant·es.
Prenons l’exemple de Banzaï Lab que j’ai fondé en 2008. On s’est lancés avec MySpace. Et on a suivi tous les mouvements : Facebook, Instagram, TikTok, Twitch… Parfois à contre-cœur, car philosophiquement, on n’est pas en accord avec ces géants du web.
Par ailleurs, on a vu s’opérer des changements dans l’utilisation de ces plateformes. Avec les changements d’algorithmes, nos activités ont vu leur visibilité se réduire. De là, on a commencé à sponsoriser des publications. Ce système est pervers, mais on ne peut pas s’en passer.
Quelles alternatives le secteur culturel et artistique peut-il explorer pour s’extirper de ce système pervers ?
Il existe certaines alternatives, comme Mastodon, mais ça concerne surtout le secteur de l’information à mon sens. C’est d’ailleurs à ces acteur·ices de l’information de se positionner clairement : ils et elles en ont le devoir. Nous, on va chercher les fans là où ils et elles sont.
X par exemple n’est pas vraiment un outil de promotion culturelle. C’est plutôt un média d’information. L’essentiel des fanbases du secteur culturel est plutôt sur des réseaux comme Facebook ou Instagram. Des initiatives émergent aussi sur des plateformes de blockchain, qui permettraient de contrôler nos données.
On ne va pas aller sur un réseau social où personne ne va nous écouter.
David Pucheu
Le problème c’est le modèle d’Internet : c’est celui de la convergence des utilisateur·ices, ou ce qu’on appelle « les effets de réseau ». Aujourd’hui, les structures culturelles ne peuvent pas ne pas aller sur Meta, car les gens y sont. Tout le monde est sur Instagram. C’est pareil pour TikTok. Même si les algorithmes sont vraiment détestables. L’alternative sera là où les utilisateur·ices convergeront. On ne va pas aller sur un réseau social où personne ne va nous écouter.

Tu évoques le fait que les acteur·ices du monde de l’information doivent se positionner sur l’utilisation des plateformes, mais qu’en est-il du secteur de la culture ? Quelle est sa responsabilité dans la période actuelle pour tracer des perspectives plus enthousiasmantes et alternatives sur ces questions du numérique ?
C’est dans l’espace public qu’on a un rôle à jouer. Pas sur les réseaux sociaux. Puisque les algorithmes fonctionnent en silo, on ne parle qu’à des personnes déjà convaincues. C’est assez pervers : ce phénomène renforce les idées de chacun·e.
Quel est le principe de tous ces réseaux ? C’est qu’en toute probabilité statistique, ils nous amènent ce que l’on veut croire. Ce qu’on veut imaginer ou consommer.
On ne voyait pas la médiation algorithmique venir. Elle est devenue le chou gras des géants du web.
David Pucheu
Comment sortir de ces logiques de bulles et de zones de confort ? Au-delà de l’espace public, la technologie peut-elle jouer un rôle à ce niveau ?
Elle en avait toutes les potentialités. Quand MySpace est apparu en 2003, on s’est dit qu’il s’agissait d’un outil de décentralisation, qu’on allait pouvoir être en direct avec les gens. On ne voyait pas la médiation algorithmique venir. Elle est devenue le chou gras des géants du web.
Ces géants ont exproprié nos données, car ils ont une boulimie informationnelle. Ils nous poussent à produire du contenu, de la donnée, comme des zombies. Aujourd’hui, on a des intelligences artificielles qui fonctionnent grâce à ces années de travail de nous, utilisateur·ice du web. Je ne vois donc pas d’espoir de ce côté-là. Par contre, on peut avoir un vrai impact sur notre territoire, dans l’espace public, pendant nos événements. C’est là qu’est notre champ d’intervention politique.
Quelle va être selon toi l’influence de l’IA pour le secteur culturel et artistique ?
Ce qui se profile est énorme. Avec Banzaï Lab, on a déjà utilisé une IA pour réaliser un clip d’Al’Tarba et de Senbeï par exemple. Il s’agit d’ un film d’animation qui dure 5 minutes. C’est assez extraordinaire car le même clip nous aurait coûté des millions d’euros il y a dix ans.
Ça pose malgré tout plusieurs questions, car ces IA pillent les données de la toile sans rien demander pour produire leur contenu. En musique, les IA sont entraînées avec la plupart des morceaux qui sont sortis sur la toile.
La façon dont l’IA va changer le statut et la valeur de la musique va être monumentale. Exactement comme la M.A.O (musique assistée par ordinateur, ndlr). Ou aussi comme le disque l’a fait d’ailleurs. Avant le disque, il n’y avait que de la représentation scénique. Tout d’un coup, avec le disque on peut fixer la musique, en l’enregistrant en studio. Ça change considérablement la donne. La MAO a aussi révolutionné la musique de manière incroyable. Un grand nombre d’amateur·ices ont pu atteindre un statut professionnel grâce à ces progrès. Ce processus a donc démocratisé la musique. Et en même temps, le même phénomène fait perdre la valeur de la musique. Plus il y a de production musicale, moins il y a de la valeur
Avec l’IA, on peut s’attendre à une déferlante de contenu produit artificiellement sur internet. Ça va être incroyable et incommensurable. On a du souci à se faire. Pour Banzaï Lab, ce n’est pas forcément un problème. Nous avons déjà un catalogue, nous avons beaucoup produit, avec des albums, de nombreux·ses artistes. Mais je me mets à la place d’un label émergent qui voudra se lancer dans ce contexte, par exemple en musiques électroniques – car ce sont ces esthétiques là qui vont être le plus impactées. Pour ces acteur·ices émergent·es, ça risque d’être compliqué à l’avenir.