Portrait de Nicolas Caraty, le seul aveugle guide de musée en France. Depuis 20 ans, il mène des visites au musée d’Aquitaine de Bordeaux. Histoire d’un « parcours qui transcende les préjugés ».

Cet article s’inscrit dans le cadre de la série d’articles Focus : Culture & handicap. La série a été rendue possible grâce au soutien du dispositif Adaptathon.
Crédit photos : Maud Rieu
Canne blanche à la main, Nicolas Caraty pose les bases dès le début de la visite. « Vous avez remarqué que je suis un peu différent. J’ai toujours cet objet avec moi, est-ce que vous savez pourquoi ? » Parmi la quinzaine d’élèves de CE1 d’une école de Pessac, assis devant une reconstitution d’une scène de la préhistoire un matin de juin au musée d’Aquitaine, quelques mains se lèvent en silence. « J’imagine que vous avez levé la main mais avec moi, ça ne fonctionne pas, enchaîne Nicolas Caraty. Si j’ai une canne blanche, c’est que je ne vois pas. Alors pour une fois, vous avez le droit de parler sans lever la main pour poser vos questions, mais pas toutes et tous en même temps. On essaye de se respecter. Et si ça ne fonctionne pas, attention : je peux aussi taper avec ma canne ! »
La blague est suivie d’un blanc avant que des mains se lèvent à nouveau. Casser les habitudes des enfants prendra quelques minutes. Il en faudra presque autant pour qu’ils et elles arrêtent d’observer Nicolas Caraty avec insistance dès qu’il se déplace, comme un objet incongru capable, du bout de sa canne blanche, d’éviter chaque obstacle et d’orienter le groupe dans les allées.

Une histoire de rencontre
« Pendant les visites, il y a toujours quelqu’un qui veut m’aider. Ça part d’un bon sentiment et c’est logique. On a plus l’habitude de guider un non-voyant que d’être guidé par un non-voyant » résume, plus tard, Nicolas Caraty. En 2004, il a rejoint l’équipe des médiateur·ices du Musée d’Aquitaine, en plein cœur de Bordeaux. 21 ans plus tard, il reste connu comme « le seul aveugle guide de musée de France ».
« Disons que son expérience n’a pas inspiré d’autres musées, déplore Christian Block, conservateur à l’origine de l’arrivée de Nicolas Caraty au sein de l’institution bordelaise. C’est dramatique et ça montre qu’il y a encore un tas de préjugés à combattre… » L’embauche du guide au musée d’Aquitaine est avant tout une histoire de rencontre avec ce conservateur qui dû affronter ses propres idées reçues et celles de ses collègues avant d’en arriver à cette évidence : oui, il est possible de commenter des œuvres sans jamais les avoir vues. « Il m’est arrivé de parler d’objets devant des vitrines vides : on avait oublié de me dire qu’ils avaient été déplacés. » rigole Nicolas Caraty.

Des 3 Suisses au musée
En 2004, il a alors 32 ans dont une vingtaine passée sans voir, en raison d’une malformation congénitale. Il a surtout derrière lui un parcours professionnel déjà riche : après une formation d’accordeur de piano, puis quelques années à travailler pour une association qui créait des expositions pour des déficients visuels, Nicolas Caraty s’est formé à l’informatique et a rejoint les 3 Suisses, marque de vêtements connue pour ses énormes catalogues. « J’étais conseiller clientèle par téléphone, et je formais aussi des non-voyants sur toute la France. C’était un vrai défi. »
J’ai vu en Nicolas une vraie intelligence et aussi toute la violence du handicap : une intelligence figée dans la perception des autres.
Christian Block (Conservateur au Musée d’Aquitaine de Bordeaux)
Au début des années 2000, Christian Block travaille déjà au Musée d’Aquitaine où une réflexion est menée pour accueillir des salarié·es en situation de handicap. « On voulait embaucher quelqu’un au standard. C’était une solution de facilité, qui répondait à une ignorance. » Grâce à l’Unadev, l’union nationale des aveugles et déficients visuels, il rencontre Nicolas Caraty. « Quand je l’ai vu, j’ai été épaté par sa technicité. Il était capable de naviguer dans le catalogue des 3 Suisses, de donner des renseignements aux gens sur des objets. Les personnes au téléphone ne se rendaient pas compte qu’elles discutaient avec une personne non-voyante : il se faisait engueuler autant que les autres (rires). J’ai réalisé que le but n’était pas d’accueillir pour faire du quota, mais d’accueillir pour gommer la différence et la dépasser. J’ai vu en Nicolas une vraie intelligence et aussi toute la violence du handicap : une intelligence figée dans la perception des autres. »

Prise de risques
Christian Block suggère alors de proposer un autre poste à Nicolas Caraty. « Évidemment on m’a dit « mais que veux-tu qu’il fasse ». Il y avait une limite et des peurs : comment gérer une personne non-voyante en dehors d’un métier robotisé dans lequel la personne ne va pas se mettre en danger. » Soutenu par François Hubert, le directeur du musée, Christian Block propose Nicolas Caraty comme médiateur culturel. D’abord en stage, avant qu’il ne soit embauché quelque temps plus tard.
« C’était une vraie prise de risque : une mise en échec aurait été terrible pour lui. Il n’avait pas le profil : en plus d’être non-voyant, il n’avait pas de formation d’historien ni aucune qualification pour ce boulot. » Alors Nicolas Caraty a travaillé. Pour apprendre à se déplacer au cœur du musée qu’il compare à « un labyrinthe de 6000m2 avec des objets partout. » Le guide concède même : « Je me suis vraiment demandé si c’était raisonnable. »
« Je ne sais pas combien de vitrines il a cassé ni combien de fois il s’est perdu, rigole Christian Block. Mais ça a été possible grâce aux équipes qui ont tout fait pour faciliter son travail. Ça a même permis d’améliorer la communication entre nous, d’imposer par exemple le fait que si un conservateur sort une collection, il faut prévenir les guides. »
J’utilise la démultiplication : je me fais raconter une œuvre par plein de personnes. Puis j’en fais une synthèse.
Nicolas Caraty (Guide au Musée d’Aquitaine de Bordeaux)
Démultiplication
Autre question, primordiale : comment parler d’objets et d’œuvres que l’on ne voit pas ? » C’est pas toujours possible de toucher, explique Nicolas Caraty. J’aimerais, mais il faut avant tout préserver le patrimoine. Alors j’utilise la démultiplication : je me fais raconter une œuvre par plein de personnes. Puis j’en fais une synthèse. Ensuite je teste sur le public et je vois comment les gens réagissent face à ce que je raconte. Ça me permet de créer un mix pour arriver à quelque chose d’efficace, qui évolue en permanence. »

L’autre transformation, c’est la prise en compte des besoins des personnes PMR au musée. Il est responsable de ces questions dans le musée. C’est l’enquiquineur en chef quand on travaille une exposition (rires).
Christian Block (Conservateur au Musée d’Aquitaine de Bordeaux)
Une autre approche
Depuis longtemps, la question de la présence de Nicolas Caraty au sein du musée d’Aquitaine n’en est plus une. Mieux, le guide a permis de repenser l’approche culturelle de l’institution. Un parcours sensoriel a été mis en place, dans lequel les œuvres peuvent être touchées voire senties. Autre exemple, l’exposition Chut, proposée aux classes de maternelle et CP, « une visite sonore pour apprendre à reconnaître et évoquer les différents sons de notre passé à travers une sélection d’objets exposés » résume le site du musée. « Chut, c’est une approche qui m’est propre, explique Nicolas Caraty. Être non-voyant, ça m’amène à me poser la question du son. J’aime aborder le musée autrement, c’est un de mes leitmotiv : la différence est une richesse donc j’aime amener une autre approche, autant que possible. »
Christian Block ajoute : « L’autre transformation, c’est la prise en compte des besoins des personnes PMR au musée. Il est responsable de ces questions dans le musée. C’est l’enquiquineur en chef quand on travaille une exposition, il arrive et nous dit « là, avec un fauteuil, ça ne passe pas » (rires). Son rôle est fondamental. »
« Tu sais à quoi on repère la bonne intégration d’un malvoyant dans un service ? »
Son rôle est naturel, surtout. Les CE1 de Pessac ne poseront aucune question à Nicolas Caraty sur sa différence mais ils et elles n’hésiteront pas à enchainer les « Et là, c’est quoi dans cette vitrine ? », écoutant avec attention les réponses du guide qui jamais ne se trompe. Lui se dit tout simplement heureux de ce parcours. « Maintenant, vous pouvez débarquer ici avec une troupe de mal foutus bizarres, ça ne choque plus personne. La diversité est légitime parce qu’on voit qu’on vit mieux quand on se connaît mieux. »
« Les gens étaient hyper – voire trop – vigilants au début » raconte Christian Block, pour conclure. « Petit à petit, ça s’est estompé jusqu’à ce que ça redevienne le foutoir. Un jour Nicolas est entré furieux dans mon bureau, le visage tuméfié après s’être pris les pieds dans des chaises posées au milieu d’une allée. J’ai ri et je lui ai dit : « Tu sais à quoi on repère la bonne intégration d’un malvoyant dans un service ? Au nombre de bleus sur sa tête. » »
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