Fils du Béton, le corbeau de Bordeaux

Hommage à Fils du Béton, rappeur bordelais récemment décédé. Rencontré par Clément Bouillé, Rackam Armand et Sarah Hadrane en 2024 à l’occasion d’un documentaire en cours de tournage, il s’était confié sur son parcours, ses projets ou la scène bordelaise : ses propos sont ici retranscrits.

Le 11 juin dernier, Mehdi Bahri, alias Fils du Béton, s’est éteint à l’âge de 50 ans. Rappeur anticonformiste, beatmaker bidouilleur, capable de coups de sang autant que d’instants de grâce, Fils du Béton fut un membre éminemment important de l’histoire du rap bordelais, qui laisse derrière lui une discographie foisonnante. Il a marqué les esprits par son indépendance artistique, sa rage lucide, et son amour viscéral du hip-hop.

Le Havre, le collectif Khalifrat, sa carrière solo, le post-rap, le rap français, le rap bordelais… Interrogé en octobre 2024 dans le cadre d’un documentaire en préparation sur la scène bordelaise, nous avons choisi de publier une partie de son témoignage, en hommage. Repose en paix Mehdi.

Le Havre et l’arrivée à Bordeaux

Je suis originaire du Havre, une ville ultra bétonnée, rasée pendant la guerre. Là-bas, il y a du béton à en gerber… C’est pour ça que je me suis appelé Fils du Béton. Je suis fils d’Algérien, de cette fameuse main-d’œuvre qui a émigré pour reconstruire après la guerre.

J’ai eu le bac, je suis allé à la fac. J’y apprenais la macro-économie. Mais le soir, quand je rentrais au quartier, je me retrouvais dans une zone de non-droit, hors-système. En comparaison, la fac, c’était hors-sol, un autre monde. Alors j’ai vite abandonné. Vers 20 ans, un gars d’un autre quartier du Havre m’a proposé de venir faire les vendanges du côté de Bordeaux. J’ai dit OK.

Fils du Béton

Le collectif Khalifrat

Quand je suis arrivé à Bordeaux, j’ai rejoint Khalifrat, fondé par Karim avec des gars du quartier de la Benauge. Au début, ils organisaient surtout des concerts. Karim avait fait venir Idéal J à l’époque de « Hardcore », puis Dee Nasty, DJ Pone et JR Ewing… Ensuite, on est sortis des MJC, et on s’est retrouvés dans un local situé rue des Vignes, qui était une ancienne chambre froide. Il y avait encore les crochets pour accrocher la viande… On y était tout le temps, même quand on n’avait pas de chauffage. Des fois, je faisais des beats sur la MPC, j’avais les doigts qui étaient bleus.

À ce moment-là, dans Khalifrat, il y avait entre autres Led-k et les frères Talibé, qui étaient l’exact opposé. Sur scène, tu pouvais avoir Led-K qui faisait « J’m’en bats la race », alors que les Talibé faisaient un son sur la foi religieuse. Et ça me plaisait, parce que c’était représentatif de ce que tu pouvais trouver dans un quartier.

Il y avait aussi Badu et Assima, deux clandestins de la Victoire qui rappaient en arabe. Badu, je le voyais comme le Prodigy algérien. L’algérois, c’est un dialecte très dur, très froid, avec beaucoup de mots français. Il est décédé aujourd’hui.

Il y avait également DJ Kasparov, qui s’appelait comme ça par rapport à l’homme contre la machine. Avec lui, on a des faits d’armes qui sont passés complètement inaperçus. Kasparov, il construisait des beats en direct sur scène avec sa pédale de samples, et moi je rappais dessus. C’était super précurseur.

On trouvait aussi Bilen, qui, au départ, était avec les Kroniker. C’est un personnage hors du commun, qui n’a jamais su se canaliser entre ses influences rap et ragga. C’est un grand pote de Grems. Grems, on n’est pas du même univers, on ne s’est jamais rencontrés. Mais j’ai toujours respecté sa démarche. Il fait sa musique, à sa manière.

Karim, lui, préférait faire de l’organisation de concerts. Un jour, on arrive à faire venir Lunatic à l’époque de la sortie de Mauvais Œil. J’ai trouvé Booba respectueux. Les autres, un peu moins… On jouait en première partie. Résultat ? On a joué pendant une heure et demie tellement on avait la dalle. On a même fini par brûler le drapeau français sur scène… Ce soir-là, on peut dire que l’histoire de Khalifrat a vraiment commencé (rires).

En 2008, cette fois-ci, on arrive à faire venir les mecs de La Rumeur au CAT – qui m’ont un peu déçu humainement au passage. Pareil, on fait la première partie. Sauf que cette fois-ci, sur scène, on a ramené… un coq en laisse ! On a fini par le manger. Pauvre coq, la viande n’était pas très tendre (rires).

Karim connaissait aussi les gars de la Scred Connexion, de la Mafia K’1 Fry… il voulait attendre qu’on soit plus carrés pour sortir des titres, alors que nous, on voulait juste cracher dans le micro. Il y a eu scission à ce moment-là. Et plus tard, Khalifrat finira par splitter à cause des égos (le collectif Khalifrat a vu également évoluer en son sein les artistes Hassan Phoenix, La Craie Amère, DTK, Mambiran, Nosti…, ndlr)

Le collectif Khalifrat

Une année, on avait placardé toute la ville avec un communiqué sur lequel était écrit : « On a kidnappé le hip-hop bordelais : abolition des privilèges pour les fils à papa ! »

Fils du Béton

Le rap bordelais et ses divergences

Je suis un dinosaure du futur, un acteur fameux de ce soi-disant mouvement du rap bordelais. A l’époque y avait Sho, ou encore les Kroniker qui ont notamment collaboré avec Triptik. Il y avait aussi Da 10Keus, Lorenzo, Hustla, Booba Boobsa, sûrement l’un des meilleurs MC que j’ai vu à Bordeaux… Mais c’était très centre-ville. Et nous, on sentait qu’on était un peu boycottés. On n’avait pas leurs codes, qui étaient très américains. Et on était peut-être trop violents pour eux (rires). Les concerts, c’était au Nautilus, la Rock School Barbey, le Krakatoa… Mais pareil, on n’était pas dans les petits papiers. 

Aux furies hip-hop, qui était une sorte de mini-festival rap qui avait lieu chaque année à Barbey, une année, on avait placardé toute la ville avec un communiqué sur lequel était écrit : « On a kidnappé le hip-hop bordelais : abolition des privilèges pour les fils à papa ! » Dessus, Led-K portait un keffieh… On avait fait jouer les Talibé, avec des instrus de musique sénégalaise, c’était intéressant. Mais à la fin on est montés sur scène, et on a commencé à insulter tous les autres qui étaient présents… Philippe Gomis, l’organisateur, m’a dit : « Mais pourquoi vous avez fait ça ? » Ce fut la première et la dernière fois qu’on a pu y participer.

Une autre fois, Da 10Keus avait organisé une soirée. Alors que c’est pas prévu, Alassane monte sur scène, et demande à DJ Djam-L de balancer une instru pour lancer un clash. C’était hip-hop dans l’esprit. Da 10Keus n’est pas d’accord, mais on le fait quand même. Quand c’est à son tour de répondre, il balance une insulte. C’est parti direct en bagarre… Alassane avait une colère en lui, là elle s’est manifestée de la mauvaise manière. Mais quand il l’exprimait de façon artistique, c’était fort. 

Lorenzo, je respecte sa science du hip-hop, on avait des rapports cordiaux. Mais je sentais qu’à chaque fois que j’allais chez Strictly (shop dédié à la culture hip-hop à Bordeaux depuis 1997, ndlr), il restait un peu méfiant. J’ai jamais vendu de CD chez lui. Par contre j’en avais mis chez OCD rue Sainte Catherine, le mec me disait : « ça n’arrête pas de se vendre ! ».

Fayçal, c’est un gars très gentil. Il habitait près de la rue des vignes à côté de notre local, il arrivait de Blaye. Il y avait des similitudes entre nous. Les gens le trouvaient très poétique. Moi je le trouvais un peu trop consensuel. Un gamin de Clichy-sous-Bois qui dit « je fais de la thune sous la lune », elle est là la vraie poésie. Mais à son échelle, Fayçal est très respecté pour ce qu’il fait, dans le milieu du rap indépendant.

Fils du Béton

Fils du Béton : hip-hop pour le peuple

Au début, dans Fils du Béton, on était plusieurs. Moi je m’appelais S.E.F., pour Sédition en France. Y avait Delfo et Morti — qui est dans l’humanitaire maintenant, avec une asso qui s’appelle Diamant des Cités, en référence à mon morceau « Diamants du ciment ». Parce que des mines les plus obscures, on peut extraire des diamants…

Mon style, j’appelle ça du « post-rap ».

Fils du Béton

Laurie, le gars de la MJC nous a prêté cette fameuse chambre froide pour y faire un studio, il avait une MPC dans un carton. Je l’ai sortie, et j’ai commencé à faire du son avec des samples, de façon complètement instinctive, sous le nom de 7-6 OS. À l’époque, les gens étaient très révérencieux. Il fallait que les beats sonnent comme ceux de Pete Rock et DJ Premier. Comme ce que faisaient DJ Steady et Lorenzo à Bordeaux par exemple. Ce qui était très bien fait par ailleurs. Nous, on n’en avait rien à foutre des codes. La Rumeur avait fait un son qui s’appelait : « Les bronzés font du rap ». Nous c’était : « Les cassos font du son » (rires).

Mon style, j’appelle ça du « post-rap ». Le Havre, c’était une ville rock avec pas mal de skinheads… Là-bas, j’ai connu une figure du grand banditisme. Il dansait sur du U2, il écoutait The Cure… On écoutait tous ça. C’est pour ça que j’avais aucun scrupule à aller vers des samples un peu plus rock. Sur une prod j’avais notamment réuni Lou Reed et Nico, le couple infernal, grâce à des samples. Mais comment le rap français peut appréhender ça ? On parle souvent des Svinkels. Mais le truc le plus punk qui a existé dans le rap français, c’est nous. Dans l’état d’esprit rien à foutre.

Mon premier album, c’est Fondation. Sur la cover, on pouvait voir les ruines de ma tour. Je le vendais sur le marché de Saint-Michel. C’était gravé à la main, avec des pochettes photocopiées. Je suis un grand fan de science-fiction, l’album s’appelle Fondation par rapport à Isaac Asimov. Mon premier street CD s’appelait La sentinelle. C’est une nouvelle d’Asimov qui a engendré 2001 : l’odyssée de l’espace. 

J’en ai sorti un autre qui s’appelle Hip-hop pour le peuple. Moi, je suis de l’époque Afrika Bambaataa. Même si entre-temps, j’en suis revenu depuis qu’on a appris qu’il violait des petits… C’était l’époque des block party en réaction à l’environnement, à la misère sociale, à la violence… ça aussi, j’en suis revenu. Récemment, j’ai dit : « Nique sa mère le peuple, qu’il retourne à son coma ». Quand je réécoute mon morceau « Justice En Banlieue », je me dis que j’étais bien naïf. 

J’ai sorti deux Prélude à National, avant un album que j’ai jamais réussi à faire. Sur l’identité nationale, sur le conflit nord/sud, sur le rapport de la France avec ses anciennes colonies, la France et l’islam…l’album, il est disséminé à droite et à gauche dans quelques titres. Mais j’ai jamais réussi à le faire. Si j’avais réussi à faire ce disque, peut-être que j’aurais pu aller un peu plus loin.

On avait une expression : « à la nik musik ». À l’époque j’étais dans une frénésie… Peu importe les moyens, fallait que je crache. C’était la plume dans l’abcès.

Fils du Béton

Je ne pourrais pas te dire exactement combien de projets j’ai sorti. Environ une quarantaine peut-être. On m’a dit que j’avais des droits SACEM… je ne me suis jamais inscrit. Là, j’ai 179 sons sur Spotify. Y’en a pas un qui a dépassé les 1000 écoutes… sauf un. J’ai une trend TikTok, sur laquelle on m’a fait disparaître. J’avais fait un remix du morceau « I Follow Rivers » de Lykke Li pour un son qui s’appelle « Le Dernier Rappeur Vivant ». Les gamins ont repris le son, mais sans mes paroles (rires).

On avait une expression : « à la nik musik ». À l’époque j’étais dans une frénésie… Peu importe les moyens, fallait que je crache. C’était la plume dans l’abcès. Pour l’anecdote, on est allés voir les mecs de Globe Audio Mastering pour faire masteriser un de nos premiers projets. Quand ils ont regardé le truc, ils m’ont dit : y’a un problème les gars, vous avez enregistré en mono (rires). Du coup on l’a sorti comme ça. Mais moi, j’ai toujours aimé ça. Le côté à l’arrache. C’est hip-hop. C’est pour ça que je préfère les mixtapes plutôt que les albums d’ailleurs.

En rap français, je kiffais bien Médine à ses débuts. Quand il était avec le groupe Ness & Cité. Je le respecte parce qu’il vient du Havre. Mais maintenant il met en scène ses gamins dans ses storys… Je vois le côté positif de la chose. Il veut dédiaboliser, montrer ce qu’est une famille musulmane moderne. Je ne peux pas le lui reprocher. Mais là-dedans, quelle est la part de narcissisme ? Quelle est la part commerciale ? Comme Kery James, pour moi, ce sont des rappeurs du système : le système a besoin d’une forme de contestation intégrée.

Gros respect également pour Alassane Konaté de Din Records (le label de Médine, ndlr), il est dans les hautes sphères maintenant. D’ailleurs, pour l’anecdote, Din Records, ça a été créé par le frère d’Alassane Konaté, Samba, qui s’appelait Samb. Il avait sorti un album que tu ne trouveras nulle part : il l’a fait disparaître parce que maintenant il est à fond dans la religion.

Je ne suis pas un mec de réseau. Tu prends mon téléphone, il n’y a personne du rap.

Fils du Béton

La seule personne que j’ai trouvée vraiment intègre dans ce milieu du rap c’est Casey. On a fait deux morceaux ensemble, qui sont restés dans les trous du cul de nos ordinateurs. Et je lui en ai jamais reparlé. Même quand j’ai fait sa première partie, j’avais trop de fierté. Faire ce genre de démarche, ça m’arracherait trop le cœur… Je ne suis pas un mec de réseau. Tu prends mon téléphone, il n’y a personne du rap. C’est une des raisons pour lesquelles ça n’a jamais vraiment décollé… Mais grand respect pour Casey. Elle était authentique, sincère, droite dans sa démarche, contrairement à d’autres que j’ai pu croiser. 

Fils du Béton
Crédit photo : Sarah Hadrane

Avec Khalifrat on a tout connu : la prison, l’HP, la fraternité, l’amour de la musique… On vivait ça tous les jours. On était hors-système. C’est à la fois une histoire de rap et une histoire de vie.

Fils du Béton

Aujourd’hui, internet a changé la donne. Avant fallait aller jusqu’à Paris, c’est là où tout se passe. Moi j’ai jamais eu la foi de faire tout ça. Et malheureusement, je n’ai pas créé assez d’engouement pour que les gens viennent à moi.

Par exemple, rien qu’hier il y avait un gros concert de rappeurs bordelais à côté de chez moi. Et bien personne ne m’en a parlé. J’ai jamais été contacté par les autres pour faire des premières parties ou des festivals. Je ne sais pas ce que je leur ai fait. En même temps, des gens se sont brûlés les ailes à notre contact.

Avec Khalifrat on a tout connu : la prison, l’HP, la fraternité, l’amour de la musique… On vivait ça tous les jours. On était hors-système. C’est à la fois une histoire de rap et une histoire de vie.

  • Propos recueillis en octobre 2024 par Clément Bouillé, Rackam Armand et Sarah Hadrane